Chapitre 8
Evelyn gara la voiture sur le parking. J'avais déjà vu l'école quand elle y avait emmené Joseph pour la première fois. Notre ancien établissement rassemblait tous les niveaux de la maternelle au brevet. À l'inverse, celui-ci ne comprenait que les classes jusqu'au CM2. Anne était scolarisée dans un autre collège privé de la ville, en classe de troisième. Elle faisait le trajet en bus scolaire chaque matin. C'était la même navette qui desservait les deux écoles. Elle serait donc obligée de veiller sur moi, étant donné qu'elle était l'ainée.
Evelyn m'accompagna jusqu'à la salle de classe. Les autres élèves étaient encore dans la cour de récréation. Elle tendit à la maitresse une trousse de secours dans laquelle elle avait mis de la ventoline, un flacon de désinfectant, et des pansements.
- C'est juste au cas où. J'essaye de parer à toutes les éventualités, s'excusa-t-elle. Je n'ai pas l'habitude d'avoir des enfants à charge.
- Je comprends parfaitement. J'ai bien reçu les consignes pour son asthme. Je veillerai sur elle, lui répondit-elle avec bienveillance et sincérité.
- Merci.
Après un dernier rappel à mon égard, elle partit. La maitresse se présenta.
- Je suis Alice Wolf, ta nouvelle institutrice. Bienvenue dans notre école.
Elle était de taille moyenne, aux cheveux bruns bouclés toujours attachés en une queue basse, avec des yeux marrons. Elle était d'une bienveillance extraordinaire. S'il n'y avait pas eu Jennifer, elle aurait sûrement eu la place de meilleure maitresse.
Elle me montra mon bureau, et m'aida à préparer mes cahiers pour l'année. Elle me donna des couvre-livres de différentes couleurs : vert pour le carnet de liaison, bleu pour le brouillon, rouge pour l'écriture et jaune pour les mathématiques. J'eus également le droit à des manuels pour cette matière et le français. Elle me montra un porte-manteau à mon nom dans le couloir, et me fit faire le tour de l'étage. Nous allâmes chercher les autres dans la cour. Je restai cachée derrière Alice. D'un coup, je ne savais plus ce que je faisais là. J'avais peur. Je n'avais plus l'impression d'être à ma place. Je sentais que j'avais perdu le droit d'aller à l'école.
Je la suivis jusque devant la salle de classe, mais ne passai pas le pas de la porte. Quand tous les élèves furent rentrés, elle me vit enfin. Elle me fit signe, avant de s'approcher de moi. Elle s'accroupit afin de me demander ce qui n'allait pas.
- Je... Je n'ai pas le droit d'être là, bredouillai-je.
- Bien sûr que si, tu as le droit. Je te l'assure.
- Non, c'est injuste ! Moi je vis normalement, et eux ils sont en prison. J'ai le droit de manger, de jouer, d'aller à l'école, alors qu'avant je n'avais pas le droit. Ce n'est pas juste ! Pas après ce que j'ai fait.
- Qu'as-tu fait Camille ? questionna-t-elle doucement.
- J'ai été faible, avouai-je.
Elle me fit lentement un câlin. Elle déclara tout bas :
- Je sais que c'est difficile, mais il faut que tu viennes en classe. C'est important. Je comprends que tu aies peur, que tu ne te sentes pas à ta place. C'est normal, mais je t'assure que si tu n'avais pas le droit, je ne te laisserai pas entrer. Je te le promets.
Elle se redressa et me tendit la main. Je la suivis dans la salle. Elle me présenta, et je m'assis à ma place. J'étais au premier rang près de la fenêtre, devant le bureau de la maitresse, à côté d'un garçon châtain clair aux yeux bleus. Il s'appelait Antoine. C'était un enfant calme, gentil et serviable. Il m'aida tout au long de la journée à m'acclimater à l'école. Je n'oubliai pas mon malaise du matin mais, quand je me mis au travail, je le sentis moins. Je retrouvais enfin un élément connu. Bien que ce ne fût pas le même établissement, je savais ce qu'on attendait de moi dans cet endroit. Cela me rassurait, et donnait un semblant de normalité à ma nouvelle vie. J'avais enfin quelque chose à quoi me raccrocher pour faire la transition entre ma vie d'avant et ma vie d'après.
Comme à mon habitude, j'avançai plus vite que les autres. Je terminais mes exercices assez rapidement. Grâce à Jennifer et Evelyn, j'avais comblé mon retard, et même pris un peu d'avance. Cela m'amusait de me dire que je faisais une course contre les autres, et de voir que je la gagnais. Alice me trouvait d'autres occupations pendant que la classe finissait. Elle me fit faire un coloriage « mathémagique ». Il fallait faire des calculs simples pour trouver la bonne couleur. Le plus long était encore de colorier les cases. J'étais toujours persuadée que je n'aurais pas dû me trouver à l'école, mais j'en profitai avant que les adultes ne le comprennent enfin. Je savourais ce moment le plus possible. Je voulais avancer, apprendre un maximum de choses, avant d'être mise sur la touche. Anne finirait par leur ouvrir les yeux sur la personne que j'étais. Je gâchais toujours tout, et ils allaient tous vite s'en rendre compte. J'en étais persuadée.
Evelyn vint me chercher à la fin de la journée. Elle parla avec la maitresse, et je les écoutai.
- Comment ça s'est passé ? demanda-t-elle.
- Plutôt bien. Je vous ai juste fait un rapport par mail par rapport à un léger problème qu'elle a eu ce matin. J'ai pensé mieux de vous l'écrire que d'en parler ici, répondit Alice.
- En effet, c'est préférable pour Camille.
- C'est ce que je me suis dit, acquiesça la maitresse.
Elles parlèrent ensuite de mon travail.
- C'est impressionnant comme elle est vive d'esprit. Elle a réponse à toutes les questions que je pose. Elle s'implique, s'exprime sans problème, et finit toujours ses exercices avant les autres. C'est incroyable ! s'émerveilla Alice.
- J'admets que je lui ai donné pas mal de travail pendant sa convalescence, ainsi que ma sœur, mais ce n'est pas à moi qu'il faut attribuer le mérite. Elle a une soif de connaissances que je n'arrive pas à combler, renchérit Evelyn.
- Si elle continue comme ça, je vais devoir lui trouver d'autres occupations, plus complexes, rit la brune. Je devrais me renseigner auprès de son ancienne maitresse. Cela pourrait m'aider à mieux la comprendre.
- Je vous donne son numéro si vous voulez. Je suis sûre que ça ne dérangera pas Jenny d'en discuter.
- Vous la connaissez ? s'intrigua Alice.
- C'est elle ma sœur, dit la blonde.
Ma maitresse s'excusa en rougissant. Elle prit néanmoins le numéro de téléphone de Jennifer.
Nous rentrâmes à la maison avec Joseph. Le lendemain, je devais prendre le bus avec lui et Anne. Seulement cela ne plaisait pas à cette dernière. Sur le chemin, elle me le fit comprendre.
- Tu n'as pas le droit de continuer ta vie sans eux. Ils t'ont tout donné, et c'est comme ça que tu les remercie ? Tu devrais rentrer et t'enfermer dans ta chambre pour le restant de tes jours. En fait, ce n'est pas : tu devrais, mais plutôt : tu dois. Si tu veux vraiment te faire pardonner, cesse d'exister. Ça nous simplifierait grandement les choses.
Comme je continuais de les suivre, elle se retourna et me hurla avec haine :
- Retourne chez ta chère Evelyn puisque tu l'aimes tant, et laisse nous tranquille ! Je te hais !
Je fis enfin demi-tour. Je ne rentrai cependant pas dans la maison. Je restai sur les marches du perron, pleurant. Je ne savais pas comment faire pour cesser d'exister, mais il devait pourtant y avoir un moyen. Le soleil rayonnait au-dessus de moi, mais je ne brillais plus en harmonie avec. Quelque chose, dans mon innocence d'enfant, venait de se briser sous les paroles de ma grande sœur.
- Camille ? Elle est ici ! hurla une infirmière qui venait de passer la tête dans l'entrebâillement de la porte.
Evelyn accourut.
- Tu nous as fait peur, Camille ! Tu te rends compte que c'est très grave ce que tu as fait ?
Elle s'agenouilla devant moi.
- Que s'est-il passé ? demanda-t-elle.
- Comment on fait pour cesser d'exister ?
À la vue de sa tête, je compris que j'avais dit une bêtise.
- Qui t'a dit ça, Camille ?
- Personne, mentis-je.
Elle prit mon menton pour me regarder dans les yeux, avant de déclarer :
- C'est Anne, n'est-ce pas ?
Elle prit mon silence pour un acquiescement. Elle se leva, m'aida à faire de même, et me ramena à la maison. Je restai assise dans ma chambre. J'avais fermé les volets, qui étaient électriques, en appuyant sur le bouton. J'étais seule, dans le noir, cherchant un moyen de ne plus exister pour faciliter la vie d'Anne et Joseph. Je fis chou blanc. Je pleurai toute la journée. J'avais été incapable d'être une bonne enfant pour mes parents, d'être une bonne sœur pour eux. J'étais une horrible personne. Pourtant, ce n'était pas le pire. Non loin de là.
- Camille, viens avec moi, tu veux bien ? demanda doucement Evelyn. Je voudrais te présenter quelqu'un.
Nous descendîmes dans son bureau, au deuxième étage. Je n'y étais jamais allée, mais je savais qu'elle y avait des entrevues avec Joseph et Anne chaque soir après l'école. Elle prenait une heure avec chacun pour discuter. Mon frère appréciait ces moments contrairement à ma sœur. L'étage était constitué d'un long couloir bordé de portes de chaque côté. Il y avait quelques infirmiers qui parlaient non loin. Je savais qu'Evelyn avait un rôle de psychiatre et de médecin généraliste. Elle était aidée d'un autre docteur, une autre psychiatre, deux psychologues et toute une ribambelle de soignants. Elle avait un planning très clair : les lundis, elle faisait le tour des patientes de cet étage. Les mardis, elle faisait des consultations de médecine générale au rez-de-chaussée, dans son cabinet. Les mercredis, Elle faisait les sorties définitives, et toute la gestion administrative. Les jeudis, elle refaisait un tour psychiatrique au deuxième étage. Les vendredis : c'était jour de consultations générales pour toutes les patientes. Bien sûr, il y avait des urgences qui chamboulaient parfois son programme, mais la plupart du temps, elle s'y fiait scrupuleusement.
Son bureau se trouvait directement à droite en sortant de l'ascenseur. Nous y entrâmes, et je vis un homme grand, brun aux yeux marron-vert. Il était assis dans l'un des trois fauteuils aménagés en cercle dans un coin. Il y avait également un secrétaire sur lequel étaient posés les ordinateurs fixe et portable d'Evelyn, ainsi que quelques dossiers.
- Camille, voici Ethan Williams. C'est un pédopsychiatre et un ami à moi. Il a accepté de te voir régulièrement pour que tu puisses discuter avec lui, me présenta-t-elle.
- Tu sais ce qu'est un pédopsychiatre, Camille ? me demanda-t-il doucement.
Je fis non de la tête.
- Un psychiatre soigne les adultes, tandis que moi je soigne les enfants. Je suis là pour les aider à trouver des réponses à leurs problèmes, pour les guider vers un chemin moins difficile. Je peux t'aider à te sentir mieux Camille. En tout cas, je vais faire mon possible. Cependant, je ne pourrai pas le faire tout seul. J'aurai besoin de toi. Tu es d'accord pour qu'on travaille ensemble ?
J'avais envie de pleurer. J'étais triste parce que j'avais envie de le croire, mais que c'était impossible. Je voulais les laisser faire, mais ma tête m'en empêchait. Je ne devais plus exister pour qu'Anne soit heureuse mais, en même temps, tous les autres répétaient que ce n'était pas ma faute. J'étais partagée, déchirée, et effrayée. Il y avait comme un poids sur mon cœur qui le tirait de tous les côtés. Ça me faisait mal, mais je ne pouvais pas l'admettre. J'avais du mal à respirer à cause de cette souffrance.
- Comment on fait pour cesser d'exister ? Tu peux m'aider pour ça ? bredouillai-je.
Evelyn s'éclipsa à ce moment, me laissant seule avec Ethan.
- Qui a dit que tu devais cesser d'exister ? Et surtout pourquoi ?
- Je dois le faire pour Anne et Joseph, déclarai-je.
- Tu sais ce que cela signifie ?
- Pas vraiment, admis-je.
- Qu'est-ce que c'est exister pour toi ?
- Vivre ? répondis-je, incertaine.
- Donc quel est le contraire de vivre ?
- Mourir.
Anne voulait que je meure. Cette idée fit son cheminement dans ma tête.
- Pourquoi tu dois mourir pour Anne et Joseph ? Qu'est-ce que cela leur apporterait que leur petite sœur soit morte ?
- Ils seraient enfin heureux, dis-je convaincue.
- Tu sais, j'ai déjà parlé avec Joseph. Il sait maintenant que ce n'est pas ta faute. Il en veut à tes parents. C'est eux qui se sont mis en prison tous seuls. C'est à cause d'eux qu'Anne et lui sont malheureux, et toi aussi. C'est lui qui me l' dit. Tu pourras lui demander.
- Mais pourquoi Anne me déteste ? pleurai-je finalement.
- Elle est comme toi : elle croit fermement que c'est ta faute. Je pense que c'est plus facile pour elle. Cela ne veut pas dire qu'au plus profond d'elle-même, elle ne sait pas que c'est faux. Bien au contraire, mais elle déteste cette idée que vos parents ont tout détruit, alors elle te rejette. Tu comprends ?
Non. Ou plutôt si, mais je ne voulais pas l'admettre. Il devait bien exister une vraie raison pour laquelle j'étais coupable.
- Tu as le droit d'exister, Camille. Même si tu avais fait quelque chose de mal, tu aurais quand même ce droit. Tout le monde commet des erreurs, et tes parents en ont commis plein. La première a été de te faire croire que tu étais responsable de tout ça, conclut-il calmement.
Sa voix grave et douce emplissait mon esprit, répétant ses mots en boucle. J'essayais de les assimiler, sans succès. Je me sentais toujours coupable, même si j'abandonnai l'idée de mourir, pour l'instant. D'ailleurs, Ethan ajouta une dernière phrase.
- Je suis sûr que si tu cessais d'exister, ton frère serait encore plus triste.
Je ne pouvais pas supporter cette idée. Je ne voulais pas que Joseph soit encore malheureux à cause de moi. Ma seule solution était de rester dans ma chambre, et de ne plus en sortir. Ce serait comme si je n'existais plus, mais sans mourir. Comme ça, ils seraient contents tous les deux.
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