Nouvelle vie 3-4


Le tonnerre redouble de puissance. Malgré la prestance des arbres, le monde vient de virer au chaos. L'endroit, plat, laisse la part belle à l'apparition d'immenses flaques. Inquiète face à ce déchaînement des éléments, Jenny opte de poursuivre à pied. Il est dit que courir n'est pas de bon augure dans ce genre de situation. Au fur et à mesure de sa progression, la circonférence des troncs s'accroît. Par proportionnalité, leur hauteur aussi, insaisissable, comme si parfois les plus beaux spécimens se fourvoient à frôler de leurs cimes les nuages bien trop bas pour être réels. Ces derniers donnent l'impression de pouvoir tomber n'importe quand, afin de noyer et purifier les hommes et leur folie furieuse. Dans cette nature encore intacte et sans le repère visuel du Soleil, elle prend par instinct vers le sud. Même si son orientation s'écarte d'une trajectoire idéale, elle ne peut que finir sur la prochaine rivière : Washita.

S'ensuivent deux heures à cheval sous une pluie torrentielle et enfin, en contrebas, elle entend le cours d'eau tant convoité. Le choix de remonter le courant lui paraît plus logique pour trouver le campement Cheyenne. Le risque encouru ressemble à une partie de roulette russe. Le plan de retrouver Plume-de-faucon, le collier en évidence, s'avère primordial, voire vital. Non seulement elle veut lui stipuler les faits qui se déroulent dans la réserve, mais surtout elle souhaite évoquer son rêve prémonitoire. Une aide venant d'elle découle comme étant la meilleure option possible. Cette impression de fin du monde fait sombrer l'éclat du jour en une sorte de pénombre proche de la nuit.

Encore un éclair illumine les alentours et son cœur manque de s'arrêter net. À peine le temps de discerner le guerrier Cheyenne, que son coup de feu la manque de peu. Tandis que la balle s'incruste dans un tronc derrière elle, Poésie se cabre de peur, l'éjectant de la selle. Sans tergiverser, la jument hennit et détale au galop. Ni une, ni deux, Jenny court vers la rivière, l'homme dans son sillage. Elle serre la mâchoire à l'approche du bord de l'obstacle naturel, puis se laisse glisser en s'agrippant tant bien que mal au système racinaire, qui cède à plusieurs reprises. Elle finit à plat ventre dans la boue, au ras de l'eau. Le souffle court, elle redresse la tête et grimace. La respiration saccadée, elle tente tant bien que mal de rester lucide. Les cheveux en vrac lui collent au visage et son chapeau a basculé en arrière. Sans issue de fuite possible, une idée de dernière minute lui traverse alors l'esprit. Avec cette configuration particulière des lieux, le poursuivant se voit contraint de continuer à pied. Ayant délaissé son fusil, l'homme arpente la berge avec vigilance, sa hachette prête à l'emploi. Sous les précipitations diluviennes, un éclair revigore la dangerosité de sa silhouette.

Ici, une partie de la butte s'est détériorée, créant dans cette terre argileuse, une opportunité unique pour Jenny de s'y dissimuler. Fondue dans la masse terreuse, enfoncée dans la boue de la tête aux pieds, la jeune femme ne fait plus qu'un avec la matière proche de l'ocre feu. Plaquée contre la paroi naturelle, elle est presque indécelable. L'afflux sanguin à son paroxysme, elle sent que ses artères vont rompre sous la pression, tant la peur l'assaille. À deux mètres d'elle, le guerrier s'enlise jusqu'aux chevilles, puis il porte son attention vers elle. Il s'approche, non sans effort. Un mètre. Il analyse, la bouche grande ouverte. Il se doute de quelque chose. La cage thoracique de Jenny fait des va-et-vient bien trop amples. Elle se met en apnée. Encore un pas supplémentaire et Jenny ne peut plus contenir ni sa respiration, ni son cri aigu de détresse. Les yeux prêts à sortir de leur orbite, l'homme exécute un cri dans la même octave, pris à son tour d'une peur bleue. Il en lâche son Tomahawk et tombe à la renverse. Tandis qu'il s'extrait de la boue, puis tombe à plusieurs reprises, il fuit en répétant sans cesse un mot incompréhensible. À genoux, dans un mélange de sidération et d'incompréhension totale, Jenny le regarde rejoindre son cheval.

Elle n'en revient pas d'avoir survécu à cette situation. Elle tente de se calmer, mais éprouve des spasmes. Bouger, elle doit bouger, mais elle est tétanisée et crache la terre argileuse qui s'agglutine sur sa bouche. Sous l'influence des trombes d'eau, une partie de son camouflage se délite. Après avoir repris ses esprits, elle rampe jusqu'à se trouver au bord du courant et commence à se nettoyer à l'aide de son chapeau.

À peine le temps de clarifier ses idées, que deux Cheyennes déboulent. En tête de cortège, Plume-de-faucon, muni du fusil offert lors de leur première rencontre. Les sourcils froncés, elle s'approche d'elle le canon vers le haut et calme les ardeurs de l'autre. Elle gifle le jeune homme à l'origine de tout ce tumulte. Sa protection est bien trop lente et il émet un râle de douleur toujours aussi aigu.

— Je t'avais interdit de prendre mon arme ! C'est elle qui m'a fait ce cadeau, tu comprends ?

L'interpellé, une main sur sa joue, hausse les épaules et les laisse retomber dans la foulée. Avec plus d'attention, Jenny se rend alors compte qu'il n'est qu'un adolescent et que sa voix n'a pas encore mué. Les traits du visage fins, des yeux noirs bien trop grands par rapport à ses voies respiratoires, il semble sortir tout droit d'un conte de fée. Curieuse de connaître la raison de sa présence ici, à proximité du camp, Plume-de-faucon lui tend la main et l'aide à se relever. À ce moment-là, Jenny remarque qu'elle a récupéré Poésie.

— Femme-caméléon, c'est comme ça que mon petit frère Ours-fougeux te surnomme.

Toujours sous un déluge pluvieux, Jenny exécute deux, trois passages de main sur son visage, afin de le dégager du mieux possible. Elle replace alors son couvre-chef.

— Désolée pour ce premier contact, Jenny Parson.

Il esquisse un sourire, comme soulagé par la tournure des évènements. Tout ceci aurait pu finir en un bain de sang. Jenny attrape le Tomahawk et rejoint son propriétaire, puis lui redonne. D'un geste respectueux de la tête, Ours-fougeux récupère son arme. Le trio remonte la butte par le côté et Jenny s'installe sur Poésie. Plume-de-faucon siffle et Chinkawa, le faucon, quitte une haute branche d'un résineux pour se poser sur l'épaule droite de sa maîtresse. Toujours aussi impressionnée par le rapace, Jenny a un léger mouvement de recul. Ours-fougeux l'incite à les suivre. L'entrée en matière de Jenny ayant, à sa grande stupéfaction, réussi, le petit groupe remonte le long de la rivière Washita et arrive en quelques minutes au camp. Submergée par l'humidité, l'invitée ressent un coup de froid et se met à claquer des dents.

— Une fois les présentations faites, Jenny Parson, je te mettrais une couverture à l'intérieur. On y est, regarde.

Jenny dénombre à la louche une bonne cinquantaine de tipis, dont de la fumée s'échappe depuis la pointe. Une grande majorité d'hommes l'attend, quelques femmes aussi, accompagnés de plusieurs enfants. Au centre, impossible de passer à côté du chef de la tribu, le fameux Black Kettle*. Plutôt de petite taille, ses yeux fins et espiègles dissimulent une certaine sagesse. Orné de couleurs vives, constitués de plumes en tout genre, ce sage, vêtu d'un magnifique plastron, dégage une sérénité sans faille. Descendu des équidés, le trio est stoppé net dans les présentations.

Arrive alors une douzaine de guerriers. En tête, impossible de rater celui qui sort du lot, solide, musclé et exposant une crête noire tressée qui part du front jusqu'à la nuque. Le reste du crâne est rasé. Accroché à sa selle, un long rifle Spencer. Fait notoire, il revêt une veste militaire de l'armée américaine et sans ambiguïté, les insignes portent à croire qu'elles proviennent d'un haut gradé. L'habit, non fermé, laisse entrevoir une partie visible de son torse nu qui dévoile de multiples entailles plus ou moins cicatrisées. Le groupe de guerriers transporte dans son sillage une petite carriole, pratique pour évoluer dans des reliefs sauvages comme ici. Son contenu est protégé par un ensemble de peaux dispatché par-dessus. Le zig s'immobilise à hauteur des deux jeunes femmes. Plume-de-faucon baisse la tête, embarrassée. Descendu de sa monture, sa grande taille oblige Jenny à relever la tête. Faut reconnaître que le quidam en jette et force le respect, rien que part sa stature.

Passant devant elle, il saisit le collier, la petite sculpture du faucon dans une main, puis le lui arrache d'un coup sec. L'intervention de Plume-de-faucon, une main ouverte sur le torse de Jenny, lui interdit de se rebeller. Confuse, les yeux bleus s'ancrent dans ceux de la chasseuse dans des va-et-vient horizontaux, dans une totale incompréhension. Les mains en l'air, elle abdique et opine de la tête en guise d'acceptation. Dans une étreinte fraternelle, le guerrier salue Black Kettle, défiant toujours Jenny du regard. L'étrangère déduit que son nom est Woqini*. Ce dernier laisse entrevoir quatre grands Navy Revolver fixés à sa ceinture, plus un couteau de taille moyenne dans son fourreau, sur sa droite. Peu enclin à échanger avec un blanc, et de surcroît avec une blanche, il interroge Plume-de-faucon sur un ton sec. Selon l'intonation de cette dernière, qui ose élèver la voix, l'arrivée de ce personnage présage bien des tourments.

Black Kettle propose à Jenny de les rejoindre dans un grand tipi. Elle se munit alors d'un exemplaire du fer à cheval qu'elle a récupéré plus tôt et se dirige vers la carriole. Elle relève d'un geste brusque un coin de peau de bison. Même pas étonnée, vu l'énergumène, elle découvre le contenu. Face à cette insolence, Woqini repousse avec violence son bras gauche et la réprimande, l'index pointé sur elle.

— Femme blanche a froid, insignifiante et naïve !

— À qui avez-vous acheté ces armes et munitions ? Je dois le savoir.

Très agacé, le guerrier serre la mâchoire et recouvre à nouveau le précieux chargement. Plume-de-faucon n'arrive pas à intervenir en faveur de son amie, comme si quelque chose l'en empêchait. Cependant, la foule reste ébaubie d'admiration par cette femme au visage pâle qui tient tête à Woqini. Jenny s'étonne d'ailleurs elle-même, encore une fois, de ce qu'elle vient d'oser. Depuis le tragique décès de ses parents, elle a la sensation de renaître et de découvrir sa vraie personnalité, enfouie depuis toutes ces années.

— Ça, pas ton affaire, femme insignifiante. Compris ?

Afin de calmer l'ambiance, Black Kettle les invite à discuter sous le grand tipi. Entre-temps, Ours-fougeux s'occupe de Poésie et les rejoint lorsqu'ils entrent dans l'habitation. Maintenant à l'abri, Plume-de-faucon donne à Jenny de quoi se sécher, mais la tension reste palpable entre elle et Woqini. Elle murmure alors à l'oreille de son hôte.

— On dirait que tout le monde a peur de lui ?

— Mon père, Black Kettle, m'a promise à lui. Il va être mon époux.

Jenny grimace.

— Aïe. Comment un père peut faire ça ?

— Chez nous, c'est la tradition.

— Tu l'aimes alors ?

Elle répond d'un non de la tête et l'entoure d'une couverture, puis le duo s'avance en silence vers le milieu. Par déduction, ce lieu semble être dédié aux prises de décisions, de réflexions, aux concertations. Maintenant assises l'une à côté de l'autre, elles se placent en vis-à-vis du chef de la tribu et de Woqini. Jenny se réchauffe vite, sous l'effet de la couverture. Le faucon reste impassible, il a l'air usité à la chose. Les autres membres se sont dispatchés en cercle autour d'un bon feu central. Contrairement aux dires des hommes blancs, Jenny découvre une population très bien organisée, voire même avide d'échanger et conviviale pour la plupart. On est à mille lieux des descriptions de sauvages sanguinaires dépourvus de pitié, du moins, exception faite pour Woqini. Toutefois, il reste fort probable qu'avec du temps, cette attitude pourrait tendre vers plus de positivité. Black Kettle interroge Ours-fougeux, qui gesticule dans tout les sens, un vrai comédien. À ses gestes expressifs, Jenny peut revoir toute la scène qui s'est déroulée vers la butte. Il se lève et positionne sa hachette comme lors de leur rencontre, puis exhibe des yeux immenses. Dans la foulée, il se laisse choir en arrière et la pointe de l'index, puis scande le nom qu'il lui a attribué.

— Femme-caméléon !

La foule éclate de rire, tout comme Jenny d'ailleurs, dans l'incapacité de se contenir. Toutefois, le grand guerrier marque toujours un air sérieux, mêlé à du dédain, car il sait où elle veut en venir. Il reste certain pour la jeune femme, que face à lui, l'épisode de la butte se serait terminé dans un bain de sang pour elle. Elle décide alors de faire passer le fer à cheval, afin de le confronter à ses actes. Analysé par chaque individu, il finit dans les mains de Black Kettle, qui lui pose une question, traduite par Plume-de-faucon.

— Quel est ton message ?

— J'ai découvert ceci sur vos terres, dissimulé avec plein d'autres exemplaires, sous un tas de feuilles.

Les regards passent de la traductrice au chef, ainsi que des échanges verbaux entre les différents protagonistes. Jenny poursuit.

— Des personnes ont volé des chevaux dressés et veulent vous faire passer pour responsable. Je pense que ce sont les mêmes qui vous ont vendu cette cargaison d'armes.

Black Kettle s'en prend alors violemment à son futur gendre, à côté de lui. L'échange devient houleux, virulent même. Le pris à parti se lève en colère, tout rouge.

— Femme insignifiante pas le droit de se mêler à mon troc avec Mexicains. Toi, préparer tes affaires et partir pour le Colorado avec moi, maintenant.

Tandis qu'il exécute un coup de poing sur son torse, fier comme un bœuf, le faucon écarte les ailes et crie en sa direction. Le guerrier fait le tour du feu, accompagné de coups-de-pied dans les jambes qui entravent son évolution et empoigne sa promise sous l'aisselle au passage, puis la traîne de force vers la sortie. Le rapace s'envole en panique. Plume-de-faucon réussit tant bien que mal à se remettre debout. Ni une, ni deux, Jenny poursuit son amie et interpelle Woqini.

— D'accord, je me joins à vous. Le nord, c'est ma direction et d'ailleurs, j'ai besoin de m'entretenir avec Plume-de-faucon à propos d'une vision que j'ai eue. C'est très important.

— D'accord, à la sortie de la réserve, femme insignifiante s'en va !

En même temps que le faucon se repose sur l'épaule de sa maîtresse, Jenny acquiesce et se tourne vers Black Kettle, mains jointes.

— Merci de votre hospitalité, Monsieur. Cet échange me met avec certitude sur la piste de la bande à Jacko.

Elle interpelle alors vers le coupable, déjà remonté à cheval.

— Ces bandits avec qui tu fricotes, ils ont exécuté mes parents sous mes yeux et je compte bien rendre justice par moi-même.

Suite à cette injonction, Woqini bât d'une main, en guise de convenance.

— Vraiment désolée, Jenny Parson. Tu me feras part de ta vision en chemin.

Jenny en profite pour évoquer la possibilité que ses deux amis Myrtille et William soient présents dans la réserve, pour la retrouver. Black Kettle lui certifie qu'aucun mal ne leur sera fait. L'homme à la crèche donne sa parole. Jenny prend alors Ours-fougeux dans ses bras. D'abord un peu gêné par cette subite étreinte et, peu usité à ce genre d'affection, il finit par faire de même, sous l'approbation du chef de la tribu.

— Je ne t'oublierai pas, toi, sacrée rencontre !

— Oui, trop peur, moi.

Des sourires sincères, puis, sans attendre, Jenny récupère Poésie et grimpe dessus. Pour Plume-de-faucon, les adieux avec sa famille sont intenses, tristes, notamment avec Ours-fougeux et Silence-de-brume qui vient de réapparaître. Personne ne peut rester insensible à ce genre de moment, mis à part Woqini. Cependant, sous cette carapace redoutable, Jenny le croit dur comme fer, se cache quelqu'un de meilleur. L'instant d'après, le groupe quitte le camp de Washita. Dans l'entrée d'un tipi, une femme blanche* entoure son jeune fils de ses bras, puis esquisse un timide au revoir. Cette présence explique pourquoi Plume-de-faucon, qui les salue en retour, sait aussi bien parler la langue des blancs.

 

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* Black Kettle : Chef Cheyenne connu et reconnu pour prôner la paix avec les blancs. Appelé aussi " Chaudron Noir. "

* Woqini : (Nez-arqué ou Norman-Nose) Considéré comme invincible, ce guerrier féroce a instauré la crainte chez ses ennemis et s'est distingué dans la bataille à tel point, que l'armée américaine l'a pris pour chef de toute la nation Cheyenne. Il a mené beaucoup de représailles contre l'armée pour finalement tué le 17 septembre 1868, par des soldats, lors de la bataille de Beetcher Island, à la rivière Arikaree.

Concernant son look, c'est inventé. Par contre, sa façon de s'habiller avec une veste militaire d'un général est vrai. De même pour les quatre Revolver.

* Les Cheyennes avaient fait des prisonniers, fait réel, lors de raids sur les colons.

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