Nouvelle vie 3-2
Gênée, Myrtille se sent comme prise en flagrant délit.
— Je ne dirai rien, promis.
— Merci.
Elles s'avancent en silence vers l'accès de la chambre. Pour Jenny, sa réponse précédente suscite bien des interrogations. Toutefois, elle n'insiste pas et conclut en un passé douloureux, comme pour beaucoup de personnes en ce bas monde. Les secrets, ça ronge, mais libérer ses démons à quelqu'un demande du temps, afin de gagner sa confiance. Cette réciprocité vaut pour Jenny aussi. Ça viendra peut-être plus tard. Pour l'heure, récupérer reste primordial, et la fermeture de la porte plonge l'endroit dans un noir presque total. Ni une, ni deux, Jenny se faufile sous les couvertures. En position fœtale, cette fichue sensation de froid disparaît presque instantanément. Sa mâchoire ne claque plus et ses paupières, lourdes, se ferment par intermittence. Mais ces moments où elle se retrouve seule face à ses souvenirs sont les plus compliqués à gérer. Elle appréhende de s'endormir, sans pouvoir éviter un face-à-face avec ses bourreaux. Toutefois, la fatigue impose sa marque impériale. La scène la hante et défile à nouveau dans sa tête, puis se mélange.
Dans une chaleur oppressante, elle se revoit à genoux, tétanisée. Le canon si froid sur son crâne la pétrifie de peur. Puis le cri du faucon perce le ciel. L'attention portée sur le rapace, Jacko ricane, muni d'un chapeau de l'armée américaine. Jenny tressaille à l'apparition d'un serpent, ondulant sur le sol gelé. Elle urine, ensevelie par une angoisse surdimensionnée qui lui traverse l'échine. L'odeur du tabac s'en mêle et la fige davantage, bloquant sa respiration. Sur sa droite, Plume-de-faucon vise avec le fusil qu'elle lui a offert hier, tandis que de gros flocons tombent. Le sursaut aux tirs meurtriers. Les corps de ses parents qui percutent la couche neigeuse, sans vie. Les éclaboussures de leurs sangs sur son visage.
Le faucon et sa prestance, son cri.
Le liquide rougeâtre qui s'échappe du cœur de l'Amérindienne, qui suffoque à son tour, crache le liquide vital et laisse tomber le long rifle. Le bandit ricane et le serpent se faufile sous sa robe. Toujours en apnée, Jenny sent sa vie partir. La panique amorce son entrée dans ce jeu macabre. Une déferlante de tirs cadencée fait tomber Plume-de-faucon et Silence-de-brume avec leurs juments. Dans une folie meurtrière, Jacko inflige à Jenny le fameux coup de crosse. Elle s'étale dans la neige. S'ensuivent des spasmes, puis elle réussit à inspirer et tousse à cause des flammes. Des tipis ont pris la place de sa maison et de sa grange, dans un paysage hivernal. Des chevaux galopent dans tous les sens et la couche blanchâtre craque sous le poids des sabots. La mort s'immisce partout.
Le faucon et sa prestance, son cri.
Jenny se voit ramper jusqu'aux cadavres, ses mains gelées, ses expirations rapides condensent au froid ambiant. La peur au ventre, les larmes dévalent. Son menton tremble. Tandis qu'elle se blottit contre le corps inerte de sa mère, le serpent remonte le long de son torse, sous ses habits. Sa tête triangulaire grise, arborée de stries noires, glisse jusqu'à son visage.
Le faucon et sa prestance, son cri.
Jenny se réveille en sursaut, assise sur le lit, le souffle court et ses mains sur son cou. Après un moment de réflexion, où elle tente de reprendre une respiration plus calme, elle comprend qu'elle vient de faire un cauchemar. Ou bien est-ce plus ? Une vision prémonitoire ? Elle attrape le collier et le remet sur elle, puis déglutit face à la si forte réalité de cette expérience. Plume-de-faucon lui a peut-être transmis un don ? Elle a déjà entendu parler de certaines rumeurs à propos du côté très spirituel des peuples autochtones.
Revenue à la normale, elle remarque que le jour s'est invité par l'encadré de la fenêtre. Le périmètre, marqué d'un blanc significatif s'accompagne du chant mélodieux des oiseaux. Étonnée d'avoir dormi si longtemps, elle se lève et ouvre son sac en cuir. Des échanges verbaux vigoureux proviennent de l'extérieur. Elle s'habille des vêtements achetés à Hovertown et se rend compte que ses habits humides ne sont plus là, puis elle se dirige vers la fenêtre. L'ouverture des volets donne lieu à un panorama magnifique d'arbres en tout genre, dans un mélange coloré où les prémices de l'automne arborent les feuillus. Presque à la mi-septembre, les résineux ne manquent pas d'exacerber le contraste prononcé de cette palette de couleurs vives. À proximité, sur sa droite, Myrtille s'affaire à étendre le linge, dont le sien, en compagnie d'Ngoma. Leur discussion monte d'un ton, en raison de l'absence de Joe.
— Je ne peux plus attendre, s'il n'est pas de retour à midi, je pars vers Hovertown !
— Attends, je comprends ton inquiétude, Myrtille. J'irai si tu veux.
D'un geste rageur, la jeune femme croise brièvement le regard de Jenny et retourne vers la maison, énervée et le panier vide dans une main. Ngoma laisse tomber ses bras, secoue la tête et termine de placer les pinces à linge. Inquiète de cette tension, Jenny décide de rejoindre la salle à manger, où les flammes clairent toujours. La chaleur ambiante, modérée, délivre une sensation agréable. Au-dessus des flammes cuit le repas, sur un bâti métallique, mais l'odeur du café a supplanté le met du jour. Myrtille est déjà là. Elle refait sa queue de cheval et verse le précieux liquide.
— Bonjour Jenny, je m'excuse pour la dispute que tu viens de voir. Bien dormi apparemment ?
— Bonjour. Oui, ça en a tout l'air.
— Ngoma m'a raconté ton histoire, vraiment désolée de ce qui t'est arrivée.
— Merci.
— J'ai perdu mes parents aussi, ça fait un bail maintenant, et...
Un galop s'entend. Interloquées, les deux femmes sortent à la va-vite. Myrtille crie.
— C'est à moi d'y aller, Ngoma ! Merde, t'es pénible à vouloir toujours protéger tout le monde ! Ça se passera pas comme ça !
Myrtille saute les trois marches qui relient le perron au sol et se dirige vers sa jument, déjà prête à partir. Un pied dans l'étrier, elle entame de monter mais bascule en arrière. Jenny attrape l'équidé, apeurée par la selle qui vient de tomber par terre. Cette dernière, défaite au niveau de la sangle abdominale, est à l'origine de la chute de Myrtille. La concernée finit par rigoler vis-à-vis du tour de passe-passe d'Ngoma. La lanière de cuir dans une main, elle constate les dégâts.
— Mais quel enfoiré ! J'en ai pour la journée de réparer ce sabotage. J'y crois pas, il l'a coupé ! Et le temps d'aller en chercher une autre, il sera loin.
Après avoir rattaché l'animal, Jenny aide son amie à se relever. Dans la foulée, Myrtille saisit la selle et la pose sur le perron. Ayant remarqué l'envie pressante de Jenny, elle pointe de l'index l'endroit adéquat.
— Le cabanon, là-bas !
Sans attendre, Jenny s'y rend. L'instant d'après, elles se retrouvent à boire leur café ensemble.
— Ça ne m'étonne pas de lui en tout cas.
— C'est sûr. Où en étais-je ? Ah oui, mes parents. Ma mère est décédée à ma naissance.
— Ohhh, quelle horreur !
— Ce sont les dangers de ce monde, encore plus importants pour nous les femmes, lorsque nous donnons la vie. Mon père était un trappeur, en Colombie Britannique. J'étais constamment fourrée avec lui. Du coup, il m'a tout appris sur le pistage, la chasse, les armes, bref, toute la panoplie nécessaire pour survivre dans ces contrées sauvages.
Dans l'intonation de la voix, Jenny comprend qu'un drame est survenu. Après quelques gorgées successives, bien trop rapprochées, Myrtille poursuit.
— J'avais quinze ans lorsqu'on a été attaqué par un grizzly. Faut reconnaître qu'on le traquait. Il y avait une grosse prime sur l'animal, qui avait engendré de gros dégâts dans le secteur.
Son hôte se racle la gorge, puis d'un geste de ses doigts se dégage les quelques mèches de cheveux tombées sur son visage et continue.
— Mon père a réussi à le tuer avant de passer l'arme à gauche, coup de chance pour moi. Cela dit, dans ses derniers instants, le grizzly m'a coincé dans sa mâchoire et balancé à plusieurs mètres. Je sais toujours pas par quel miracle j'ai pu survivre.
Une main tremblante autour de la tasse vide et l'autre en guise de soutien, sous son menton, Myrtille se met à pleurer. Les longs doigts de Jenny enlacent ceux de la jeune Canadienne, qui sourit à ce soutien moral bienvenu.
— Bref, j'avais de profondes entailles au niveau du ventre, le sang coulait de partout, dans un froid abominable. Sans l'intervention inespérée des Squamish, je serais morte.
— D'où tes difficultés à tomber enceinte. Sacrée prouesse alors !
La mine plus détendue, Myrtille inspire un grand coup, puis se lève. Jenny termine son café, tandis que son interlocutrice sert le repas. Après avoir mangé, Myrtille ouvre une porte qui donne sur une remise. Elle en ressort munie d'un Spencer. Le Colt, quant à lui, est déjà bien rangé à sa ceinture, dans son fourreau. De l'autre main, un panier en osier avec quelques bouteilles en verre vides.
— Allez viens, je vais t'initier au tir, chose indispensable à maîtriser. À moins que tu saches déjà te servir d'une arme à feu ?
— Pas du tout. Pour être sincère, j'ai employé un revolver pour la première fois il y a quatre jours de cela, afin de libérer notre pauvre jument Eden de ses souffrances. Ça me fait même peur.
— Il est temps de remédier à cela. Lorsque t'auras compris le concept et dompté la technique, tes appréhensions disparaîtront. Embarque-moi ces bouteilles, veux-tu bien ?
Dans un mélange d'excitation et d'appréhension, Jenny acquiesce et se charge du panier. L'instant d'après, le duo marche côte à côte. Sous la guidance de Myrtille, elles contournent la maison par la gauche par deux fois. Maintenant positionnées à côté du linge qui sèche, elles s'immobilisent.
— Ici, ça sera parfait, on s'entraîne parfois à cet endroit. C'est pas chargé.
Jenny receptionne le long rifle. Tandis que l'initiatrice la soulage du panier, cette dernière s'éloigne jusqu'à atteindre la lisière du bois. À cette distance, Jenny arrive juste à distinguer le placement des bouteilles sur des rondins à cet effet. Lorsque Myrtille la rejoint à nouveau, Jenny ne peut contenir l'accélération de l'afflux sanguin dans ses veines. Elles se mettent à genoux, face à face.
— Prêtes ?
— Tu crois que ça existe les rêves prémonitoires ?
Les sourcils levés, Myrtille reste un bref instant pensive. Avant de réussir à lui donner une réponse adéquate, elle lui montre l'action en demi-cercle et la course qui découle de l'activation du levier de sous-garde.
— Ma convalescence avec les Squamish a duré plus d'un an, avant qu'ils ne me ramènent à la soi-disant " civilisation ". Il fallait aussi guérir les blessures de mon cœur, ce qui s'est avéré bien plus long que les entailles physiques du grizzly. Donc oui, je crois en cet esprit de la nature, cette force des visions qu'elle peut nous offrir si on lui donne sa chance de se communier à elle.
Soulagée par ces propos, Jenny saisit l'arme que Myrtille lui présente. Après un demi-tour, elle positionne le fusil, la crosse sur son épaule droite. S'étant collée à elle, dans son dos, l'initiatrice l'aide à placer correctement ses membres. Jenny effectue alors une série de mouvements du levier de sous-garde, afin de se familiariser avec le geste de réarmement. La bouche contre l'oreille de Jenny, la Canadienne murmure.
— Ce genre de vison est un mélange d'expériences passées et parfois, d'éléments plus abstraits, plus aléatoires. Mais il faut essayer de trouver une quelconque logique, et il y en a toujours une.
— J'ai l'impression que c'est grave.
— Bien, pose le long rifle, dit Myrtille, qui vient de s'écarter un peu. Tends ton index devant toi en direction du ciel, bras tendu.
Un peu déboussolée, l'apprentie obéit.
— Bien, prend un point de repère dans l'horizon, un arbre, n'importe quoi, et place ton doigt dessus.
— Fait.
— Ferme un œil, puis l'autre, et dis-moi avec lequel ton index ne bouge pas et reste sur ton repère.
— Le droit. C'est dingue, j'avais jamais fait attention à ce genre de choses !
— C'est ce qu'on appelle l'œil directeur. Et bonne nouvelle, tu possèdes celui du bon côté, puisqu'en plus t'es droitière. Concernant ta vision, elle peut évoluer au fil du temps. Toi seule peux trouver la solution. La signification derrière tout cela implique une recherche spirituelle. À toi de juger comment y parvenir.
— Merci pour tes conseils, mais à l'heure actuelle, je suis complètement pommée.
Myrtille sourit, puis lui prend l'arme des mains. Dans la foulée, elle la charge et s'allonge. Jenny analyse sa position, coudes pliés, la crosse bien calée contre l'épaule. La professeure relève un élément placé juste après la culasse.
— Voici la hausse, tu n'as pas ça sur un revolver. Les graduations te permettent d'ajuster ton tir selon la distance à laquelle tu te trouves de ta cible. La fente au centre s'aligne avec la visée au bout du canon, qui doit alors être placée au centre de la hausse. Ça s'appelle la ligne de mire. La respiration est la clé de la réussite. Reste calme, malgré la situation dans laquelle tu te trouves. Inspire profondément et relâche avec douceur. Fais le vide de ton esprit. Sois en communion avec l'arme, pour ne faire qu'un. Pose ton index sur la détente, appuie jusqu'à la butée. Sens ton cœur, abaisse ses battements pour tirer entre deux pulsions, car elles dévient ton tir à chaque fois, même si c'est infime. Analyse le temps et rectifie selon lui. Un franc Soleil élève les tirs, un vent de côté doit être compensé selon son intensité. Ne bloque pas ton expiration et tire.
Trois secondes plus tard, le coup de feu part. Jenny a bouché ses oreilles au préalable et admire l'éclatement de la bouteille au loin, puis la recharge par le levier de sous-garde. Ni une, ni deux, Myrtille enchaîne un second tir qui fait mouche. Sans tergiverser, elle se redresse et invite Jenny à s'exercer. Avec une certaine appréhension, la jeune femme s'allonge et se focalise sur la prestation de son initiatrice. Cette dernière la guide à nouveau, lui inculque la routine. Le premier tir occasionne un bruit d'éclats de verre.
— Ahhhhh, j'y crois pas !
— Reste vigilante, Jenny, ce genre d'euphorie peut s'exprimer plus tard. Reste concentrée sur ton objectif, ça reste primordial et vital ! En condition réelle, ôter une vie reste un acte terrible.
Le ton est ferme et Myrtille le sait, les premières instructions doivent marquées au fer l'apprenti tireur. Attentive à sa professeure, Jenny se prépare à nouveau. Elle enchaîne trois tirs, sans précipitation, sans jamais louper ses cibles.
— Très bien. Excuse-moi de t'avoir un peu réprimandé, mais au début, c'est nécessaire.
— Je ne le prends pas mal, t'inquiète pas. J'ai encore du mal à réaliser.
— Tant qu'on y est, je te montre pour le revolver.
Coupé dans leur élan, le duo concède une mine bien plus sérieuse lorsqu'un cavalier vient à leur rencontre.
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