Fin

Il se releva vite fait en ramassant la pierre et chercha d'où elle venait. Un groupe d'hommes cagoulés marchait vers lui à grands pas et l'un d'eux cria:

- Où vas-tu comme ça ? Tu ne vois pas que c'est barré?

Son téléphone sonna et il sut sans même décrocher que c'était sa femme qui appelait. Il se dépêcha alors de remonter sur la moto, oubliant un instant l'affreuse douleur à la tête, et décida cette fois, pour éviter de contrecarrer ces hommes, de passer sous le viaduc. Il tint fermement ses mains agrippées contre les poignées puis tira l'embrayage. Il tenta de passer sur les côtés, risquant de tomber encore une fois. Son habilité lui permit de traverser la barricade, non sans peine. Il regarda son tableau de bord et l'aiguille montait à mesure qu'il accélérait.

Il jeta un coup d'oeil rapide derrière lui et vit les hommes abandonner. Il respira à fond avant de se reconcentrer sur la route.

***

Tony entra en trombe dans l'hôpital, bousculant les gens sur son passage et hélant le nom de sa femme. Le sang coulait encore de sa tête mais il ne s'en préoccupait pas. Il bascula sur le côté et en arrière plusieurs fois mais prit sur lui-même pour s'empêcher de tomber. Il chercha Anne des yeux mais ne la vit toujours pas. La place où il l'avait laissée était occupée par quelqu'un d'autre.

- Où est ma femme? Demanda-t-il essayant de se tenir droit. Elle était assise juste ici.

L'homme ne semblait pas comprendre. Il venait juste d'arriver avec un malade et n'avait vu personne occuper cette place.

- Elle s'appelle Anne. Vous l'avez vu?

Il secoua la tête. Tony continua de chercher. Reprenant conscience de la situation, il se dît qu'elle devait être en salle d'opération. Il se rendit rapidement à l'administration et passa devant la file pour faire face à la caissière. Il tira de sa poche les 850 gourdes qu'il venait de gagner et les lui tendit.

- Voilà. Donnez-moi mon reçu.

La femme le regarda tristement et hésita. Il ne s'était même pas rendu compte qu'il donnait plus d'argent qu'il ne devait.

- Pourquoi vous me regardez comme ça? Allez. Prenez. Reprit-il.

- Votre femme est...

- Je sais, la coupa-t-il. Vraiment merci d'avoir fait ça pour moi. Prenez l'argent et indiquez-moi la salle.

Des chuchotements se firent entendre dans la salle. Ceux qui assistaient à la scène depuis que Tony était entré ce matin dans l'hôpital avec sa femme essayaient de répondre aux autres qui se questionnaient.

- C'est le mari de cette femme enceinte qui vient de rendre l'âme. Expliqua un viellard à une dame assise près de lui.

- Qu'est-ce-que vous avez dit? Lui demanda Tony qui avait entendu.

Des regards s'échangèrent mais personne n'osa prononcer un seul mot. Certains malades avaient oublié leur douleur pour compatir avec lui dans leur silence. Il regarda leurs mines tristes et rît nerveusement:

- Qu'est-ce-qu'il se passe?

Il suivit le regard de la caissière dans un coin de la pièce et aperçut le visage blême de sa femme allongée sur le dos sur le sol froid et le sac sous sa tête. Il se figea un moment, perdant le contrôle de la situation. Son coeur se serre et les larmes lui montèrent aux yeux tel un torrent. Son regard partait des médecins et infirmières indifférents qui passaient près du corps de sa femme, vaquant à leurs activités.

Tous les moments forts de sa vie se défilèrent devant lui tel un film. Il se souvint comment il avait tout abandonné pour suivre Anne, comment ils avaient pu surmonter bien de choses ensemble. L'amour ayant toujours été au centre, ils vivaient leur vie paisiblement malgré la faim qui frappait bien des fois à leurs portes, l'insécurité à laquelle était soumise son quartier et dont le gouvernement s'en foutait. Il se vit embrasser son ventre avant de quitter l'hôpital et se rappela même de la douceur de ses lèvres. Ils n'avaient pas beaucoup de moyens mais c'était assez pour vivre à trois. D'ailleurs, lorsque Anne lui disait qu'elle ne voudrait pas que sa fille ait eu faim comme eux, même pas une fois dans sa vie, il lui avait répondu qu'il travaillerait le jour et la nuit pour que cela n'arrive jamais. Ils s'étaient consentis que si quelqu'un souffrirait pour une quelconque raison, ce serait eux et non leur princesse.

La réalité le fit secouer d'émotions lorsqu'il se rendit compte de ce qui s'était passé. Ses membres se réactivèrent et il courut vers Anne. Dans l'espoir de la réveiller, il s'accroupit près d'elle et plaça ses mains contre ses épaules et la secoua fortement:

- Anne?...Chérie, réveille-toi. Je suis là maintenant...Regarde, j'ai réussi à gagner les 250 gourdes...J'ai même un bonus.

Les autres prirent pitié et l'un d'eux s'approcha de lui pour l'arrêter mais Tony le poussa légèrement. Il continua à répéter des mots qui n'avaient aucun lien entre eux.

- Réveille-toi. Ordonna-t-il. Le jeu est fini maintenant. On va se tirer de cet hôpital de merde et je te ferai moi-même accoucher. Ça doit être facile, hein? En voyant les incapables qui sont là pour ça. Nous garderons l'argent pour autre chose. Après, on se tirera de ce pays. Je te le promets, OK?

Il posa sa tête légèrement contre son ventre puis entremêla ses doigts avec les siens. Il n'était pas question qu'il accepte que tout était fini.

- Dis-moi que tu es encore là, je t'en supplie. Pleura-t-il. Tu ne peux pas me faire ça, Anne.

Ses attentes ne se comblèrent pas: sa femme n'allait plus jamais se réveiller et sa fille ne verrait jamais le jour. Il s'était donné tout ce mal pour rien. Il avait pris tout ce risque pour revenir trouver sa femme morte. A qui la faute? Encore une fois, il se maudit d'avoir été haïtien.

Il revint sur ses pas et après avoir ramassé par terre les billets qu'il avait gagnés tout à l'heure, il se dirigea vers la caissière et les lui jeta dessus.

- Je vous donne votre argent. Rendez-moi ma femme.

Tony tomba sur ses genoux, retenant sa tête dans ses mains et pleura amèrement. Sa douleur à la tête s'amplifiait mais c'était le moindre de ses soucis. Il ne pouvait s'empêcher de penser à sa femme qui dégageait tant d'énergie et avait la joie de vivre malgré leur situation financière. Encore une fois, il refusa d'admettre sa réalité. Était-ce donc vrai qu'il ne la reverrait plus jamais rire? Et sa fille...ne la verrait-il donc jamais courir dans la maison, aller à l'école ou même l'entendre l'appeler papa? Toutes ces scènes qu'il s'était montées dans sa tête comme se disputer avec sa femme rien que pour changer une couche, ne se concrétiseraient pas non plus?

Il regarda autour de lui lorsqu'il se leva, essuyant du revers de la main ses larmes. Des malades s'agitaient par terre et réclamaient des soins. D'autres suivaient de près la scène, une excuse pour se distraire de leurs propres douleurs. La caissière qui n'avait rien pu dire hésitait à appeler les agents de sécurité. Tony s'empara du sac qui était sous la tête de sa femme et le fit glisser à ses pieds.

- Prenez. Tout cela vous appartient. Dites à votre supérieur comment cet hôpital , soi-disant construit pour sauver des vies, m'a enlevé ma femme. Je ne porterai pas plainte pour des criminels devant des criminels. Aux grands dignitaires de l'état qui iront peut-être présenter leurs condoléances à la famille sous les ondes pour faire bonne figure, felicitez-les de ma part. Ils ont bien travaillé au malheur de cette nation.

Tony s'empara du corps de sa femme et quitta l'enceinte de l'hôpital sous les regards incompris de tous. Il la fit monter sur sa moto, déposant sa tête contre son torse et utilisa son ceinturon pour l'attacher à lui, autour de sa taille. Il garda ses mains bien ajustées aux poignées au cas où elle viendrait à basculer.

***

Personne jusqu'à aujourd'hui ne sut vraiment ce qui était arrivé à ce chauffeur de taxi-moto. Certains racontèrent qu'il s'était fait sauter avec sa femme sur sa moto en traversant exprès des caoutchoucs en feu qui servaient de barricades. Une deuxième théorie avança qu'il avait simplement enterré sa femme et profita de l'un de ces voyages périlleux en bateau auxquels s'adonnaient bon nombre d'haïtiens pour fuir leur malheureux sort.

En tout cas, quelque soit la théorie qui s'avère vraie, la vie était bien meilleure qu'ici...même en enfer.

Fin

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