Épilogue


À la faveur de cette rencontre tant convoitée, Jenny a troqué son pantalon pour une robe de convenance. À bord de la Transcontinentale, le spectacle offert par l'horizon ne connaît nul autre pareil. En résulte une délectation du défilé qu'il propose, aussi harmonieux que varié, dans une bascule permanente de couleurs et de reliefs. Aucun doute, l'Amérique est belle, très belle. Revenu des toilettes, Benjamin Lemeunier s'assied en face d'elle. Entre eux, une petite table dotée d'une plume et d'un encrier.

— Dans l'absolu, même pas la subtilité d'une tisane ?

— Non, merci. Et je vais bien, vous comme les autres, arrêtez de me cocooner !

Le détective privé sourit et doit bien admettre que son courage dépasse de loin celui de beaucoup d'hommes. Ce voyage, certes, s'annonce sous de meilleures auspices que son passé si douloureux, mais tout de même, faut du cran. Les feuilles du carnet de Josh passent et repassent sans interruption. Même si elle en connait chaque recoin, l'objet lui donne l'impression de combler l'immense vide de sa disparition.

Comment se remet-on d'une telle déchirure ? Comment vit-on après tant de malheurs ? Jusqu'où un être humain peut-il encaisser des coups, se relever à chaque fois, pour tomber aussitôt et ainsi de suite ? Faute est de reconnaître que le sort s'acharne sur certains, à défaut d'épargner les pourritures. S'ensuit une profonde inspiration, la plume se noircit d'encre et foule les derniers mots de Josh... 

« L'argent, la gloire, tout ça n'est que pacotille à côté du bonheur simple que nous offre la nature. Mais si...  

...pour les combler par les siens.

« ...si tu avais été là aujourd'hui, mon frère, nous aurions été comblées, moi et Mickaella. Benjamin Lemeunier l'a retrouvée et à l'heure où je t'écris ces quelques mots, New York pointe le bout de son nez. »

L'humidité envahit ses yeux et comme souvent, un mouchoir l'essuie.

« Excuse-moi pour cette interruption, mon frère. La vie foisonne en cette mi-juin et ton enfant ne va pas tarder à naître. Au final, n'ayant nulle part où aller, Plume-de-Faucon nous a rejoints à Bakersfield, en Californie. Le ranch familial de Joe, dont il a hérité, a nécessité un gros investissement. Tu comprendras aisément que l'argent de Jacko... Pfff, j'te jure... Bref, son pognon a trouvé une bonne destination dans la construction de bâtiments spacieux et modernes. D'ailleurs, pour ce faire, nos artistes de service Tim et Ngoma ont profité de la primeur. Sans déconner, je te vois bien sourire à tout ceci, depuis le paradis. Ils ont ouvert leur propre entreprise de charpentiers couvreurs, à parts égales, fifty fifty. C'est un régal de les voir s'épanouir.

Pour ma part, je suppose que la perte de nos proches nous a rapprochés, Joe et moi. Figure-toi qu'on s'est embrassé hier. C'était génial, et bizarre aussi, j'avoue. »

— Outch !

— Bien en a mal, je vous en avais informé par voyager à sept mois de grossesse ne serait point de bonne augure.

— Du calme, Ben, c'est juste un coup de pied.

Les joues gonflées, il décompresse.

« Où en étais-je ? Ah, oui, mon Joe, comme tu disais,ma meilleure amie, Myrtille. À force de se trouver ensemble tout le temps, nous nous sommes confiés l'un à l'autre. J'aime à penser que l'amour est bien là, l'avenir nous le dira. Il est certain que mon ventre en cloque lui donne à réfléchir et quoi de plus normal. Devenir père d'un enfant qui n'est pas de son sang reste une lourde responsabilité.

Que la vie est injuste, tout de même ? Tu me diras, on aura bien les nôtres si l'évolution tourne dans ce sens, mais il faut reconnaître que les salauds finissent toujours par se frayer une victoire, comme ici. T'imagines ? Moi, toujours pas. Mettre au monde la progéniture de Jacko Mendez, mon pire ennemi ? Oh, je m'en suis vite doutée, tu sais, les nausées et vomissements ne permettent pas de conclusion erronée sur mon funeste sort. Je prie pour que l'environnement plein d'amour submerge l'âme malfaisante de Jacko. Mais ôter une existence supplémentaire m'était devenue insupportable. »

Les trois coups de sifflets en provenance de la locomotive annoncent l'entrée en gare. Son souffle sèche ses mots, puis elle referme le carnet et le range dans son sac en cuir. Anxieuse, son rythme cardiaque s'accélère à l'approche de ce rendez-vous. Mickaella doit être surexcitée comme elle maintenant. Les quais sont noirs de foule et Jenny marche déjà dans le couloir central, avec Benjamin en garde du corps. Les hommes sont élégants, distingués, bien qu'il ne faille pas en faire une généralité. La gente féminine déambule en robes plus extravagantes les unes que les autres, parfois à la limite du ridicule. Qu'à cela ne tienne, il paraît que la mode est un facteur de distinction.

Ils foulent enfin le sol de New York, quelle effervescence, quel dynamisme ! L'épaisse fumée de la locomotive diminue d'intensité, à contrario des clapets de décompression de la machine à vapeur qui envahissent l'aire d'attente. Sa gorge se noue lorsqu'elle la voit. Sa main au feu que c'est Mickaella, avec ses grands yeux bleus et surtout ses longs cheveux blonds bouclés. Impossible de se méprendre, son physique sort du lot et propose un savant mélange entre elle et de Josh.

— Oh, la la, dans mes bras !

Elles s'enlacent. Jenny craque en sanglots, tandis que sa sœur sourit de bonheur, les yeux vitrifiés. Les échanges de courriers ont préparé le terrain de cette incroyable rencontre. Elles s'écartent l'une de l'autre. Et Jenny qui se croyait grande, son aînée la dépasse d'une dizaine de centimètres. Cette dernière lui prend son visage dans ses mains et la contemple, comblée de bonheur.

— Merci à vous, monsieur Lemeunier. C'est un tel plaisir de vous revoir.

S'ensuit un baise main, dont l'exécution vise la perfection.

— Bien de convenance, ne m'en déplaise.

— Vous êtes trop chou !

Rouge cramoisi, le détective peine à trouver son clapet de décompression et tousse. Aux anges, Mickaella plie son coude dans celui de Jenny et l'entraîne en direction de la sortie. Pour sûr, les lettres entre elles depuis des mois, ne remplacent en rien une présence en chair et en os.

— Allez, suivez-moi, on rejoint notre calèche et direction la propriété Edberg.

Main dans la main, le duo évolue dans le grand hall, avec en point de mire, la large sortie de la gare. Les long vitraux cautionnent la richesse multiculturelle de cette ville très dynamique.

— Bon, je vous le dis en catimini, mais ma nouvelle belle-mère est là.

— Oh, c'est chouette.

— Tu parles, papa en est à sa quatrième depuis le décès de maman. Excuse-moi de les appeler comme ça.

— Pas de problème, je comprends bien.

— Enfin, il est tombé fou amoureux d'une belle jeune femme à peine plus âgée que moi, tu parles d'un dilemme ! Enfin bref, du coup, je la connais à peine, elle vient d'emménager. Tu peux compter sur moi pour venir en Californie, sans faute.

Elle colle sa tête contre son épaule et découvre la calèche, tractée par quatre magnifiques juments noires.

— Ohhhh, je suis impressionnée.

Benjamin réitère sa prestation antérieure avec la gente dame. Un peu perdue, cette dernière salut Jenny et les invite à monter. Le bruit des sabots sur l'itinéraire pavé ne couvre en rien l'enthousiasme de ces fabuleuses retrouvailles. Assis l'un à côté de l'autre, le détective attend bien dix longues minutes avant d'engager la conversation avec leur hôte.

— Excusez-moi, je ne puis vous offusquer, mais je n'eusse pas capté votre nom.

— Lily O'Neill.

— Irlandaise, sans risque.

À ne pas s'y tromper, ses cheveux auburn trahissent ses origines.

— Ça se voit tant que ça, monsieur ?

— Oh, une erreur substantielle que je ne puisse acclamer de mon outrance, Benjamin Lemeunier, détective privé.

Glacée d'effroi, Lily tente de contenir son mal-être.

— Bien le plaisir, monsieur.

— On est arrivé, Jenny Parson.

Lily cligne des paupières. Par chance, elle sort la première de la calèche.

— Partez devant les filles, je souhaiterais m'entretenir avec vous, monsieur le détective.

— Ok, à tout à l'heure, viens, Jenny, on va faire le tour du parc.

Le quidam replace ses lunettes et marche côte à côte avec cette femme, dans l'incapacité de comprendre la nature de leur entretien. Elle s'allume une cigarette.

— Vous en voulez une ?

— Sans façon, mais merci.

Elle s'assied sur l'un des bancs de ce magnifique domaine et des larmes surviennent. À côté d'elle, le zig lui propose un mouchoir.

— Merci beaucoup. Vous croyez en la coïncidence ?

— Par ma foi, j'eusse vu bien des péripéties. Quelle peine vrille votre tourment si intense ? Si je puisse aider ?

Elle pleure de trop et sort une flasque de son sac à main.

— Votre cliente, enfin... Elles ont perdu leur frère, si je ne m'abuse ?

Il acquiesce, toujours dans le flou. Elle boit plusieurs gorgées et fume avant de poursuivre.

— Vous savez, je n'aurai aimé qu'un seul homme dans ma vie pourrie et c'est bien Josh Parson.

Les sourcils au zénith, Lemeunier cogite vite et le contenu noirâtre de la flasque fait tilt. Sa gorge nouée, il comprend son identité et son acte, nul besoin d'en rajouter. Elle s'allonge sur le dos, sa nuque sur les cuisses de Benjamin.

— Vous savez, j'aurais pu trouver des circonstances atténuantes et me jouer d'une clémence monnayable des juges pour vous épargner la corde.

— Mais du coup, je viens de réaliser, je vais le rejoindre.

Main dans la main, les regards s'ancrent dans cette tragique désillusion. Le choix, si radical, reste en soi une preuve d'amour hors-norme. L'étincelle de sa vie s'éteint d'un coup par l'arrêt cardiaque de la belladonne et c'est à son tour de s'enivrer d'une douce tristesse. Mary Corvette aura eu le dernier mot sur lui. Sans rancune toutefois. La vie va poursuivre son chemin pour chacun d'entre eux.

— Bon vent, ma chère Empoisonneuse, ce fusse un plaisir de vous connaître, même si peu.

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