Point d'accroche 6-3


Lorsqu'elle se réveille, le feu ne claire plus. Par contre, la première gelée de la saison, sous la houlette de la pleine lune, a viré l'herbe au blanc pâle et pourtant, elle sourit.

« Quelle attention ! »

Elle se trouve dans la position où elle s'est endormie hier soir, dos à Josh, mais à la différence près qu'il l'a recouverte du surplus de la peau de bison. Elle peut percevoir sa respiration calme et régulière. Toutefois, la douleur de l'entaille ne manque pas de lui rappeler les sombres événements de la veille. Elle chasse ses pensées néfastes et s'extirpe de l'agréable ambiance de couchage pour raviver les braises. Elle souffle sur ses mains jointes, accompagnée d'une expiration grisâtre. Deux, trois ajouts de petits bois et le tour est joué. Après s'être réchauffée auprès des flammes, elle rejoint le cours d'eau, boit, puis complète sa gourde. Le temps est calme et le ciel bleu ne se voit altéré que par de petits nuages, de-ci, de-là. Elle recule d'un bond en arrière, pour finir assise sur la berge, la mine déconfite.

— Chinkawa !

Le rapace vient de la surprendre, comme parfois, en piquant dans l'eau. Il en ressort avec une truite et la lâche en plein vol. Sa maîtresse la récupère et éprouve des difficultés à la neutraliser. Sa lame met un terme aux gesticulations du poisson, puis elle remercie son compagnon par une imitation parfaite de son cri. Le faucon s'éloigne et semble lui répondre : avec plaisir.

Dans la foulée, le mets se voit traversé de part en part par une flèche, dans la longueur. Grâce à une rapide et habile structure de deux X, de part et d'autre du feu, elle met l'animal à cuire dessus. Elle n'a plus qu'à le tourner de temps à autre. Tandis que le soleil inonde les Grandes Plaines, chassant le froid matinal, Plume-de-Faucon réveille Josh. Il cligne des paupières et grimace, suite à l'intervention musclée de la veille.

— Merci pour la peau de bison, Josh Parson. Je te propose du poisson bien cuit.

Il baille, redresse son tronc, puis flanche et retombe dans sa position initiale. Elle écarte ses cheveux noirs derrière ses oreilles et tend son bras. Il l'agrippe et elle l'aide à se retrouver assis.

— Wow !

L'horizon tangue un instant, puis se stabilise.

— Ça passe ?

Il acquiesce.

— C'est pareil qu'hier, lorsque je suis rentré dans la rivière. Bref, des vertiges.

— Perte d'équilibre, Josh Parson, le médecine man peut t'aider.

Dans le même laps de temps, elle lui passe ses habits qui ont séché grâce au feu. Ni une, ni deux, elle coupe un bout de viande et la goûte.

— Humm...

Sourcils levés, elle est satisfaite de l'état de cuisson. Avec habileté, elle soulève la flèche et rapproche la nourriture de Josh. Juste rhabillé, il utilise le couteau de Plume-de-Faucon et mange un peu. Les souvenirs se bousculent alors dans sa tête. Les cadavres de la guerre, la torture, la ferme familiale, Murdock, Rodgers... Il déglutit avec peine et ne se sent pas le cœur d'aller plus loin.

— C'est très bon, mais j'arrive pas à avaler quoique ce soit.

— Je comprends. Je mange et enroule le reste dans un tissu, tu pourras en prendre plus tard si t'as envie.

Il tente de mettre son chapeau, met la douleur due au choc avec la diligence l'interdit. Inquiet vis-à-vis de cet état de fait qui s'aggrave, il préfère poser son couvre-chef sur sa sauveuse. Surprise, elle se fige et arrête de mâcher progressivement.

— Ça te va bien.

Moins gênée qu'au début de leur rencontre, elle sourit, les yeux vers le haut. Mais son expression vire illico au sérieux. Les regards s'ancrent l'un à l'autre.

— Quoi ?

Elle pose le mets sur la peau de bison et va chercher le long rifle. À nouveau face à lui, à genoux, elle lui tend l'arme à l'horizontale. Il parcourt le Spencer et, bouche-bée, reconnaît celui de son paternel. Son nom de famille, gravé au niveau de la culasse, ne permet aucune ambiguïté.

— Co... Comment ?

— Lors de ma première rencontre avec ta sœur, Jenny Parson. Son cadeau.

D'abord sans voix, il tente de reprendre ses esprits, puis poursuit.

— Première rencontre ?

Elle opine, puis pose le fusil entre eux et décrit un arc de cercle d'un bras tendu, main ouverte, comme pour décrire le temps qui passe.

— C'était bien avant la grande lune, à l'arrivée des grosses pluies.

— Le docteur Nelson m'a dit qu'elle était partie avec un certain Ngoma.

— Mais oui, tout à fait.

— Et tu sais où... ils habitent ?

— Plus ou moins, oui. Ils ? Comment tu sais qu'ils sont plusieurs, Josh Parson ?

Il soupire, le rythme cardiaque accéléré. Enfin des nouvelles de sa petite sœur.

— J'ai croisé le chemin du meilleur ami d'Ngoma, Joe Wang. C'est une longue histoire, et... C'est pas croyable !

— Un problème ?

Il claque des doigts.

— Ça y est, je remet... ces types !

— Les braconniers ?

— Oui. Ce sont eux qui ont tenté de pendre... Joe. Mon tir a... coupé la longe, mais aussi... touché l'un d'entre eux.

— Le visage pâle presque mort sur son cheval ?

— C'est ça. Bref, pour en revenir à Joe, il... Bon sang, ma tête !... Il m'a aussi montré... la photo de sa belle : Myrtille.

Plume-de-Faucon se remémore alors l'instant où Jenny les a quittés, elle et le petit groupe de guerriers mené par Woqini.

— Je m'en rappelle, elle était présente, cette Myrtille, avec un homme blanc, jeune. Un certain... Owen, je crois.

Le cœur de Josh se remplit d'espoir, il a une piste sérieuse sortie de nulle part.

— Est-ce que tu pourrais m'amener là-bas ? S'il te plaît.

Un large sourire apparaît, tellement heureuse qu'il ne lui en veuille pas de ne pas lui avoir donné cette information plus tôt. Elle se lève, s'époussette et l'aide à se relever. Il se tient la tête, grimace et titube. Elle le soutient.

— Tu dois te faire soigner, Josh Parson. Tu crois pouvoir tenir sur mon cheval, parce que maintenant, il va falloir traverser les rivières.

Il serre les dents, ramasse le long rifle, puis marche avec son aide jusqu'à l'équidé et range l'arme dans le fourreau. Le pied gauche dans l'étrier, les mains agrippées à la selle, il se tord de douleur à l'effort concédé à son épaule blessée. Il s'octroie un moment de repos, puis se hisse d'un coup sec sur le monogastrique.

— Pfff... Bon sang, ça tangue.

Inquiète, elle exerce une pression sur son flanc, afin qu'il se stabilise. Une palme ouverte, il fait mine que tout va bien. Elle recule d'un pas, puis deux, et l'observe.

— Alors, on tente, Josh Parson ?

Il acquiesce, puis se pousse doucement hors de la selle, pâle comme la neige. Pas du tout convaincue, elle rassemble pourtant toutes les affaires et monte devant lui. Ses bras entourent alors la taille de la cavalière. Rouge écarlate, elle siffle et ils passent sans accrocs sur l'autre berge. Afin de le maintenir alerte, elle engage la discussion.

— Pourquoi les braconniers font ça ?

— Font... quoi ?

Sa voix, à demi-teinte, n'augure rien de bon.

— Ils ont exterminé des dizaines de bisons. Et pour Joe, ils voulaient quoi ?

— Ils ont pris son... cheval.

De plus en plus affalé contre elle, la jeune femme perçoit qu'il éprouve de grandes difficultés à rester sur la monture. Néanmoins, elle poursuit. Il ne doit pas s'endormir.

— Pourquoi voler un cheval ?

Aucune réponse.

— T'es toujours avec moi, Josh Parson ?

Il sursaute, cligne des paupières.

— Pour semer la zizanie... Créér plus de... tensions entre les colons et... ton peuple... J'ai vu leur troc avec un Mexicain, Aldo... Aïe...

— On s'arrête.

— Non.

Elle immobilise la jument.

— Je t'en prie... On est plus très loin de la prochaine rivière, le... North Canadian.

— Pas très loin, Josh Parson ? Pas avant que le soleil soit tout droit au-dessus de nous.

— Je... tiendrai.

Elle souffle. Néanmoins, elle opte de poursuivre l'itinéraire et avisera une fois midi passé. La mâchoire serrée, il s'efforce de rester tant bien que mal en place. Sa tête cogne de plus en plus. Après plusieurs heures sans vraiment d'échange, le duo traverse enfin le North Canadian. Dans ce secteur, les arbres sont plus présents, parfait pour une halte plus que nécessaire. Pied à terre, elle l'aide à descendre et il tombe comme un poids mort sur elle.

— Josh Parson, tu m'entends ?

— Oui, excuse-moi, j'étais... trop bien contre toi.

Elle soupire à son humour de mauvais goût, se décale, puis le retourne.

— T'es le visage pâle le plus pâle que j'ai vu jusqu'ici, Josh Parson.

Tandis qu'elle pose une main sur son front, il rit noir. Le front plissé, elle ne peut que constater le pire : le froid s'est immiscé en lui. Il claque des dents.

— Bon sang, t'es glacé ! J'aurais dû m'arrêter avant. Tu peux avaler du poisson ?

Il répond d'un geste négatif. Ni une, ni deux, elle réitère de l'emmitoufler dans la peau de bison et s'active à faire un feu. Elle réussit entre-temps à le faire boire un peu. Face aux flammes, il reprend des couleurs. Un nouveau contrôle de sa température s'avère plus satisfaisant.

— Manger, Josh Parson ?

Il acquiesce. L'instant d'après, il réussit à déglutir quelques morceaux de viande.

— Tu crois qu'on peut... être chez Jenny... avant la nuit ?

— Il va bien falloir, tu as besoin de soins. Ton état fait sans cesse des yo-yo.

— Où t'as... appris... aussi bien notre langue ?

— De plusieurs prisonnières de ton peuple. Je sais pas vous lire, ni vous écrire bien sûr. Mais pourquoi semer la zizanie ? Je sais que mon prétendant, Woqini, fait du troc d'armes, et pas de chevaux, avec un certain Jacko, la bande de Mexicains.

— Prétendant ?

— Ce n'est plus le cas, merci Jenny.

— Va falloir que je... la... remercie...

Prise d'une bouffée de chaleur inattendue, Plume-de-Faucon essaie de ne rien laisser paraître et poursuit ses interrogations.

— Alors, pourquoi des trocs ?

— Humm... C'est bizarre, en fait... Rien d'équitable pourtant. Des armes... et des munitions.... contre des peaux, des arcs... et des flèches...

— Pas un bon troc ?

— Pour vous... si. Mais d'un autre côté, Jacko vole des chevaux... dressés.

— Pour les vendre à qui ?

— C'est bien là le... dilemme... Aucune idée. Il se trame un truc... mauvais.

— Mauvais pour mon peuple, Josh Parson ?

Il opine, puis sort de la peau de bison. Il chancelle, elle l'aide à se mouvoir jusqu'à l'équidé.

— Dépêchons... On a pas une... minute à... perdre.

Glacée d'effroi par ses propos, elle le pousse pour qu'il réussisse à se hisser sur la jument. Sans tergiverser et avec une certaine appréhension pour la suite des évènements, elle enroule la peau de bison, la fixe aux extensions de la selle, ainsi que son arc et son carquois. Elle prend place et le duo repart, le cœur lourd. L'arrêt a été fructueux, car ils passent d'une traite la rivière Canadian et arrivent, au crépuscule, aux alentours de la maison où se trouve probablement Jenny. Deux traces de chevaux y convergent également.

Figés face au spectacle d'horreur qui leur fait face, Plume-de-Faucon descend et tient son équidé par les rênes. Les quelques morceaux de charpente qui s'affichent encore de-ci, de-là, sont presque engloutis dans l'amas de cendres. Josh la rejoint alors et s'accroche à l'animal pour venir à sa hauteur. Accroupie, elle laisse s'échapper un mince filet de poudreuse.

— C'est froid, Josh Parson.

— Merde... Pour sûr, trois... quatre jours... déjà... Peut-être... plus...

Dans cette luminosité déclinante, ils peuvent encore percevoir avec justesse la forêt et ses troncs majestueux. Toutefois, un mal-être s'immisce en eux, un mauvais pressentiment. En pleine forme, la jeune femme repère déjà les traces vers l'ouest. Il la suit avec difficulté. Au fur et à mesure qu'ils s'enfoncent dans les bois, le lugubre gagne en prestance, accompagné du froid. Les expirations, de plus en plus rapides, se divulguent en de longs amas gris, dont la stagnation écope en un silence le fléau de la peur.

— Deux tombes, Josh Parson !

Il se hâte tant bien que mal et prie pour que Jenny n'en fasse pas partie. Dans l'incapacité de lire ce qui est gravé au couteau sur les croix, Josh s'accroupit à côté d'elle.

— Bon sang ! Pauvre...

— C'est qui ?

— Myrtille, la compagne... de Joe. Et l'autre,... Owen... Je...

— Ce sont eux qui étaient venus récupérer Jenny. Ta sœur, elle est...

— Vivante, oui... C'est probable... Joe et Ngoma ont... dû se retrouver... Ils sont partis... la délivr...

Il serre la mâchoire et, boosté par un afflux d'adrénaline, il se relève d'un coup. Son attention se porte toujours dans la même direction. Les rythmes cardiaques s'envolent. Tandis qu'elle s'avance entre les chênes, Josh se munit du long rifle et pioche sans demi-mesure dans la sacoche. Il place à la volée des cartouches dans une poche extérieure de son veston. Dans l'opération, certaines tombent par terre. Dans la foulée, il charge le Spencer et amorce la culasse par le levier de sous-garde.

— Plume-de-Faucon !

Médusés par le cri qui percute l'âme de la forêt, leur sang se glace d'effroi. Elle recule de deux pas, submergée par la chair de poule.

— Les loups !

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