CHAPITRE 3 Nouvelle vie 3-1


Le vent soulève de grosses quantités de poussière. L'itinéraire pour arriver chez d'Ngoma et ses amis s'étire vers l'ouest, le long de la réserve Cheyenne, au nord de la rivière Canadian. De surcroît, le chemin, peu emprunté dans ce secteur sauvage, oblige le chariot à rouler au pas. Aux commandes de l'attelage, Jenny. Concentrée et mise dans une situation qui la sort des prérequis sociétaux, relatifs à sa condition féminine, elle se découvre des talents cachés. Satisfaite de sa prestation, seule depuis deux heures, car Ngoma dort dans le chariot, elle en rabat un peu face à l'absence totale de chemin maintenant. Elle immobilise la carriole et perçoit les sons du cours d'eau. Le ciel gronde au loin et se tapisse de gros nuages noirs. Désorientée, elle se voit obligée de réveiller son ami.

— Désolée, Ngoma, mais je pense que j'ai dû quitter le bon itinéraire qui se divisait en deux un peu plus haut.

Une grande inspiration, puis le concerné la rejoint, encore à moitié endormi. Il grimace et plisse son front à l'arrivée du mauvais temps.

— Ah, oui, mince alors, on est à proximité de la rivière Canadian. Bon, faut faire demi-tour illico et retourner à l'intersection. Faut reconnaître que c'est ambigu lorsqu'on ne connait pas le coin.

Assis à côté d'elle, il se frotte les yeux et baille, tandis qu'elle engage la manœuvre. Quelques conseils techniques avisés permettent à Jenny de la réussir avec succès. Avant même de pouvoir réagir, Ngoma voit son initiative d'attraper son long rifle réduite à néant, par une flèche. Cette dernière vient de se planter dans le bois du premier arceau du chariot. Le cœur de Jenny vient de louper un battement. Par instinct, elle met le frein et arrête la jument.

— Ohhh !

— Juste, restons vigilants Jenny, on se trouve dans la réserve indienne.

Face à eux, deux jeunes femmes Cheyennes. La plus âgée a déjà réarmé son arc, tandis que l'autre a toujours une flèche prête à partir. Montées à cru sur deux Appaloosa, les cavalières aux longs cheveux noirs ne manquent pas d'allure. Les mains en l'air, Ngoma semble à court d'idées. Jenny déglutit, inspire un bon coup et tente une approche peu commune. Elle retire avec douceur son chapeau, puis défait son chignon, dévoilant ainsi ses longs cheveux blonds. L'effet escompté fonctionne. La plus entreprenante, très intéressée, s'avance jusqu'à sa hauteur. Elle range son arme et maintient une vigilance accrue sur Ngoma, qui se garde bien de bouger d'un cil, toujours sous la menace de l'adolescente. De sa main droite, l'ainée, visiblement fascinée, dont un avant-bras se trouve emmitouflé dans une peau enroulée autour, touche les cheveux de Jenny.

Vu l'évolution positive de la situation, Ngoma reste calme et se délecte de ce choc des civilisations. Attaché autour de sa taille, la jeune femme d'environ vingt-cinq ans expose un lièvre, tué depuis peu. Intriguée par la couleur très blonde, la Cheyenne saisit sa lame. Ni une, ni deux, elle coupe sec une longueur de mèche de Jenny, qui tressaille. Dans la foulée, l'Amérindienne prélève un échantillon sur elle-même et mélange le tout. Après une division équivalente, elle propose le résultat final à Jenny, qui la gratifie d'un geste de la tête. D'un mouvement franc, la chasseuse exhibe avec fierté ce gage de courtoisie, poing levé vers l'adolescente.

Jenny, dont le rythme cardiaque est à son paroxysme, range les cheveux dans une poche de son pantalon, puis interpelle sa vis-à-vis de l'index. Dans une gestuelle lente et prudente, elle tourne son buste vers l'arrière et attrape son Spencer dans le chariot. L'adolescente réagit vivement, l'arc pointé sur la femme blanche. Les sourcils levés, la plus sage temporise sa congénère, une main à la verticale en sa direction. Cette dernière reste un instant stoïque quant au cadeau que Jenny lui tend à l'horizontale. Une main sur sa poitrine, la jeune femme au teint mat exécute un refus de la tête. Un éclair fend le ciel au loin et les bourrasques se renforcent. Les cheveux virevoltent et se plaquent par intermittence sur leurs visages. La Cheyenne coince le petit paquet de cheveux à sa taille et siffle, le regard vers le haut.

— C'est pour vous, c'est ma faute si on s'est retrouvé dans la réserve. Regardez, dessus, il y a le nom de ma famille de gravé : Parson.

Interloquée et attentive aux propos, la chasseuse analyse l'impression artistique avec soin. Elle fait un mouvement, comme pour saisir le fusil, puis se ravise et replace ses mains sur ses cuisses, toujours en proie à une certaine hésitation. L'adolescente, silencieuse jusqu'alors, émet un son affirmatif quant au fait d'accepter l'offre. Jenny déduit que pour une femme, détenir une arme à feu doit être peu commun, voire même interdit. La guerre, c'est une affaire d'hommes. Cette analyse la pousse à réitérer son offre, afin de bousculer les traditions. Bien que la chasseuse sait qu'elle outrepasse les règles liées à sa condition féminine, elle finit par accepter. Le fusil dans les mains, l'Amérindienne semble encore perplexe, presque déroutée, puis elle lit le nom avec application.

— Par... son.

— Oui, moi, je m'appelle Jenny Parson.

— Jenny Parson.

Les lèvres étirées, elle acquiesce en guise de remerciement et de compréhension. Jenny ne peut s'empêcher de verser une larme, face à la signification très familiale induite par le long rifle. Le regard de la meneuse tourné vers l'Afro-Américain, suffit pour comprendre ce qu'elle désire.

— Moi, c'est Ngoma.

— N... Goma.

Un cri aigu perce alors le ciel. Jenny et Ngoma sursautent, tandis que la jeune femme positionne son bras droit à l'horizontale. Sur le coup, Jenny a l'impression que son sang va se figer sur place. Dans un fort battement d'ailes, un magnifique rapace vient de se poser sur l'avant-bras, ce qui ne manque pas de faire apparaître de la chair de poule chez Jenny. Les serres s'enfoncent dans la peau de bison en guise de protection, puis l'oiseau se stabilise, l'air serein. La main gauche ouverte en direction de l'animal, la dompteuse fait mine de présenter son compagnon de chasse.

— C'est quoi, Ngoma ?

— Un faucon, je crois.

La concernée opine à cette précision, puis pose sa main libre sur sa poitrine.

— Moi, Plume-de-faucon. Elle, Chinkawa. Ma sœur, Silence-de-brume. Vous, Jenny Parson. Ngoma.

— Enchantée.

— De même, mesdames.

Dans une ambiance apaisée, la chasseuse se satisfait de cette rencontre fructueuse. En signe de respect pour le cadeau qu'elle vient de recevoir, cette dernière enlève un des colliers autour de son cou et le donne à Jenny. Elle accepte à son tour cet échange autant fraternel que culturel. Avec une touche respectueuse, Jenny ne manque pas l'occasion de le mettre en place. Dans le creux de sa main, une représentation d'un faucon, taillé dans du bois. Le rapace, bien réel lui, ne guigne pas. La prestance de l'oiseau donne l'impression d'être en harmonie, presque en symbiose avec sa maîtresse et la nature environnante. Les plumes, aux attraits gris bleuté foncé, se soulèvent par endroit sous l'effet de plus en plus prononcé du vent. Dans une appréciation du volatile, dont le ventre est blanc, les intrus peuvent l'évaluer d'une taille proche des cinquante centimètres. Sur le facteur poids, l'animal doit avoisiner le kilogramme.

— Au... revoir.

— Merci beaucoup. Bonne route, répond Jenny.

Tandis que les deux silhouettes s'éloignent, Ngoma souffle à cette incroyable rencontre. Après un instant de décompression, il prend les rênes. Jenny débloque le frein et il siffle un coup, puis la jument avance.

— Elle maîtrise bien notre langue.

— Ça m'en a tout l'air. On a eu de la chance en tout cas, bravo pour ta réaction originale et pleine de sang-froid.

Le visage aux anges, Jenny tente de repasser en boucle ce moment unique avec Plume-de-faucon et Silence-de-brume. Elle cache son collier dans sa chemise, puis rattache ses cheveux en chignon et replace son chapeau. Quelques minutes plus tard, l'élément se déchaîne à nouveau avec vigueur, en provenance de l'ouest. De retour à l'embranchement, Ngoma tourne à gauche. Au loin, les gros nuages noirs s'accumulent de plus en plus et les premières grosses gouttes commencent à tomber. Un éclair perce encore le ciel. Quelques secondes s'écoulent jusqu'à ce que le bruit sourd et puissant les percute. Ngoma grimace et fait accélérer l'équidé.

— Ça va vraiment se gâter. On est plus très loin, mais on y échappera pas !

Le tonnerre gronde et annonce la couleur, comme pour renforcer les propos d'Ngoma. À peine le temps de dire ouf que la pluie déferle sur la plaine aride. En un rien de temps, le déluge grisâtre obstrue la visibilité. Ngoma invite Jenny à se mettre à l'abri dans le chariot, mais elle refuse. Enfin de l'eau, après des semaines de sécheresse. Pour elle, c'est une bénédiction. Les bras écartés et le menton relevé, elle profite du moment. Ngoma rigole à son attitude et plus il apprend à la connaître, plus elle lui injecte une sorte de nouveau souffle à la vie, un profond espoir. Une force mêlant à la fois la douceur d'une caresse que l'écorché vif du sang qui souille cette terre.

Une demi-heure s'écoule lorsqu'ils atteignent la maison, d'où une colonne de fumée s'échappe à l'oblique de la cheminée. Les éclairs, devenus sporadiques, laissent place à une pluie intense et régulière. Sur le perron, les mains sur les hanches, une jeune femme aux cheveux longs et noirs les attend. Ngoma se gare à proximité de l'habitation, Jenny récupère son sac en cuir et rejoint à la va-vite la construction boisée. Trempée jusqu'aux os et malgré le drame survenu à Hovertown, elle ne peut pourtant s'empêcher d'afficher une mine heureuse. D'une certaine manière, elle se sent renaître. Comme si son identité, qui se trouvait enfermée dans une cage à ciel ouvert, venait d'éclore et de prendre son premier envol.

— Bien le bonjour, Myrtille, je suppose ?

— C'est cela, à qui ai-je l'honneur ?

— Jenny Parson.

S'ensuit une bonne poignée de main.

— Entre donc, avant d'attraper la mort. Mon Joe n'est pas là, j'espère qu'il ne lui est rien arrivé ?

— Une grève des drivers a perturbé le trafic des diligences.

À ce moment-là, Ngoma les rejoint, après avoir mis la jument dans son box. Il enlève son couvre-chef et le secoue.

— Wouw, quelle journée ! T'inquiète pas pour Joe, il est débrouillard.

— C'est sûr, oui, mais il a le chic de s'attirer les problèmes aussi. J'aime pas ces délais rallongés, j'y peux rien. Ça fait un bail qu'il est parti pour la Californie, je regrette vraiment de ne pas l'avoir accompagné.

Ngoma s'essuie le visage et lui tapote l'épaule afin de la rassurer. Maintenant dans la pièce principale, Jenny découvre une longue table en chêne. Dessus, trois bougies tentent tant bien que mal de compenser le manque drastique de luminosité, induit par l'apparition de la pluie. D'instinct, Jenny se rapproche du feu qui crépite, mains tendues devant elle. Les flammes vacillent et se jouent d'une partition entre ombre et des lumière, dévoilant les visages, dans une perception à variation constante. Sous l'effet de la chaleur dans la pièce, Jenny baille. Myrtille, qui mesure une tête de moins qu'elle, l'invite à la suivre. Sans tergiverser, elle talonne la guide jusqu'à atteindre la chambre d'amis. L'endroit, plutôt restreint, respire le propre.

— Je pense que je vais tenter de dormir un peu, je sens le sommeil me tomber dessus.

— Pas de problème, Jenny. On s'occupera de tes habits mouillés après. Je vais te chercher une serviette de toilette.

Dans le même laps de temps, Jenny s'approche de l'unique fenêtre. Elle croise les bras, relève les épaules et se met à claquer des dents. La pluie dégouline de partout sur une terre bien trop dure pour l'absorber. En découle des grosses flaques et des traînées qui se frayent un chemin alloués par les faibles dénivelés. De retour dans la chambre, Jenny receptionne de quoi se sécher et, sortie de ses pensées, elle s'affaire à se déshabiller. Tandis que Myrtille rajoute une couverture à cause de la chute drastique de la température, Jenny pose le collier sur le petit meuble attenant au lit. L'échantillon de cheveux ne tarde pas à le rejoindre. Myrtille met une main sur sa bouche et court vers la fenêtre, puis se penche à l'extérieur et vomit. Jenny la rejoint et dégage ses cheveux ébène. Après ce mauvais passage, Myrtille se redresse et ferme les volets, puis la fenêtre. Dans cette semi-pénombre, elle s'essuie la bouche avec un coin de la serviette de bain que lui tend sa vis-à-vis.

— Félicitations, c'est pour quand ?

— Bon sang, c'est récent et j'ai déjà la dégobillette ! Merci. Faut pas croire, je suis très heureuse, on essaye depuis un moment déjà. Ça s'apparente à un miracle. J'ai hâte de le lui annoncer.

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