CHAPITRE 8 : Coupé-Court 8-1

Le loup de tête montre les crocs. La luminosité décroît bien trop vite mais reste suffisante pour distinguer la menace. À l'assaut de l'animal, Plume-de-Faucon, le cœur prêt à sortir de sa poitrine, sort son couteau, mais le tir de Josh pétrifie la forêt. La bête gît au sol et, à peine le temps de dire ouf, qu'il a déjà réarmé le Spencer familial. Glacée d'effroi, la jument fuit.

— Cours !

Elle tressaille et part dans sa direction comme il le lui a ordonné. Pourchassée, la peur au ventre, elle émet un cri aigu au second coup de feu d'un Josh survolté. Un second spécimen passe l'arme à gauche. Transcendé par l'afflux d'adrénaline qui met en veille sa mauvaise condition physique, le chasseur fait tomber le danger comme des mouches. Le souffle court, elle le rejoint. L'espace d'un instant, les regards s'ancrent. La gratitude se lit chez Plume-de-Faucon. Le cimetière à ciel ouvert occasionne une sorte d'hésitation chez les fauves. Les hurlements empoisonnent la forêt de chênes et s'étiolent dans la pénombre de la nuit. L'interstice suffit à Josh pour recharger. Avec l'envie d'en découdre une bonne fois pour toute, il fait cracher son canon deux fois de plus. Les loups reculent, eux aussi. Les expirations saccadées se condensent sous l'influence du vent glacial. Corps-à-corps et dans l'expectative de la suite, la tournure morbide vire à leur avantage. En effet, les loups, qui meurent de faim, jettent leur dévolu sur le garde-manger constitué par leurs congénères.

Toujours sous tension, Plume-de-Faucon soutien Josh, sa tête sous son aisselle. Face à l'effort concédé, bien trop violent dans son état, il chancelle. Elle serre les dents et le maintien debout d'un bras autour de sa taille et sa main empoigne la ceinture. Il vient de lui sauver la vie, tout comme elle l'a fait avec lui. Ils s'enfoncent dans un noir presque total. À bout, Josh s'immobilise, bascule sa tête en arrière et inspire à pleins poumons, afin de retrouver une certaine normalité. Ils savent qu'ils sont loin d'être tirés d'affaire, mais l'espoir s'affiche lorsque des cavaliers arrivent, éclairés par des torches. Pied à terre, elle reconnaît sans ambiguïté cette silhouette qui vient à leur rencontre. Ils s'enlacent. Chinkawa perce la cime des arbres et crie victoire.

— Ours-Fougeux, vous faites quoi ici ?

— Rumeur, incendie. Qui ?

— Josh Parson.

Les sourcils au-delà des limites du possible, montrent la stupéfaction du jeune frère de Plume-de-Faucon. Il l'analyse de haut en bas avec son éclairage, mais le blessé perd conscience. La suite se déroule en flashs d'images, dans un mélange entre réel et imaginaire. Ses souvenirs défilent. L'odeur de la fumée. Les traits du guérisseur. Il dort beaucoup, mange et boit dans un flou maintenu permanent. L'endroit se délecte d'une odeur agréable par encens.

Il cligne des paupières et inspire un grand coup rapide. Il a délaissé la maudite forêt pour une position allongée. Torse nu, il revient à lui et essaie de savoir où il se trouve. Le passé refait surface. Il redresse son buste et serre sa mâchoire et ses poings sous l'action. Assis, les genoux ramenés, il analyse l'espace qui l'entoure. Au centre, un feu crépite et la fumée s'évade à l'aplomb, par la petite ouverture prévue à cet effet. Sans ambiguïté, il se trouve dans un tipi. Où, il ne peut rien affirmer. Il perçoit des cris, en provenance de l'extérieur. Il se frictionne le visage afin de sortir de sa léthargie et se rend compte que sa barbe a disparu, puis baille.

— Tant mieux.

Il pousse sur ses membres supérieurs, bascule sur un côté et se lève. Ça tourne.

— Wow !

Il retombe aussi sec assis.

— Bref, niveau équilibre mon gars, c'est pas le luxe.

À côté de lui, deux longues béquilles en bois. Il réitère l'opération et place les objets sous ses aisselles puis marque un temps d'arrêt. Il souffle. Pas de grosses douleurs, mais juste un moment d'adaptation nécessaire afin de recouvrir un peu de dextérité dans ses mouvements. Stabilisé, il marche tel un pingouin sur la banquise vers sa droite, où de la nourriture et de l'eau sont à sa disposition. Il se sert et se sent plus léger qu'à l'accoutumée, il ne serait expliquer pourquoi. La luminosité des flammes permet de conclure qu'il fait nuit. Sous la houlette de ces dernières, des plantes médicinales se devinent, pendues plus loin. Dessous, une sorte de meuble, joli, expose des objets du quotidien. Il tousse. Des traces de sang imbibent son poing fermé. Il l'essuie sur son pantalon et déduit qu'il est coincé ici pour un bon moment. Un miroir ovale. Une prise d'un de leurs raids. Il l'attrape et se regarde. Son rythme cardiaque manque de louper un coche. L'objet finit à plat.

— Oh ! Bon Dieu ! Co... Comment ils ont pû...

Il enfile tant bien que mal ses chaussures à l'entrée et sort. Il n'exerce même pas une once d'hésitation face à l'épaisse couche neigeuse. Le temps est calme et les étoiles scintillent de partout en cette soirée. De ce genre de nuit où la pureté s'affiche et s'affirme avec plus de vertue, plus de ténacité, plus de profondeur qu'à l'accoutumée. La poudreuse craque sous son poids, il s'y enfonce jusqu'aux chevilles. En point de mire, le grand brasier au loin, agrémenté de chants magnifiques.

Bien déterminé à faire part de sa forte désapprobation à l'auteur des faits, il erre sous les regards hilares de deux, trois autochtones éméchés. Au fur et à mesure, sa semi-colère s'estompe face aux chants élogieux et aux silhouettes qui dansent au gré des rites anciens. Le tout est agrémenté par un bruit de fond grave généré par les tambours.

Il reste stoïque devant ce spectacle dont il est le témoin si privilégié. Les autochtones, petits et adultes confondus, accompagnent la prestation en un cercle à une dizaine de mètres des immenses flammes. Le brasier, alimenté de façon régulière, crépite et le bois sec éclate par moments. Il reconnaît Ours-Fougeux avec sa tête ronde et ses traits encore juvéniles. Il porte des peintures de guerre sur son visage et vient à sa rencontre, un Tomahawk dans une main.

— Eh, dis-donc, qui a osé ?

Il éclate de rire au tableau ubuesque et pointe son index en direction du soi-disant problème.

— Coupé-Court, ami.

— C'est... ridicule.

Les bras à l'horizontale, il manque de basculer en arrière. Ours-Fougeux le rattrape, la mine toujours aussi radieuse. Ses cheveux noirs et hirsutes dansent à la moindre de ses actions, tant ils sont fournis. Josh recule, empreint d'une chair de poule de circonstance. L'échange n'a pas échappé à une minorité des convives, en particulier les plus petits.

— Bref, d'ailleurs, on est où ici ? On dirait le bout du monde.

— Wa...shi...ta.

— Wa...shi...ta ?

— WA...SHI...TA !

La hausse du volume montre un intérêt tout particulier à vouloir exhiber sa virilité, un poing qui cogne sur son torse bombé. Josh rentre dans son jeu.

— WA...SHI...TA !

La bouche grande ouverte, son injonction, puissante et grave, lui permet d'emblée d'évacuer sa frustration. Surpris par l'intensité du retour, les oreilles du jeune Cheyenne bourdonnent. Il grimace. La foule éclate de rire et cette prestation n'entache en rien la cérémonie, qui suit son cours. Plume-de-Faucon s'approche en toute discrétion, sous le charme, même si elle éprouve encore des difficultés de compréhension à l'encontre de ce genre de comportement très masculin. Son frère, même pas une once impressionnée et pourtant d'une tête de moins que le visage pâle, renchérit sur un timbre similaire, les membres écartés pareil.

— WA...SHI...TA !

Plein de panache, les visages si près l'un de l'autre qu'ils peuvent percevoir leur haleine respective, le jeune brave resplendit de bonheur à cet échange culturel si fructueux. Josh finit par en rire. Son vis-à-vis aussi. Plume-de-Faucon, très amusée par le spectacle, se fraye un passage dans la foule afin de les rejoindre. Les deux hommes se congratulent d'un salut fraternel, les mains entourant les poignets opposés.

— Non mais, plus sérieusement, qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi ce...

— Hommage Woqini, grand guerrier, mort au combat. Moi, perdu défi force voix, mais meilleur avec Tomahawk ! Viens.

Bien décidé à montrer sa vraie valeur, Ours-Fougeux s'écarte un peu, vers ce qui peut se qualifier comme un pas de tir. À cette distance, le feu délivre encore une luminosité adéquate. Le jeune homme balance sa hachette derrière lui, les mains jointes, puis jette avec dextérité son Tomahawk, qui se plante dans une cible à une quinzaine de mètres. Josh applaudit, serre ses lèvres et abdique, puis demi-tourne afin de rejoindre Plume-de-Faucon.

— Coupé-Court aller où ? Tu vouloir essayer ? Sans rancune ?

— Sans rancune, chef, je ne suis pas en état. Une autre fois, oui, tu m'apprendras.

En face de lui, sa semi-colère finit de s'estomper comme un morceau de beurre sur une patate chaude, à la proximité de la jeune femme. La mine satisfaite, elle lui tend des habits, qu'il met sans rechigner. Dans son dos, Ours-Fougeux expose son biceps tendu à bloc pour désigner à sa sœur la forte musculature du nouveau arrivé. Elle rigole à sa pitrerie et convient de la chose. D'ailleurs, elle le trouve trop beau comme ça, un vrai guerrier atypique.

— N'empêche, le chaman a dit que c'était nécessaire de te couper les cheveux à ras pour soigner ta plaie.

Ses épaules tombent. Il soupire et esquisse un sourire.

— En plus, avec la neige en fond, ça fait encore plus ressortir des incroyables yeux bleus !

Il se gratte la tête et la secoue. Les sourcils levés à son bisou furtif sur sa joue droite, il rougit comme jamais et pose une main dessus, joues gonflées. Ours-Fougeux applaudit, siffle. Plume-de-Faucon est prise d'une brève bouffée de chaleur. L'échange n'a d'ailleurs pas échappé au chef de la tribu, qui vient vers eux.

— Merci beaucoup de m'avoir sauvé. Mais ne va pas te faire des rêveries !

— Des rêveries ? Ah, je vois...

— Voilà mon père, Black Kettle.

Josh jointe ses mains à plat et le salut du mieux qu'il peut. Le sage, constitué de petits yeux noirs espiègles, fait de même, en guise de respect mutuel.

— Merci à vous pour votre aide et votre hospitalité. Je dois m'entretenir avec vous, c'est très important.

Dans l'incompréhension de la langue, il s'adresse à sa fille, qui traduit. Sourcils plissés, il acquiesce et tend un bras, afin de l'inviter à se joindre aux festivités.

— C'est lui qui te remercie. Suivre.

Sans tergiverser, ils marchent ensemble et s'asseyent. Plume-de-Faucon se positionne au centre, en fonction de traductrice.

— Coupé-Court, j'te jure !

— Mais c'est joli.

L'instant, emprunt à une incroyable délicatesse, permet à Josh de mieux considérer les alentours. Black Kettle fume le calumet, un nuage grisâtre s'évade vers les hauteurs, tels des filaments fantomatiques qui se désagrègent, comme pour mieux atteindre les étoiles.

— Et les gens sont heureux ?

— Oui, c'était le souhait de Woqini. Buvez, dansez en mon honneur, disait-il tout le temps. Il est parti avec les grands esprits maintenant et nous regarde de là-haut.

Josh opine.

— Il est où, ton faucon ?

— Jamais très loin. Il fait sa vie.

— Tu le connaissais bien, ce Woqini ?

Elle s'immobilise et reste calme.

— Je devais devenir sa femme.

Tandis qu'il réceptionne le calumet à son tour, Josh lève les sourcils et déglutit avec une certaine appréhension.

— Et pourqu...

— Grâce à ta sœur. Elle l'a défié. Il a douté et m'a redonné ma liberté. Une chance.

— Plus qu'une chance, une bénédiction.

Elle fronce les sourcils.

— Je ne connais pas ce mot.

Il fume et opte de changer de conversation.

— Pfff, ton frère mani bien la hachette.

— Oui, mais c'est surtout un très bon comédien et il doit encore faire ses preuves.

Elle retrousse sa manche. L'entaille qu'elle s'est infligée lui précise que le jeune guerrier n'a pas encore ôté la vie de quelqu'un. Black Kettle lui saisit alors son poignet, l'air grave, sa mâchoire carrée ferme. Une certaine honte accapare la jeune femme, plus par son manque de vigilance que par la répression de ses actes condamnables, mais Josh lui sauve la mise.

— Grand Sagem, je pense qu'un grand danger va s'abattre sur votre peuple.

Il relâche sa fille, front plissé, et cherche à nouveau à comprendre. Elle l'informe. Troublé, il exécute un geste vif de son menton, afin d'en savoir davantage. Josh se racle la gorge et lui repasse le calumet, qu'il ne manque pas d'aspirer, son regard ancré dans le sien.

— Il se prépare une attaque contre vous.

— Attaque ?

— C'est juste une intuition pour l'instant. Mais dès que je serai remis sur pied, j'irai en éclaireur pour trouver des preuves.

— Qui ?

— Le maire de Hovertown. Il s'est doté des services d'une bande de hors-la-loi, un certain Jacko. Ce sont eux qui ont brûlé et tué à la maison, et...

Black Kettle montre sa main grande ouverte, en guise de compréhension et de compassion. Il lui repasse l'objet. Plume-de-Faucon l'intercepte et fume à son tour, puis tousse. Les sourcils au zénith, le chef de la tribu reste d'abord stoïque, subjugué par sa fille qui brave les interdits, puis éclate de rire. La contagion l'emporte et fait un peu tomber la pression. Black Kettle explique qu'ils en discuteront le lendemain.

— Au fait, ça fait combien de temps que...

— Dix jours, Josh Parson.

— Mince alors.

— Tu veux partir trouver Jenny ?

— Non, j'avais déjà bien trop de retard lorsqu'on est arrivé là-bas. J'ai confiance en Joe et son ami Ngoma, ils sauront la libérer.

Elle est soulagée. Elle ne souhaite pas qu'il s'en aille, mais sait aussi que ce moment fatidique arrivera, tôt ou tard. Il prend dans une main son pendentif et fixe le subtile mélange de cheveux ébène et blond.

— Elle est grande comment maintenant ?

Plume-de-Faucon lève un bras jusqu'à son nez. Bluffé, il siffle.

— Elle a de grands cheveux blonds, tout comme toi.

— Bref, comme je les avais, oui.

Sa mine satisfaite l'hypnotise encore, il adore ses petites fossettes qui se creusent lorsqu'elle sourit.

— Jenny Parson m'a fait part d'une vision.

Intéressé, il écoute avec attention la suite des propos.

— Elle a vu notre peuple se faire massacrer. Des tirs, du sang partout, Chinkawa. C'était un jour neigeux, comme maintenant. Elle a évoqué un serpent aussi.

— Déconcertant. En tout cas, il se trame du vilain et je vais essayer de le découvrir, afin d'éviter un bain de sang.

Face à cette détermination, le cœur de Plume-de-Faucon s'accélère, remplit d'un bonheur encore inconnu pour elle. Le genre de bonheur qui s'immisce tels des papillons dans le ventre. Sans ambiguïté et avec toutes les complications que cela va entraîner, il danse dans son cœur. Elle meurt d'envie de franchir le pas, mais appréhende aussi les remarques des autres. Elle se lève et lui tend la main. Il accepte bien volontiers. Munis de ses béquilles et sous les encouragements des convives, il la suit jusqu'à s'intégrer à cette incroyable danse. Il la trouve magnifique et se pose les mêmes questions qu'elle. Mais il préfère profiter de ce moment inattendu et hors du commun. Adviendra ce qu'il adviendra. Ce soir, il est Coupé-Court, un redoutable guerrier Cheyenne qui drague Plume-de-Faucon. Il tourne sur un pied, chante à son tour n'importe quoi, les béquilles en l'air, et se surprend à maintenir son équilibre. À fleur de peau, elle l'accompagne, sans jamais aller trop loin. Il fait des rêveries interdites. Est-ce ça, la plénitude ?

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