Chapitre-21 :
Présent- 10 mai 2018
Une vague de personnes déferla dans la petite pièce. Meika ne s'attendait pas à une telle effervescence. Depuis ce matin, elle se divertissait avec Rory en s'imaginant la vie des passants. Ils avaient même tenté d'interagir avec les pigeons du coin. Les enfants avaient une source sans fin de jeux et l'adolescente avait pu expérimenter le retour à l'enfance grâce au rouquin. Ce dernier affichait une mine réjouie. Elle se mit correctement sur son fauteuil, comme s'ils allaient la réprimander sur sa posture.
Ses parents ne portaient plus les tenues réglementaires depuis un bon moment déjà. Les raisons de ce laxisme étaient encore obscures mais les membres de la famille s'en accommodaient parfaitement. L'ambiance était moins médicale et ils avaient moins conscience de l'état dans lequel était leur fille.
— Maman, nous ne pouvons...
Solange était suivie de près par l'infirmier qui leur lança un bonjour formel, avant de s'occuper de la patiente. L'attention des deux fantômes augmenta. La discussion de la veille ne s'était effacée de la mémoire de personne. L'infirmier avait tout entendu et la grand-mère ne le lâcherait pas. Il était désormais embarqué dans toute cette histoire.
— J'imagine que c'est vous le mystérieux contact de ma mère, affirma Katy en échangeant un regard entendu avec l'aînée.
— On souhaitait vous remercier, reprit Fabrice en mettant le bras autour des épaules de sa femme. Non seulement vous vous occupez de notre fille mais vous nous permettez de la voir plus souvent.
Leur sincérité fit frémir Meika. Rory baissa la tête. Elle n'oubliait pas que Katy trompait son mari, ce couple idéal n'était qu'une chimère. Si elle ne l'avait pas vue embrasser un autre homme, elle aurait cru à ce duo. Elle ne partagea pas ce point de vue avec son voisin, inutile d'en rajouter une couche.
— Je fais de mon mieux, remercia-t-il. Madame Smith a elle aussi œuvré pour le fonctionnement de l'hôpital. Ce n'est qu'un maigre dédommagement pour tout ce qu'elle a fait.
— Tant d'éloges ! Chérie, tu dois connaître son père, Jean Leroy. Il venait souvent à la maison. Il te gardait quand je faisais mes gardes.
L'infirmier machinait les tuyaux mais la conversation semblait si naturelle, qu'ils en oublieraient presque qu'ils se trouvaient dans une chambre d'hôpital.
—Oui, c'était aussi un bon médecin, il m'a facilement aidée quand je faisais des crises d'angoisse.
La lycéenne n'était pas au courant de ces antécédents.
— La dernière fois que je vous ai vu, vous n'étiez qu'un gamin. C'est impossible de parvenir à adopter en n'étant ni marié, ni en couple hétérosexuel. Les contacts ont dû servir. Heureusement, aujourd'hui, nous faisons des progrès. Vous n'avez pas l'air beaucoup plus âgé que Meika.
Le fantôme sentit au fond d'elle un poids se dissoudre. Le visage de Maria lui vint en mémoire.
Les yeux verts du barbu se posèrent sur le corps inerte et revinrent vers eux.
— Je n'ai que dix-neuf ans. J'ai sauté plusieurs classes, c'est pour cela que j'exerce ce métier en étant si jeune, répondit-il humblement.
La génitrice le félicita et le questionna sur son choix d'être infirmier. Ce dernier avait terminé les vérifications et se tenait au pas de la porte.
— Nous avons moins de responsabilités et... J'aime bien me tenir dans l'ombre.
Il s'apprêtait à partir mais Katy n'en avait pas terminé. Décidément, les attraits des Smith n'étaient pas que dans le physique asiatique mais aussi dans la tendance à la manipulation.
— Que pensez-vous du cas de ma fille ?
Ces paroles faisaient écho à celles de Jean, il se reforgea.
— Il est sous le secret médical, il ne peut pas vous divulguer toutes les informations, clama Solange sous un ton d'avertissement.
— Pourquoi dites-vous qu'elle n'a rien ? Cela fait des semaines qu'on nous rabâche toujours les mêmes choses, intervint Fabrice.
— Calme-toi, il ne fait que son travail, apaisa sa femme en s'efforçant d'appliquer son propre conseil.
Le jeune adulte paraissait mal à l'aise. Il aimerait prendre la parole mais les yeux en amande de l'aînée l'en dissuadèrent.
— Elle est dans le coma et nous ne pouvons rien y faire, tonna la doyenne. Il est temps de l'accepter. Il faut attendre qu'elle se réveille.
Meika se triturait les doigts, frustrée ne pas avoir de pouvoir sur la situation. Quant à Rory, il observait les adultes d'un œil mauvais.
— Comment peux-tu en être sûre ? As-tu écouté ce qu'ils disent depuis quarante-quatre jours ? C'est la première fois qu'on voit ça.
Elle ne haussait pas le ton, au plus grand bonheur de Meika, qui ne souhaitait pas assister à une nouvelle dispute. La mariée la fixait avec suspicion.
— Que me caches-tu ?
La liste des secrets était longue.
— C'est à propos de Joël c'est ça ? Sinon tu m'en aurais parlé, devina-t-elle en levant les yeux au plafond.
Les traits creusés par les années se crispèrent à la mention du prénom tabou. Baptiste n'osait se défiler, de peur d'attirer l'attention sur lui. Il était aussi curieux. Comment lui en tenir rigueur ?
— Pas besoin de faire les gros yeux maman, Fabrice sait déjà tout, râla-t-elle.
— Depuis quand étais-tu au courant au sujet de George ? demanda Solange à son beau-fils.
— L'infirmier a le droit de connaître le lourd secret familial alors que personne ne devait le savoir, s'étonna la fille en le désignant. Tu t'es radoucie.
Les Smith avaient tendance à utiliser le sarcasme, la petite-fille ne dérogeait pas à la règle. Finalement, elle ressemblait réellement aux deux femmes. L'humour se transmettait-il comme le don par le sang ?
— Il a appris l'heureuse nouvelle il y a un an, juste après notre petite dispute.
Le fait qu'elles ne se soient plus parlées durant plusieurs mois venaient de là : Solange ne souhaitait pas reconnaître le lien de parenté de George devant la famille. Meika se lamentait : la conduite égoïste d'un seul homme avait encore un impact des décennies plus tard.
— Revenons au sujet principal, encouragea Fabrice pour éviter que la tension ne monte trop.
Meika posa ses coudes sur ses cuisses et joignit ses mains, prête à voir où Solange serait prête à aller. Dira-t-elle toute la vérité ?
— Je ne suis pas sûre que ce soit nécessaire. Il faut juste me croire sur parole : elle va s'en sortir, marmonna Solange.
— Tout sauf votre respect belle-mère mais nous avons le droit de savoir, surtout si cela concerne notre enfant.
Il avait repris son sang-froid et parlait avec une intonation apaisante.
— Mes chéris, c'est compliqué.
Meika n'aurait pas été choquée si Katy en venait aux poings.
— Il a lui aussi été dans le coma et il a réagi de la même manière.
La cadette fut étonnée par son aveu. Baptiste se détendit, il n'aurait pas à leur mentir.
— Pardon ? s'égosilla son père.
La jeune adolescente avait l'impression d'assister à un mauvais feuilleton télévisé. Ils étaient tous raides comme des piquets et leurs répliques s'enchaînaient mal.
— Excusez-moi, je dois continuer à travailler. Si vous avez des questions, veuillez interroger la médecin du service, s'exclama l'infirmier avec empressement. Bonne journée.
Cette fois, il fila avant que quelqu'un ne l'interrompt.
— En quoi cela aurait un impact sur elle ? poursuivit Fabrice comme si de rien n'était.
« Sur beaucoup de choses papa », songea l'esprit.
***
Une tasse de café dans de nombreuses mains, un thé à la mangue dans celles de l'aîné et la discussion put reprendre. La curiosité de Rory le rendait ingérable, il n'arrivait plus à lire dans les pensées. Meika était en attente, elle allait avoir la confirmation de cette hypothèse folle, émise vingt-quatre heures auparavant.
Solange ne désirait pas s'étendre sur le sujet. Joël n'était pas une preuve que Meika s'en sortirait.
— Puisque nous en sommes aux confidences, souffla Katy en attrapant son sac, j'ai quelque chose à t'avouer. J'ai découvert qui était mon géniteur à mes quatorze ans.
Les deux autres femmes de la famille fermèrent les yeux, l'une, consciente que son secret lui échappait, et l'autre, prête à entendre la vérité. Le couloir était vide, seuls quelques chariots roulant au loin entravaient le silence imposé par Katy.
— Quand je n'étais encore qu'une ado, je voulais au moins voir quels traits de son visage j'avais hérités, continua-t-elle apportant à ses fines lèvres, le café brûlant. Adriel était de toute manière mon véritable père, celui avec qui j'ai grandi. Alors même si je le retrouvais, il ne serait qu'un inconnu par rapport à lui.
Elle baissa la tête, révélant son chignon défait.
— Son surnom, Tonton jojo, était la seule chose que j'avais.
Les yeux noirs de la jeune asiatique s'écarquillèrent. Tonton jojo était son ami imaginaire, celui qui l'avait accompagné pendant ses longues heures de solitude, celui qui avait joué avec elle, qui l'avait rassurée. Elle s'en souvenait maintenant, elle l'avait enfoui dans sa mémoire, elle avait classé ce personnage comme étant le fruit de son imagination débordante. Alors, il lui apparaissait sous forme de fantôme. Pourquoi ne voyait-elle que lui ? George était ensuite revenu dans sa vie et l'avait fait disparaître. Une boule se forma dans sa gorge. Il avait veillé sur elle durant ses premières années.
— Il s'appelait ainsi quand il t'envoyait des lettres d'amour. Elles étaient si belles, remplies de promesses les plus folles. Vous n'étiez pas encore mariés quand vous m'avez eu mais vous aviez tellement de beaux projets.
Sa voix tremblait. Meika s'assit en face d'eux, le tableau n'était pas beau à voir. Solange était pétrifiée et n'osait pas regarder l'interlocutrice en face. Fabrice enlaçait fermement les doigts de sa compagne. Rory restait en retrait, il voyait maintenant le revers de la médaille : derrière ses sourires et ses embrassades amicales se trouvait un passé encore difficile à porter.
— J'ai lu un simple article dans le journal régional.
Elle le sortit de son porte monnaie et déplia le papier avec délicatesse. Il partait littéralement en miette. Le fantôme s'approcha. Le titre était encore lisible : « Notre tonton jojo, sauveur d'Henry Charles ». Son identité était révélé plus loin. Elle l'avait lu trois jours auparavant, aux côtés de Nathanaël.
— Tout était cohérent : son âge, sa description dans l'article. Il n'y avait malheureusement pas de photo de lui. J'ai fait mes petites recherches pendant des mois et j'ai trouvé le magasin en question. J'étais prête à l'affronter.
Elle s'arrêta un instant pour observer les réactions.
— J'avais l'adresse, l'argent nécessaire, le trajet en tête mais je n'ai pas réussi à y aller. Puis, les années sont passées, j'ai changé de nom de famille à vingt-deux ans. Ce nouveau patronyme, Smith, était ma véritable identité.
Ses mots se perdirent dans sa gorge. Pourquoi George avait-il mis cet article dans cet album ?
— Il savait que je désirais faire une croix sur lui. Certes, c'était seulement un nom d'usage mais cela me permettait de renier Pikerman de ma vie. Il n'allait pas m'en tenir rigueur, lui aussi avait décidé de renoncer à sa propre identité en devenant George Miret.
Solange sourit tendrement à sa progéniture, les pupilles pétillants d'amour et d'émotions.
— Alors j'ai fait une copie de ma demande à l'état et je suis allée dans le magasin. Bien sûr, il n'était plus là depuis longtemps mais le nouveau patron le connaissait. Alors, je l'ai supplié de le lui faire passer.
Et elle s'était retrouvée dans l'album.
— Puis après la mort d'Adriel trois ans plus tard, j'ai renoncé complètement à le contacter. Rien ne pouvait remplacer cet homme qui m'avait élevée comme sa propre fille, qui avait permis de fonder une véritable famille. Alors j'ai appelé notre enfant avec un nom amérindien pour lui rendre hommage. Meika signifie belle-âme.
Une larme coula sur sa joue. Avant l'accident, elle n'avait jamais autant vu pleurer sa mère. Elle qui d'habitude se comportait comme une femme d'affaires, avec son masque impossible à briser. Même si elle avait ses instants où elle se comportait comme une mère aimante, montrer ses faiblesses était autre chose. Son mari posa sa tête contre son épaule, la remerciant de s'être confiée ainsi.
« Si seulement tu ne lui mentais pas » pensa-t-elle en voyant la confiance aveugle que lui accordait son père.
George la surveillait aujourd'hui, la protégeait : comme lorsqu'elle était petite. Avait-il compris ses erreurs ? S'il avait le même don qu'elle, pourquoi n'était-il pas revenu quand il avait vu les conséquences de ses actes ? Il avait dû assister aux pleurs Solange, aux longues heures de recherches. Comment se faisait-il que personne ne l'avait reconnu alors qu'il s'était réfugié à seulement quelques départements d'ici ?
Le rouquin était assis par terre, en tailleur, comme toujours. Il avait posé son crâne sur sa paume, le coude posé sur son genou. Sa famille se murait elle aussi dans un silence, leur boisson bientôt terminée. Les paupières du cadet se fermèrent et il semblait ressentir sur sa peau pâle, les quelques rayons de soleil émanant de l'unique vitre du couloir.
La sonnerie du téléphone les fit sortir de leur mutisme. Fabrice lança un regard d'excuse, il avait oublié de l'éteindre. Son expression se décomposa quand il vit le nom apparaître sur l'écran. Il bondit de son siège et partit à grandes enjambées, leur promettant de revenir dans cinq minutes.
Des bruits de pas ne tardèrent pas à les rejoindre. Les grands-parents paternels faisaient enfin leur apparition. Leur sourire faisait tache dans cette ambiance alourdie par les révélations. La vivacité du grand-père s'exprimait à travers ses bourrades et sa femme se contentait d'une bise.
— Toutes mes condoléances ma Solange. George était discret mais il a dû apporter tout l'amour dont tu avais besoin, s'exprima-t-elle en lui prenant les mains.
Les deux nouveaux ne s'aperçurent pas du malaise qu'ils avaient provoqué.
— Nous serions bien venus à son enterrement mais nous étions à l'autre bout du monde. On a prié pour lui, il mérite d'être en paix.
— C'est pour ça que vous avez mis un mois et demi pour voir votre petite fille ! rétorqua leur fils avec amertume.
— Ne nous en veut pas Fabrice.
— Le plus important c'est que nous sommes là maintenant, allons voir notre protégée ! conclut le doyen.
Depuis la conversation téléphonique, il n'avait pas pardonné à ses géniteurs d'avoir été aussi absents. Meika ne les connaissait pas vraiment. Ils allaient rarement aux fêtes, aucun lien n'avait pu être établi avec eux. Le seul signe qu'ils existaient était leur fameuse enveloppe, remplie d'étrennes et d'une carte postale sous le sapin ou dans la pile de cadeaux d'anniversaire.
Ils purent rentrer qu'à trois dans la chambre. Katy avait proposé d'y aller avec ses beaux-parents. Fabrice accepta avec joie. Les voir ne lui avait jamais fait du bien.
— Ça lui va bien les cheveux courts, elle va devenir une magnifique femme, douce et intentionnée, complimenta-t-elle.
L'utilisation de ces adjectifs fit grimacer la mère et la fille.
— Non elle est forte. Elle s'en sortira à merveille, riposta Katy. Je crois en elle.
Le soutien ne permet pas de guérir totalement les maux, c'est une béquille qui permet de nous relever, à moins qu'on ne l'assomme avec.
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