Adieu Hovertown 1-3

Jenny, secouée avec délicatesse par l'épaule, se réveille et cligne des yeux, puis baille. Une main devant sa bouche, elle réalise à nouveau où elle se trouve. Tandis qu'Ngoma lui tend une gourde, une sorte de brouhaha l'interpelle en provenance de l'extérieur.

— Allez, levez-vous miss Jenny, on est rendu à proximité de l'église. J'ai pris la liberté de faire appeler le pasteur.

Cette annonce s'incruste comme un coup de froid dans son être et elle se lève dans la foulée. Le goulot contre sa bouche, elle bascule l'objet et boit la quasi-totalité du liquide afin d'assouvir sa soif. Ngoma est interloqué par la photo, puis détourne son attention inopportune. Jenny lui redonne la gourde, puis range l'image dans une poche de sa robe. Au même moment, la trappe arrière du chariot bascule dans un bruit sourd, accompagnée par sa dose de poussière.

Elle sursaute.

Juste après, la toile se retrouve enroulée par un type de grande taille. Elle le reconnaît à sa silhouette oblongue, c'est le croque-mort de Hovertown. Toujours avec ses bretelles apparentes et son interminable chapeau. Il repose pied à terre et deux volontaires de circonstance se présentent alors à ses côtés.

— Je vais m'occuper de vos parents jeune fille, précise le professionnel, toiseur déjà en main.

Entre-temps, Ngoma les rejoint et dans l'arrière-plan, des gens, interpellés par ce qui s'apparente à une contestation populaire, défilent en direction d'une voix révoltée au loin. Médusée, Jenny reste spectatrice aux deux quidams qui montent dans le chariot, le faisant tanguer par la même occasion. Courbés, par nécessité et à cause du dessin octroyé par l'armature intérieure, ils ôtent en même temps leurs couvre-chefs respectifs, en signe de deuil.

— Nos condoléances, m'dame.

Elle exécute quelques pas à reculons et ils sortent les corps l'un après l'autre, puis les déposent sur un petit plateau en bois, tracté par une mule. L'attelage si particulier du croque-mort renforce la désagréable situation. L'Afro-Américain tend un bras vers Jenny et l'incite à le rejoindre. L'instant d'après, elle se retrouve avec les autres, puis replace son chapeau qui pend à son cou et remercie Ngoma d'un léger signe de la tête. Ce dernier porte une chemise, à défaut de sa veste militaire bleue. Les manches, retroussées jusqu'à mi-biceps, exposent des bras musclés. Désormais sans son couvre-chef militaire, elle découvre sa chevelure ébène dense et soignée.

— Arrêtez ça, monsieur !

L'intervention de l'ex soldat ne manque pas de surprendre Jenny, dont elle comprend l'origine, en rapport aux faits inquisiteurs du croque-mort. En effet, l'opportuniste, sans gêne, vient de faire les poches de ses parents et tient entre ses doigts quelques billets.

— Ben quoi ? Qui va me payer moi ? Vous savez ce que ça coûte, ne serait-ce qu'un cercueil ? J'vous dis pas deux...

— Combien ?

L'intonation sèche d'Ngoma accompagne son déplacement jusqu'à l'énergumène, suivie d'une main ouverte, afin de récupérer l'argent volé. Après plusieurs secondes d'hésitation, le croque-mort se résigne tout de même à le lui rendre.

— Quatre dollars pièce !

Ngoma dévoile alors une liasse de billets, dont il en sépare avec dextérité trois spécimens. Sans demander son dû, il s'empresse de remettre le paquet dans une poche de son pantalon et lui tend plus que le montant exigé. L'autre, piqué au vif, le lui arrache presque de la main. Les regards s'ancrent et se suffisent à eux-mêmes pour déterminer une animosité certaine entre les deux hommes, que tout oppose. Ngoma serre la mâchoire, rejoint Jenny et lui rend le pécuniaire de ses parents. Encore en proie à un réveil compliqué, elle tente de remettre ses idées en place.

— Merci.

— D'où vous le sortez tout ce pognon ? l'interpelle le professionnel.

Ngoma n'en fait pas cas, tandis que les deux autres hommes fixent avec soin les corps des Parson sur le plateau.

— Ben, c'est vrai quoi, c'est douteux, un nègre avec du pognon !

Ngoma ne connaît que trop bien ce genre de situation. Même après trois années écoulées depuis la fin de la guerre civile, ces propos racistes restent courants. Mais en même temps qu'il mesure Sven Parson, le responsable de l'enterrement renchérit sa provocation antérieure.

— D'ailleurs, Lincoln en a payé de sa vie. Faut pas croire que l'abolition de l'esclavage va passer dans les mœurs comme un pet de lapin sur une toile cirée ! Sans déconner !

L'Afro-Américain racle sa gorge et répond sans entrer dans son jeu.

— Tâchez de faire le nécessaire pour que ces personnes aient une sépulture et une cérémonie digne de ce nom.

À cet instant précis, le pasteur Patterson rejoint le groupe, l'air soucieux, en particulier pour Jenny.

— Allons mes enfants, un peu de tenue, je vous prie, Dieu vous voit.

Le croque-mort crache au sol, peu enclin à ce genre de propos, puis monte sur sa carriole. Les deux volontaires s'asseyent sur le plateau et la mule démarre.

— Ce sera prêt pour demain à dix heures, m'sieur le pasteur.

— J'en prends bonne note, merci.

Jenny s'approche d'Ngoma, qui tente de déterminer pourquoi la foule manifeste, à quelques encablures.

— Comment je peux vous rendre tout cet argent ? Je veux payer ma dette, tenez.

L'ex Unioniste intercepte sa main, afin qu'elle garde les quelques billets en sa possession.

— C'est inutile, miss Jenny, je le fais avec plaisir.

— Un vrai fidèle qui aide son prochain, on ne rencontre pas assez ce genre de comportement en ce bas monde hélas. Je vous présente mes plus sincères condoléances, Jenny Parson.

Le religieux exécute un signe de la croix.

— Merci, mon Père.

— Pourquoi cette grogne, monsieur le pasteur ? demande Ngoma.

— Avec cette fichue bande de hors-la-loi, les diligences se font attaquer presque tous les jours. Du coup, le driver s'est mis en grève et revendique la présence d'une escorte armée sur son itinéraire jusqu'à City of Kansas*. Ça fait plus d'une semaine que ça dure.

— Mince, ça m'inquiète pour mon ami, Joe, il devait revenir par la diligence aujourd'hui.

— Allez voir au courrier, peut-être qu'il y a un message à votre attention ?

— Bonne idée, mon Père.

Le pasteur s'adresse alors à Jenny.

— Le docteur ne va pas tarder. J'aimerais m'entretenir avec vous s'il vous plaît, seul à seule.

Elle acquiesce à la requête du religieux. Elle s'approche alors d'Ngoma, une main sur son cœur.

— Un immense merci à vous, monsieur Ngoma. Je vous serais toujours reconnaissante.

À nouveau des larmes coulent sur sa peau. Elle imbibe sa peine avec le foulard déjà trop humide, qu'elle vient de sortir d'une de ses manches, puis replace le tissu.

— Un peu de viande séchée, peut-être ? demande t-il avec un geste d'avant-bras par dessus son épaule, pouce levé.

— Sans façon, merci tout de même, je ne peux rien avaler.

— Je reste dans les parages, je pars jeter un coup d'œil au dépôt des lettres, sans me faire d'illusions, et m'installe à l'hôtel. Je vous réserve une chambre et ne vous inquiétez pas pour les frais engagés, le genre d'épreuve que vous traversez en ce moment même, ça me connait. Rejoignez-moi là-bas. Je passe par le Saloon, voir de quoi il en retourne avec cette grève. Le maire vient d'entrer, ça promet d'être houleux.

— J'accepte bien volontiers.

Il esquisse un bref sourire et se hâte de parquer son chariot un peu plus loin. Jenny rejoint le pasteur puis s'engage alors à côté de l'homme de foi dans le chemin en direction de l'église. Patterson positionne ses mains jointes dans son dos et engage la conversation.

— Le docteur Nelson va s'occuper de vous, ma fille. Il ne devrait pas tarder à nous rejoindre à la paroisse. De cette manière, vous pourrez vous laver et revêtir des habits propres. Il lui semble que les mensurations avec sa défunte épouse se rapprochent des vôtres.

Cette annonce ne la surprend pas, si une personne à Hovertown répond toujours présente, c'est bien le médecin de famille. Il reste un ami fidèle et sincère.

— Vous ne veniez plus à la messe, ma fille.

Le rythme cardiaque de la benjamine s'accélère à la vue de l'édifice protestant, avec son lot de bons et mauvais moments qui refont surface. La diminution significative de son mal de tête, qui découle de sa sieste sur le trajet, lui octroie une meilleure perception des choses.

— Je sais, mon Père.

— Cette fichue guerre a détruit bien des familles.

Elle s'immobilise et le fixe. Ce dernier, en proie à un faible strabisme, prête attention à ses propos.

— Oui. mes... Enfin, mes parents disaient que tout allait bien, mais je viens d'apprendre un lourd secret familial.

— Je vois. Peut-être que le choix du silence reste une sage décision de leur part, afin de vous protéger ?

— Qu'est-ce... Qu'est-ce que je ne sais pas ?

Le religieux se racle la gorge afin d'argumenter ses propos, tandis que Jenny détaille les deux bancs extérieurs, disposés de part et d'autre du chemin d'accès, à l'abri des grands tilleuls plantés à cet effet.

— Votre mère s'est confessée plusieurs fois.

Son intérêt revigoré, elle le fixe.

— Et... ?

— Je n'ai pas le droit de divulguer ce genre d'information, vous en conviendrez ?

Jenny serre les dents à cette annonce et appréhende la suite de cette conversation. Il reprend sa marche. Elle le rejoint et réitère son intérêt.

— Je ne vais pas tourner autour du pot, mon Père. Savez-vous où se trouve ma sœur à l'heure actuelle ? Mes parents sont morts maintenant, peut-être pourriez-vous passer outre vos vœux ?

Le religieux tousse et reste silencieux, jusqu'à s'immobiliser devant l'entrée de l'église.

— Désolé, j'ai prêté serment.

Jenny retire son chapeau, ce qui expose avec plus de détails le vilain coup de crosse sur la tête. Le pasteur plisse le front dans la foulée, par pitié ou par peur, difficile de cerner le personnage. L'instant d'après, elle passe le collier de billes boisées par dessus sa chevelure et attrape le chapelet dans son autre main. L'objet prend un aspect symbolique, tel un point d'ancrage à cette aide divine nécessaire en ces temps si sombres. Dépitée face à l'attitude du pasteur, l'arrivée du docteur, au loin, arrive à point nommé, afin de la sortir de cette discussion stérile.

— Dieu, comme toujours, nous met à l'épreuve, ma fille. Qu'allez-vous faire après l'enterrement de vos parents, Jenny ?

Ses mains serrent la croix de toutes ses forces. L'envie de crier sa rage et sa haine envers ce monde croît à chaque instant qui s'écoule, à chaque pas qui foule ce sol. Une terre trop souillée par le sang de la guerre. Une terre gorgée d'un rouge vif et arrivée à saturation par les milliers d'hommes morts pour une cause noble certes, mais qui au vue de l'altercation qu'elle vient de vivre un instant plus tôt, semble peu enclin à une réussite sans ambiguïté.

— Je n'en sais rien, mon Père. Je n'en sais rien.

— C'est compréhensible, ma fille, prenez du recul.

La chaleur s'accapare le rôle de maître des lieux et rappelle à chaque fois aux mortels son état de fragilité face à la nature elle-même. Il tend un bras afin d'inciter l'orpheline à entrer, mais elle refuse. Il lui semble peu probable qu'une prière puisse la calmer, encore moins fournir des explications rationnelles aux événements tragiques liés au décès de ses parents.

— À demain, mon Père.

— À demain, oui.

— Oh, Jenny.

Nelson se met à pleurer et écarte ses bras, une canne dans sa main droite. Elle éclate en sanglots, ses membres recroquevillés sur sa poitrine, puis pose sa tête sur son épaule. S'ensuit une étreinte sincère, tandis que Patterson disparaît dans sa paroisse.

— Lâche-toi, va, ce monde ressemble de plus en plus à l'enfer. Toutes mes condoléances ma pauvre.

Après une dizaine de secondes, ils s'écartent l'un de l'autre, puis essuient leur peine mutuelle.

— Voyons voir.

Le docteur, un peu moins grand qu'elle, positionne ses doigts sous son menton et soulève son visage afin de mieux constater les dégâts.

— C'est un vilain coup à la tête. La lèvre inférieure ne me tracasse pas. Viens, allons jusqu'à mon cabinet.

Elle acquiesce et marche alors à côté de lui. Les yeux piquent. Chose nouvelle, Nelson se déplace avec une canne maintenant, en raison de sa boiterie, un cadeau amer de son service dans le conflit. Elle range son collier dans une poche de sa robe, puis remet doucement son chapeau. Au loin, la ligne d'horizon laisse entrevoir de sombres nuages d'orages. Ils bifurquent à droite et empruntent la voie principale de Hovertown qui dessine un faux-plat. Le docteur sort sa pipe, puis l'allume, délivrant quelques colonnes de fumée grisâtres.

— Depuis quand ?

— Depuis la mort de ma femme. Deux années déjà, le temps file ! La maladie aura eu raison d'elle.

Jenny n'insiste pas, l'intonation de sa voix se rapproche de la sienne. Le malheur assène toutes les familles en ce bas monde, d'une manière ou d'une autre. D'ici, on a vite fait le tour des deux, trois magasins. Devant le Saloon, la contestation populaire monte, car sans diligence, pas d'approvisionnement non plus. En face, le bureau du shérif. La mairie, quant à elle, se fourvoie une petite place parmi les derniers services délivrés à Hovertown, tels qu'une épicerie et un coiffeur barbier. Le cabinet, qui n'est autre qu'une pièce aménagée de l'habitation du docteur, se dévoile sur leur droite en une porte et une fenêtre sur une paroi boisée. Nelson ouvre le portillon d'accès, puis referme après leur passage. Il sort une clé et déverrouille la porte d'entrée.

Une fois à l'intérieur, l'homme éteint sa pipe et la jeune femme reconnait l'endroit. Si d'un côté, l'essor de Hovertown a modifié le paysage à ses débuts difficiles, depuis plusieurs années, les choses sont restées immuables. Sur sa gauche, une porte ouverte donne sur un local avec une baignoire, attenant au bureau du médecin. En face d'elle, entre deux fenêtres, vue sur l'église en prime, un long meuble avec des instruments chirurgicaux et des médicaments, en majorité à base de plantes et d'opiacés. Puis Nelson se munit d'une des trois chaises présentes au centre, pose sa canne dessus et invite Jenny à s'assoir sur le lit, situé à l'opposé du bureau. Une fois son chapeau retiré, Jenny prend place. L'auscultation ne dure pas longtemps, le docteur attrape une bouteille d'alcool, puis imbibe un gros morceau de coton sur la plaie.

— Attention, ça va piquer un peu ma chère.

Elle appréhende l'instant. Mais au final, ce sont plus les émanations qui la gêne, que l'effet désinfectant du produit.

— Inutile de faire des points de suture, faut laisser à l'air libre, l'impact reste plutôt superficiel à mon avis. D'ici à quelques jours, on y verra plus rien.

L'argent récupéré par Ngoma apparaît dans les mains de Jenny.

— Merci. Ma richesse actuelle se cantonne à ceci, docteur.

Nelson stoppe son geste.

— Te fais pas de bile. Si je devais faire les comptes à chaque fois qu'un habitant exécute une action favorable en ce qui me concerne, il reste fort à parier que ma dette atteigne une somme indéchiffrable. De plus, je te revois encore comme si c'était hier, à l'arrivée de tes parents ici, dans les bras de Margaret.

L'homme, la tête baissé, lâche un soupir d'amertume. Jenny réalise alors qu'il peut peut-être lui délivrer une ou deux informations sur sa sœur disparue. Elle sort la photo et la lui montre. Interloqué, il la prend avec attention.

— Mon frère s'apprête à revenir. Aucune date précise toutefois. Cependant, je sais maintenant que mes parents...

— Je connais votre histoire, Jenny. Mais ma profession m'oblige une certaine éthique et par conséquent au secret professionnel, tu comprends, j'espère. Cet acte, pfff...

Il secoue la tête. Les yeux de Jenny exécutent des va-et-vient verticaux, comme perdus dans un espace sans point d'ancrage. Elle déglutit et à sa grande surprise, le goût de vomi refait surface.

— C'est dénué de bon sens, mais d'un autre côté, je peux comprendre leur choix afin de fuir la misère en Suède. C'est toujours facile de critiquer les actes répréhensibles de quelqu'un, tout le monde fait ça, mais personne ne se regarde.

— Je suppose que vous avez raison.

Il se munit de sa pipe et l'allume. Après quelques bouffées, il agrippe sa canne et se dirige vers la fenêtre, qu'il entrouvre.

— Elle s'appelle Mickaella, envoie-t-il, ses sourcils gris levés.

Jenny, déstabilisée par cette annonce, perçoit une bouffée de chaleur à cette information. Elle se lève alors et rejoint Nelson. Elle tient le chapeau dans ses mains et exerce une rotation de celui-ci dans un perpétuel geste circulaire. Son cœur se met à accélérer.

— En qualité de votre médecin de famille, tes parents, au fil des années, enfin, tu comprends, je suppose ? T'es plus une gamine.

Elle acquiesce et suffoque à l'appréhension de la suite.

— La vie de ta sœur est, pour sûr, bien meilleure qu'elle ne l'aurait jamais été en restant avec vous. Veux-tu connaître le nom de sa famille d'adoption ?

Elle n'en croit pas ses oreilles, sa poitrine tambourine et elle inspire profondément.

— S'il vous plaît, oui.

Elle ne sait même pas par quel miracle ses quelques mots viennent de sortir de sa bouche.

— C'est un riche homme d'affaires de New York, du nom d'Egbert.

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* City of Kansas : intégrée à l'état du Missouri (confédérée) en 1853, en frontière avec le Kansas (unioniste), cette ville devient Kansas City en 1889.

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