Chapitre-4:
Présent- 13 mars 2018
La serrure se débloqua et les lumières s'allumèrent, révélant au grand jour les instruments. Meika inspira profondément et l'odeur du bois et des cuivres emplit ses poumons. Chaque midi, elle s'offrait ce moment. Pendant que son violon restait au chaud dans son placard, la jeune adolescente profitait de l'endroit désertique pour s'initier au piano à l'aide de tutoriels. Le téléphone, devant les yeux et les doigts sur les touches, elle essayait de jouer. Les couloirs dans ce coin du lycée demeuraient vide et ses mauvaises notes ne gênaient personne. La porte s'ouvrit timidement et Meika s'arrêta de jouer.
— T'as progressé depuis la dernière fois ! complimenta Maria.
Sa coupe afro l'avait directement alertée. Habituée à son silence, elle s'installa à la batterie. Leur cœur s'était mis à battre plus fort. Leur regard criait toujours la même chose : pourquoi en étions-nous arrivées là ?
— Veux-tu qu'on joue Believer ?
Pendant quatre mois, elles avaient appris à se connaître, à s'accorder pour pouvoir jouer ensemble. Tous ces efforts avaient été balayés du jour au lendemain. Elle soupira et hocha la tête. L'ordre du départ se fit avec trois coups de baguettes et toute la pièce s'anima. Elle avait vraiment du mal à être en rythme, la nostalgie engourdissait ses doigts. Ses paroles se libéraient du bout des lèvres, comme un murmure à elle-même :
— I'm fired up and tired of the way that things have been... *
*Je suis gonflé à bloc et je suis fatigué de la façon dont les choses se passent...
***
Meika réalisa ce qui venait de se produire à la sortie des cours. Pendant trois minutes, elle avait pu de nouveau être en symbiose avec Maria. Les humains évoluaient sans cesse, mais parfois les chemins étaient tellement éloignés que cela ne pouvait pas marcher. Elles avaient préféré changer de trottoir.
Le prochain bus passait dans une heure. Elle voulait se promener en ville pour combler son ennui. Au début, elle sentait une légère douleur dans son crâne, mais à chaque pas, la douleur l'empêcha d'avancer. Elle fouilla machinalement dans son sac pour prendre un médicament. Sa bouche était trop sèche pour qu'elle parvienne à l'avaler correctement.
Assise sur son banc, elle se frotta les yeux de plus en plus fort. Ce n'était pas la première fois qu'elle avait une crise. Malheureusement, elles étaient de plus en plus fréquentes. La mise au point ne se fit plus et elle paniqua. Discernant les formes, elle s'engouffra au hasard dans ce qui semblait être un bar.
— Madame ? Vous allez bien ?
Un frisson lui parcourut l'échine. Elle mima qu'elle ne parlait pas.
— Nath' ! T'es pompier, tu sais quoi faire, s'exclama de nouveau le serveur.
— Volontaire, j'ai arrêté la formation, rectifia-t-il en s'approchant.
Elle bascula en avant, le souffle court. Il lui prit le poignet pour prendre son pouls et souffla des instructions. Ses yeux noisette la fixaient intensément. Il enleva le manteau de la lycéenne et sentit ses frissons à travers son gilet. La vue de Meika cessa de se troubler et elle entendit :
— Installez-vous sur la chaise.
Elle avait déjà entendu cela quelque part.
Il la questionna encore pendant cinq bonnes minutes, en alerte du moindre signe qui nécessiterait d'appeler ses confrères. La démangeaison s'atténua et on la laissa tranquille pour qu'elle récupère. Les clients l'oublièrent assez rapidement. Meika se sentit un peu honteuse d'avoir attiré autant l'attention sur elle. Elle savait au fond d'elle que ce n'était pas normal. Ces réactions arrivaient à des moments précis de la journée : en général en fin d'après-midi. L'employer nommé Tao lui offrit un verre d'eau et elle s'empêcha de le boire trop vite. Tout en nettoyant une machine, il donnait des conseils.
— Je suis content que tu viennes me voir plus souvent, tu m'avais manqué. Ton père va voir la vérité en face, t'inquiète pas pour ça, assura le quarantenaire au rouquin.
— Je vois pas comment tu peux le changer, souffla ce dernier en buvant sa limonade.
Meika fronça les sourcils, elle le reconnut, grâce sa chevelure et sa voix. Il était sapeur-pompier, donc elle ne pouvait pas se tromper. C'était celui qui s'était occupé d'elle lors de la mort de George.
— La nature a permis l'amour d'exister et autre chose pour y aider.
— Ferme-là ! Je veux pas m'imaginer ce que vous faîtes ensemble, ça me regarde pas.
Amusé, il le fouetta avec la serviette. Meika rit spontanément, se faisant remarquer au passage.
— Petite, ça va mieux ?
Elle hocha la tête et lui sourit pour le remercier de son verre.
— Trop d'émotions pour ce vieux, blagua son ami. Je me rappelle de vous, vous êtes Meika Faullier, n'est-ce pas ?
Elle se tourna un peu plus sur son siège pour acquiescer.
— Tu fricotes avec des jeunes maintenant.
Elle sourit nerveusement.
— Sers-lui à boire au lieu de me faire passer pour un pédophile, je viens juste d'être majeur.
— Tu bois encore de la limonade !
La figure du jeune adulte se défigura pendant une seconde, mais il se reprit. Elle capta ce changement d'attitude. Depuis qu'elle était spectatrice, elle voyait les micro-expressions. Ces dernières étaient une mine d'or d'informations. Elle but cette fameuse boisson gazeuse pour les jeunes. Sa main se serra autour de son verre, elle avait peur d'avoir une nouvelle crise.
Leur conversation se relança et elle en profita pour sortir l'album, afin de se changer les idées. Elle tomba sur un certificat de décès de Henry Charles, qui datait de 1972. Il était mort d'un infarctus. Derrière la première page, une photo était pliée. C'étaient deux hommes devant un magasin, l'un dans un costard un peu trop grand et l'autre en tablier. Son torse nu dévoilait un tatouage de corbeau. « C'est sûrement Henry et George », pensa-t-elle en tournant la page.
Ensuite, elle fit face à un père qui tenait un bébé dans ses bras. C'était un faire-part de décès au nom d'Abigaëlle Levy. Elle était d'origine israélienne et de nationalité française.
« Notre enfant a le droit d'exister, plus que dans notre cœur. »
Les dates lui firent un pincement au cœur : 8 novembre 1981 – 10 novembre 1981. Elle intercepta un coup d'œil appuyé de son voisin sur le cliché de la petite famille. Il tourna la tête et attrapa son manteau.
— Au revoir monsieur Clerc ! cria Tao en lui souriant. Ou Nathanaël si tu préfères. Non, Nathou c'est mieux.
— C'est ça, marmonna-t-il en évitant le regard de Meika. À demain !
L'étudiante resta interdite un instant, elle n'eut pas eu le temps de le remercier pour tout à l'heure qu'il avait déjà filé.
L'heure tournait et elle commençait à s'ennuyer ferme. Affalée sur le bar, elle avait une vue sur son arrêt de bus. Elle y jetait sans cesse des coups d'œil, comme si le chauffeur allait décider de prendre de l'avance. Son attention fut attirée par la pile de journaux. Elle se leva et en attrapa un. Ses sourcils se joignirent et sa bouche s'ouvrit dans un o muet. Un article ressassait l'affaire de Rory Clerc. Elle se souvint de la conversation entre Katy et la voisine à ce sujet. Meika était persuadée que le pompier était un membre de sa famille ou alors un cousin proche. Elle eut la confirmation de cette hypothèse quand le barman rechigna :
— Ils n'en ont pas marre de parler de Rory !
Elle se sentit visée et ferma la page, honteuse. Tao lavait ses verres avec un regard dédaigneux.
— Tu devrais lire les interviews, c'est hilarant. Une mère avait peur que son fils ait pu être influencé par lui. À croire qu'il avait la peste !
Il parlait de la mère de Gabriel et de Mathilde. Son ton amical revint et il s'excusa :
— Excuse-moi, petite, en ce moment j'ai tendance à être irritable. N'attendais-tu pas le bus ? Il est là.
Elle partit à toutes jambes, non sans saluer chaleureusement le barman. Elle n'aurait jamais pu s'imaginer cette journée. Ses cils papillonnaient encore plus que d'habitude, voulant chasser la sensation de sécheresse.
Un détail peut changer une vie et même la sauver, si on y accorde de l'importance. L'empathie est si dure à trouver, quand le désespoir s'empare de nos pensées.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top