Nouvelle vie 3-3


Myrtille reconnaît la jument à robe grise. L'homme qui la monte arbore une épaisse barbe noire, sous un chapeau de même teinte. D'une poche extérieure de son veston marron foncé sort une chaîne d'une montre à gousset. Arrivé à leur hauteur, il immobilise l'équidé, puis descend. Il retire ses gants et les coince sous son aisselle gauche. S'ensuit une poignée de main amicale avec Myrtille, puis Jenny.

— Bien le bonjour, mesdames.

— Je fais les présentations, William Owen, Jenny Parson, et vice-versa.

— M'dame, c'est un plaisir.

— Bonjour, plaisir partagé, merci.

— C'est notre voisin, Jenny, il possède un grand ranch. Qu'est-ce qui vous amène ici ?

Il se racle la gorge et jette un œil aux alentours.

— Ngoma et Joe ne sont pas là ?

— Ben non, faudra faire avec nous.

— Pas grave, de toute manière, j'ai besoin de tes talents de pisteuses. Bien, voilà mon problème. J'ai une dizaine de juments dressées qui m'ont été volées avant-hier, dans mon écurie. Les types qui ont fait le coup ont laissé sur le carreau le gardien de nuit. Du coup, une partie de mes cow-boys se retrouve sans outil de travail et ça devient problématique. Les traces, non ferrées je précise, mènent tout droit vers la réserve Cheyenne, à la frontière avec la rivière Canadian. Black Kittle est un chef juste qui prône la paix, ce qui m'interroge d'autant plus sur ces actes qui attisent la colère des colons dans les alentours.

— Pfff... Délicat comme affaire.

— Je te donne cent dollars maintenant si tu acceptes, puis je double la mise si tu me désignes le coupable.

— En espérant que ce ne soit pas les Cheyennes.

— Y a bien cette bande à Jacko qui sévit dans la région. Ils sont prêts à tout en contrepartie d'argent.

— J'en ai entendu parler, m'dame Jenny, reste plus qu'à décortiquer le vrai du faux. Les colons n'ont qu'une chose en tête, faire justice eux-mêmes, et on sait tous que ça va tourner vilain. J'arrive à calmer le jeu pour l'instant, ils m'écoutent, mais je doute pouvoir réussir cette prouesse pendant encore longtemps.

— J'accepte, mais Jenny vient avec moi. De cette manière, je pourrais lui apprendre les ficelles du métier.

— Adjugé vendu ! On peut faire la route ensemble.

Myrtille acquiesce et entraîne Jenny avec elle jusqu'aux box des chevaux. Elle lui montre une selle et pointe de l'index le seul cheval présent.

— Voilà Poésie, la jument de mon Joe. Tu sais monter au moins ?

Sans lui répondre, elle attrape la selle et entre dans le box. Une fois sur le dos de l'animal, elle fixe la sangle abdominale. Le geste expert suffit à Myrtille pour comprendre que la jeune Parson a les capacités requises en la matière. S'ensuit le licol et le reste de l'attirail nécessaire. Satisfaite de cette prestation, Myrtille passe devant avec une selle de rechange et récupère son fusil au passage, pour finir à côté de sa jument. Ni une, ni deux, les deux femmes rejoignent William et le trio quitte les lieux. Jenny regarde l'homme avec plus d'attention cette fois-ci, à peine plus grand qu'elle, il peut être qualifié de corpulence moyenne, probablement sec. Le chemin vers le nord s'enfonce dans cette fameuse forêt, dont la beauté l'a frappé lors de son réveil. Ici, le dosage entre résineux et feuillus se mélange à la perfection. Le rendu, avec les couleurs aux nuances automnales, dessine une toile rupestre qui émerveille Jenny.

— Excusez-moi, m'dame, vous êtes une nouvelle recrue ?

Un peu prise au dépourvue par cet intérêt soudain quant à sa personne, elle cligne des paupières. William plisse son front dans l'attente d'une réponse.

— Euh, peut-être oui. Reste à savoir si je serai à la hauteur.

— Vu la qualité de vos tirs, je n'en doute point.

Se faire complimenter est loin d'être dans ses habitudes, de surcroît lorsque ça vient d'un homme. En effet, le père Parson les avait forgé à une existence rude et sans concession. Il répétait sans cesse que la vie ne leur ferait pas de cadeaux, qu'elle les mettrait à genoux à chaque épreuve et qu'il fallait se relever inlassablement. Du coup, Jenny se met à rougir.

— Merci.

— J'ai remarqué votre collier. Si ce n'est pas trop indiscret, comment vous l'êtes-vous procuré ?

— D'une belle rencontre avec deux femmes Cheyennes hier.

Il siffle.

— Quelle prouesse ! À ma connaissance, aucun cas de ce genre ne s'est encore produit de la sorte.

— Disons qu'on a eu beaucoup de chance avec Ngoma, je suppose.

— La chance n'a rien à voir là-dedans, à mon humble avis, m'dame. Ah, on arrive dans mon ranch.

La sortie de la forêt débouche sur une immense plaine. L'apparition de la pluie, bien trop tardive, ne modifie en rien la couleur jaune de l'herbe, grillée par un été démoniaque. Sur leur gauche, deux cadavres de bovins, réduits à l'état de squelette. William argumente alors, sur un ton plus grave.

— Je ne vous cache pas la difficulté à nourrir le bétail cet été. Moi, tout comme d'autres d'ailleurs, avons perdu beaucoup de vaches. Toutefois, ce changement de temps reste une bénédiction.

— C'est certain, William. Je pense que les précipitations vont s'installer durablement, précise Myrtille.

— C'est la double peine en plus, je suppose qu'elles étaient en majorité toutes pleines pour vèler au printemps.

— Exact, m'dame. Pas une demi-heure que j'vous connais et déjà vous m'impressionnez. Vous allez trouver mes propos déplacés, mais je recherche en vain une femme de votre trempe.

Les mines consternées, les deux femmes se regardent, sans voix. Puis Myrtille, qui se trouve au centre, claque le bras gauche de William avec le dos de sa main. Cette petite réprimande ne déstabilise en rien le cavalier, qui attend toujours la réponse de Jenny.

— Monsieur Owen, sauf mon respect, mais vos propos semblent quelque peu déplacés !

Il éclate de rire, ce qui ne manque pas de créér une certaine contagion chez elles. La petite vallée qui se dévoile face à eux, laisse apparaître le corps de ferme avec précision. William retire son chapeau. Jenny découvre alors son épaisse chevelure châtain foncé. Après s'être essuyé le front, il repositionne son couvre-chef, toujours amusé.

— J'aime votre répartie m'dame. Cela dit, songez-y, c'est une offre on ne plus sérieuse, j'insiste. Je sais qu'on ne se connait pas, mais vous pouvez demander à Myrtille, je ne suis en rien un coureur de jupon.

— Vrai, je confirme. Je suis d'ailleurs très étonnée.

Le trio entame la légère pente et Jenny se voit envahie d'une bouffée de chaleur. Jamais une telle situation ne s'est offerte de la sorte. Elle sait qu'elle doit mûrir tout ce qui lui arrive en ce moment, et surtout, régler son compte à Jacko et sa bande.

— Merci pour l'offre, mais je ne vous promets rien pour l'instant.

D'un geste fugace, il lève les mains.

— Normal, normal, pas de soucis, m'dame. On arrive, direction l'écurie mesdames.

Quelques minutes plus tard, le petit groupe met pied à terre à proximité du puits. William indique des box pour les chevaux avec du foin et de l'eau, puis les guide à l'autre bout du bâtiment, par le large couloir central. Ici, l'odeur du cuir prédomine. Des selles, des lassos, des licols de toutes tailles et le nécessaire pour parer les pieds des chevaux s'affichent un peu partout, bien rangés. Au sol, à proximité de la sortie, une flaque de sang témoigne encore du drame survenu au gardien de nuit. Tandis que Myrtille s'accroupit, Jenny effectue par réflexe un signe de la croix.

— Les voleurs ont déferré vos chevaux ici-même ?

— C'est bien ça, à plusieurs, ça va vite. De plus, les lampes à graisse délivrent un éclairage suffisant. J'ai ordonné de ne rien toucher. Cependant, avec les trombes d'eau d'hier, une partie des traces aura probablement disparu.

— Une question bête, les Cheyennes savent faire ce genre de choses, je suppose ?

— Oui, Jenny, rien de bien sorcier. C'est pas anodin non plus pour les bêtes, qui se trouvent avec des appuis modifiés, précise Myrtille.

— Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, mes gars ont suivi les traces qui mènent jusqu'à la réserve indienne. Voilà le dilemme. Si j'envoie mes cow-boys jusqu'au campement de Black Kittle sur la rivière Washita, ça tournera au règlement de compte.

Myrtille se relève et s'époussette les mains en les frottant ensemble. Songeuse, la Canadienne cherche par où commencer son enquête. William lui tend alors les dollars promis, mais elle refuse.

— Sans façon, j'ai encore rien fait.

— Et en amont ?

Dans un premier temps sans voix à la remarque de Jenny, Myrtille ne manque pas d'approuver cette idée. William les interpelle alors.

— Les traces pour venir jusqu'ici suivent le même itinéraire que pour repartir, j'ai vérifié avec mes gars. C'est bien là le dilemme. Pour en avoir le cœur net, il faudrait passer dans la réserve.

— Alors on refait le chemin jusque là-bas, on trouvera peut-être un indice supplémentaire sur place.

— Une question me taraude toutefois, monsieur Owen. Quel intérêt de voler des juments dressées ? J'veux dire, ça peut paraitre naïf de ma part, mais les Amérindiens ne sont-ils pas plutôt du genre à débourrer leurs chevaux par eux-mêmes ?

— Très bonne remarque, encore une fois, et véridique. Cependant, y a des pourritures partout et Black Kittle appréciera de savoir si un de ses braves s'adonne à un trafic quelconque.

Jenny acquiesce, tandis qu'au loin, les nuages noirs s'amoncellent à nouveau, telle la veille. Le tonnerre gronde. Le trio se hâte de reprendre ses montures et l'instant d'après, prend plein ouest. Le groupe de voleurs a effectivement laissé un marquage très significatif et immanquable, dû à leur surnombre. Les herbes sèches, même après le mauvais temps d'hier, sont plus aplaties que le reste de la végétation, voire même arrachées par endroits. Au galop, dans un horizon qui vire à l'ocre vif, une sensation de bien-être envahit pourtant Jenny. Le vent percute son visage, mêlée à une certaine fraîcheur. Son âme revit, tandis que son cœur semble animé d'un feu dont les braises viennent de faire rougir toute la nature environnante. La force des juments, leurs souffles courts, le contact des sabots qui fait trembler le sol, les emmènent rapidement jusqu'en bordure de la réserve indienne. La frontière, dans ce secteur, se trouve marquée par la rivière Canadian, la même que Jenny et Ngoma ont côtoyé la veille. Revigoré par les précipitations, le cours d'eau a quadruplé et délivre un bruit puissant. Tandis que les équidés soufflent pour récupérer de l'effort fournit, William et Myrtille mettent pied à terre. Les chevaux attachés, le duo s'approche du courant qui déborde sur les berges à saturation, tandis que Jenny félicite Poésie. Un éclair fend le ciel et annonce la couleur. Myrtille s'accroupit afin d'analyser les sabots.

— Quel merdier ! Va dégoter un indice significatif là-dedans ! Pfff...

Après avoir retiré ses gants, William s'accroupit à son tour et plisse le front en direction du nord, inquiet face à la tournure de la météo. À nouveau, un éclair illumine et coupe de part en part les gros nuages.

— Bon sang, ça va swinguer les filles ! J'espère qu'on évitera la grêle. Pas dit qu'on réussisse à revenir à temps au ranch. Eh !

Bluffés par l'entrée dans l'eau de Jenny, Myrtille et le cow-boy se lèvent illico, puis William court jusqu'à son équidé. Ni une, ni deux, il revient à la charge, munit de son lasso et se positionne au plus près possible de la rivière et un peu en contrebas, afin de pallier l'effet du courant, si l'imprudente venait à être emportée par l'eau. Sur le dos de poésie, la monture s'enfonce de plus en plus. Bien déterminée à réussir, Jenny poursuit, malgré les appels de Myrtille à rebrousser chemin.

— Elle va y rester ! Quelle inconscience !

Les joues gonflées à bloc, William ne peut qu'admirer encore plus le tempérament de la jeune femme.

— Dément ! Elle en a dans le pantalon !

— T'es con ou quoi, c'est du délire, voire du suicide. Reviens tout de suite, Jenny ! Merde, tu parles d'une jeunesse fougueuse. Si tu penses épater la galerie, c'est réussi !

Le bruit occasionné par la rivière en crue empêche Jenny d'entendre l'intégralité des propos. Concentrée et le rythme cardiaque à son paroxysme, elle dépasse la moitié du cours d'eau avec le niveau à mi-cuisse. Elle s'étonne elle-même de ce qu'elle est en passe de réaliser. L'assurance de la jeunesse, mêlée à une certaine fougue inconsciente, l'entraînent vers une connaissance de soi, de son caractère, de qui elle est vraiment. Le fait de se découvrir, bien au-delà des règles implantées depuis son enfance, lui procure une audace irraisonnable. La jument tâtonne, à la recherche d'appuis corrects sur les pierres, la tête en l'air et les naseaux grands ouverts. D'interminables secondes s'écoulent et l'animal finit par s'extraire sur l'autre berge. Tandis que la pluie recommence de tomber, Jenny félicite et embrasse Poésie, qui s'ébroue, ce qui ne manque pas de la faire sourire. William empêche Myrtille de traverser à son tour, car les précipitations, déjà tombées en amont, viennent encore de gonfler un peu plus la rivière. Le couvre-chef sur le cœur, il tend l'autre bras à l'horizontale et termine à genoux, puis crie de toutes ses forces.

— Jenny Parson, je vous veux pour épouse !

La concernée lève une main, en guise de compréhension, puis disparaît dans la forêt.

— Pfff, quelle femme !

— Merde, je ne peux pas la laisser toute seule. En plus, elle est désarmée.

— On a plus qu'à rejoindre le passage à Point Creek, en aval, mais ça fait un sérieux détour.

— Faisons ça.

La suite des empreintes, toujours facile à suivre, s'enfonce dans la forêt. Les éclairs matraquent la terre tel un métronome, dans une partition incessante. Il pleut des cordes lorsque Jenny atteint une clairière, trente minutes plus tard. Elle descend pour analyser de plus près ce qui ressemble à un ancien regroupement. Ici, quelques pierres en cercle attestent de la présence d'un feu. Facile de déduire pour la jeune Parson, que cela provient de l'homme blanc. Des filets de liquide s'échappent de son chapeau. Poésie, qu'elle tient par les rênes, traverse la clairière avec elle. Jenny tombe alors sur un monticule de feuilles suspect. Deux, trois coups-de-pied circulaires dévoilent la supercherie. Les fers à chevaux, retirés au préalable, avant d'engager l'incursion jusqu'au ranch, sont bien là, preuve irréfutable disculpant les Cheyennes. Elle en prend deux échantillons et les range dans un des sacs en cuir derrière la selle.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top

Tags: