Chapitre 14
Cette nécessité de me punir devint une addiction à l'automutilation. Ce ne fut bientôt plus un combat uniquement contre ma culpabilité, mais aussi contre ce besoin devenu essentiel. Evelyn invita Jennifer et Alice à venir dîner afin de discuter de mon cas avec elles. Elle voulait avoir leur avis sur la démarche à suivre. Surtout dès lors que j'avais commencé à le faire à l'école. La première initiative de ma tutrice fut de fermer sa salle de bain à clef. Malheureusement pour elle, je m'étais procurée un bon stock de lames avec mon argent de poche, que je cachais précieusement un peu partout dans ma chambre. Elle en trouva certaines, mais il m'en restait encore beaucoup. J'aurais dû coopérer, mais je ne me sentais pas prête. Je n'avais pas encore totalement confiance. Cela viendrait peut-être un jour. Je m'étais obligée à me poser la question, et à me répondre honnêtement. J'avais fait une sorte d'introspection en allant chercher les réponses au plus profond de mon cœur. Celles-ci avaient surgi après quelques heures de débat intérieur : non, je n'avais pas confiance en Evelyn, ni en Joseph, ou en qui que ce soit. Je ne croyais même pas en moi. La seule en qui j'avais foi était Anne. Elle était celle qui s'était occupée de moi, qui ne m'avait jamais menti, qui m'avait sauvée. Je buvais ses paroles, et elles m'influençaient davantage que celles de n'importe qui. C'est pourquoi je me sentais aussi coupable. Anne était mon héroïne, ma sauveuse, et elle était si persuadée que j'étais coupable, qu'elle me transmettait cette conviction. Elle était la référence de mon inconscient. Voilà pourquoi je me sentais coupable. Pourquoi je n'arrivais pas à ne plus me punir. Elle avait toujours été claire là-dessus : c'était ma faute, je devais être sanctionnée. La méthode l'importait peu. Pourtant, elle m'avait aidée. Elle devait donc savoir qu'il y avait des limites à ces punitions. Cela m'intriguait de savoir pourquoi elle se les était posées. Pourtant, je n'avais aucun espoir d'avoir un jour la réponse.
Evelyn réfléchissait désormais à comment agir pour m'empêcher de me mutiler en cours. Mes notes étaient toujours excellentes, mais ma concentration avait baissé. Mes enseignants de cinquième le lui avait fait remarquer pendant la réunion parents-professeurs. C'est pour cela qu'elle avait demandé conseil à Jennifer et sa petite-amie. Elles ont attendu que Joseph et moi soyons dans nos chambres. Je me suis faufilée dans le couloir pour les écouter.
- Bon, Alice, je ne sais pas si Jenny t'en as parlé, mais Camille traverse une période plus que compliquée.
- Oui, elle m'a dit. La pauvre petite. Qu'est-ce qu'on peut faire ? s'attrista Alice.
- Je pensais prévenir ses professeurs, afin qu'ils la surveillent pendant la classe.
- Je ne crois pas qu'ils le feront. Ils ne peuvent pas se le permettre. Ce serait accorder trop d'attention à un seul élève quand il y en a plein qui sont dans le même cas, expliqua Jennifer.
- Tu as sûrement raison. Mais alors, qu'est-ce que je dois faire ? demanda Evelyn
- Tu dois trouver toutes ses lames, et la fouiller chaque matin avant qu'elle parte à l'école. Je crois que c'est la seule solution. Tu me l'as dit toi-même : elle ne coopère pas, répond sa sœur.
- Selon ce qu'elle a dit à Ethan, c'est devenu une addiction. Elle ne peut plus ne pas le faire.
- S'il y a bien une personne qui peut l'aider, c'est toi. À ton avis, pourquoi je t'ai conseillée au juge ? Je crois en toi Evy.
- On fera tout ce qu'il faudra pour t'aider à l'aider, ajouta Alice.
Je comprenais enfin combien Evelyn tenait à moi. Ainsi que Jennifer et sa petite-copine. Je devais me battre contre ces envies. Je ne pouvais pas blesser les gens que j'aimais. Une nouvelle question me vint : Anne en valait-elle vraiment la peine ? Après tout, quoi que je fisse, ce n'était jamais assez. Elle m'en voudrait pour toujours. Cela ne changerait pas. C'est ainsi que naquit cette idée que je devais accepter que je ne fusse pas coupable. Je comprenais enfin pourquoi quand Evelyn prenait soin de fouiller mes affaires tous les matins, je ne me sentais pas agressée : j'étais confiante. Je me sentais soutenue, accompagnée, aimée, et en sécurité. Avec elle, je n'avais aucune raison d'avoir peur.
- Je ne suis pas coupable, soufflai-je ce soir-là.
Quand Jennifer vint me souhaiter bonne nuit, avant de partir, je le lui répétai.
- Non, tu ne l'es pas.
Je m'endormis avec cette conviction nouvelle.
Les jours suivants, cette pensée s'atténua. Je continuais de me mutiler de temps à autre. Le combat dura plus d'un an. Je recevais régulièrement des visites d'Antoine, mon ami de primaire, et de mes deux nouvelles copines de classe de quatrième, Noémie et Céleste, les weekends. Evelyn ne voulait pas que je sois seule. Le jour de mon treizième anniversaire, alors que j'étais enfin sevrée de l'automutilation depuis plus de deux mois, Antoine vint passer l'après-midi à la maison. Il était au courant du combat que j'avais traversé. Il ignorait seulement ce qu'il m'était arrivé pour me pousser à le faire. Mes deux autres amies en savaient davantage depuis que le rédacteur en chef du journal de l'école avait divulgué des informations. Aucune source n'avait pourtant été citée. Nous ne savions toujours pas comment il l'avait su. Dans le cas de ma famille, l'affaire n'avait pas été trop médiatisée. Il y avait eu quelques articles dans les infos locales et sur internet, mais mon nom n'a jamais été divulgué, ni ceux de mes parents, de Joseph, ou d'Anne. Les Delacroix n'était qu'une famille parmi tant d'autres, déchirées, brisées, par des circonstances quelconques. Du moins, j'essayais de m'en convaincre.
Je l'attendais au portail d'entrée de la maison de repos. Il devait venir avec son père que je n'avais encore jamais rencontré. Une voiture de police arriva, et se gara sur le petit parking visiteurs. Antoine était assis sur le siège passager. Je ne reconnus pas toute de suite l'officier qui l'accompagnait.
- Salut Camille ! Comment tu vas ? Voici mon père, mais je crois que tu le connais déjà, me salua mon ami.
- Bonjour Camille. Tu ne te souviens peut-être pas de moi. Je suis l'officier Martin. C'est moi qui suis intervenu avec Jenny le jour où tu as été retrouvée chez toi. C'est aussi moi qui t'ai interrogée pendant ton hospitalisation.
J'étais sonnée par la nouvelle. Antoine était donc au courant de mon histoire. Il savait tout. J'avais un goût amer dans la bouche.
- Je suis désolé. J'aurais dû t'en parler. Je pensais que tu avais deviné, et que tu faisais juste semblant. C'est ta stratégie dans beaucoup de situation. Tu fais comme si ça n'existait pas pour ne pas y penser, s'excusa le fils.
- Tu dois sûrement me voir comme le méchant de l'histoire mais, Camille, je voulais simplement t'aider. Mon but n'était pas de te piéger, ajouta le père.
- Non ce n'est pas ça. Tu as raison, c'était à moi de te parler de ce que j'ai vécu en premier. J'imagine que je me suis juste dis que si je n'en parlais pas ça s'effacerait, dis-je. Quant à vous, je ne vous en veux pas. Vous ne pensiez pas à mal. Je le sais bien.
Robert Martin sembla soulagé. Il rappela à son fils de l'appeler quand il voudrait rentrer, et reprit la route. Nous rentrâmes dans la maison poser les affaires d'Antoine. Nous sortîmes ensuite pour jouer au football avec mon frère. Mes poumons allaient beaucoup mieux. Je pouvais tenir la cadence désormais. Nous jouâmes une bonne heure, puis nous remontâmes prendre le goûter. Après avoir mangé la tarte aux poires, j'ouvris mes cadeaux. Joseph m'offrit un collier avec un pendentif loup. Evelyn m'avait acheté un kit de broderie de mouchoirs. Je le lui avais demandé. Je pensais que cela pourrait m'aider à me détendre. De plus, Noémie était à fond sur le crochet, et Céleste adorait le tricot, et toutes deux étaient très douée pour la couture. Si j'apprenais à broder, nous serions une équipe de grand-mères. C'était notre petite blague entre nous. Nous avions même créé un groupe WhatsApp baptisé « les supers mamies ».
Antoine me tendit un petit paquet rigide vert clair entouré d'un ruban rouge. Au toucher, cela semblait être un livre. J'ouvris le cadeau délicatement, en retirant les scotchs un à un. C'était un petit carnet avec une reliure en velours bleue. C'était agréable au toucher. Sur la première de couverture était brodé le titre en lettre d'argent : L'Histoire de Camille Delacroix.
- Mon père m'a aidé mais c'est moi qui ai fait les dessins, dit-il tout fier.
Je ne lui répondis pas. J'étais bien trop absorbée par son présent. Je l'ouvris et découvris une sorte de bande-dessinée. La page sur laquelle je m'arrêtai représentait une jeune fille rousse aux yeux verts. C'était la petite moi effrayée, dévisagée, coupable que j'étais dans le bureau du juge.
- Comment as-tu su ? demandai-je.
- J'ai imaginé la scène selon ce que mon père m'a dit sur comment sont traitées ce genre d'affaires.
- Mais pourquoi ? dis-je un peu plus fort.
La colère commençait à monter.
- Tu devrais lire toute l'histoire, et tu comprendras. Je voulais que tu saches que je peux imaginer ce que tu as vécu. Je voudrais t'aider à surmonter ça, et j'ai pensé que je pouvais t'aider à passer l'épreuve du déni.
- Tu n'avais pas le droit. C'est mon histoire ! Tu n'as pas le droit de te l'approprier, hurlai-je.
- Camille, je suis désolé. J'ai cru bien faire. Je ne voulais pas te blesser, s'excusa-t-il.
- Tu devrais t'en aller. Maintenant !
Il me demanda de le pardonner une dernière fois avant de prendre ses affaires et partir. Je pris le carnet, et je m'enfermai dans ma chambre. Je passai ma colère sur tout ce qui se trouvait sous ma main. Je jetai le cadeau d'Antoine dans la corbeille. Je me roulai en boule dans le lit, pleurant à chaudes larmes. Evelyn vint toquer à ma porte dans la soirée. Comme à son habitude, elle entra sans attendre de réponse.
- Camille ? Comment tu te sens, ma puce ? Joseph m'a expliqué. Tu veux en parler ?
Elle attendait que je lui réponde quelque chose. Elle chassa les mèches de cheveux devant mon visage. Je la fixai du regard.
- Il y a eu des articles dans le journal peu après le jugement. J'ai essayé de vous protéger de tout ça. Je ne sais par quel miracle aucun enfant n'en a entendu parler dans votre école primaire, ni pourquoi les parents n'ont pas abordé le sujet plus tôt. C'est comme ça que le journal de l'école a pu faire paraitre ce numéro spécial sur vous. Heureusement, il n'y a pas eu de photos. Malheureusement, vos noms ont été dévoilés.
- Pourquoi tu me dis ça maintenant ?
- Je ne sais pas. Il m'a semblé qu'il était temps que je l'avoue.
Elle marqua une pause avant de reprendre.
- Ce que je veux dire, c'est que vous savez que je m'évertue à vous protéger afin que vous vous sentiez en sécurité. Encore une fois, je vous ai menti. Pas dans le sens que tu croies, me rassura-t-elle. C'était involontaire. Au fond, j'ai fait de mon mieux, ainsi que Jenny et Alice, mais cela n'a pas été suffisant. J'en suis désolée.
- Ce n'est pas ta faute, murmurai-je.
- C'est toi qui dis ça ? ria-t-elle.
- C'est différent, marmonnai-je.
- Pas tant que ça. Tu t'en veux pour quelque chose que tu ne peux pas contrôler. Enfin bon, je crois que ce n'est pas le bon moment pour remettre ça sur le tapis.
Elle soupira, son regard perdu dans le vide. Elle réfléchissait. Je fis de même de mon côté. Après un temps, elle se leva.
- Tu viens ? Il faut que tu manges.
- Je n'ai pas faim, répondis-je.
- Au moins un petit sandwich. Ou alors une part du tiramisu que j'ai fait spécialement pour ce soir.
- Très bien.
Je la suivis jusqu'à la cuisine où elle me servit une bonne portion du dessert au café. Je la mangeai péniblement puis, avec l'approbation d'Evelyn, je retournai dans ma chambre. J'essayais de dormir, en vain. Vers deux heures du matin, je décidai de renoncer. Jem'assis en tailleur devant la porte-fenêtre grande ouverte, ma couvertureautour des épaules, pour contempler les étoiles. Le ciel était dégagé. Jepouvais voir les constellations briller. Je me sentais infiniment petite. J'étaisterrifiée et, en même temps, fascinée. Je me disais que, quoi que j'aie pufaire de mal, cela n'avait eu qu'une infime incidence sur le monde. Les seulsqui avaient été touché par mes erreurs étaient mes parents, mon frère, et masœur. Bien que je ne l'eusse pas choisi. Je compris alors ce que voulais direEvelyn : je ne pouvais pas m'en vouloir d'exister parce que ce n'était pasma volonté. Il m'avait fallu cinq années auprès d'elle pour le comprendreenfin, et l'accepter. Je repris le livre d'Antoine dans la corbeille. Il m'intriguait. Je l'ouvris. J'entamais la lecture. Tout était raconté avec forcede détails. Le plus marquant était un portrait de moi, le jour où j'ai rencontré ma tutrice. Il lui manquait des parties de l'histoire, évidemment, mais il les avait comblées avec son imagination. Pourtant, ce passage, il semblait l'avoir vécu avec moi. Il se souvenait si bien de mon visage quand j'étais arrivée dans sa classe. Il l'avait tracé, avait ajouté des bandages sur mon nez, des bleus un peu partout sur ma peau, et une écharpe autour du cou pour soutenir mon bras cassé. Je ne sais pas si c'est parce que mon souvenir se reflétait dans ce dessin, mais je pouvais voir mes émotions briller dans ces yeux verts comme des émeraudes, brillant de mille éclats. La tristesse, la peur, la haine, et cette petite touche d'espoir qui m'avait gagnée en voyant cette femme blonde agenouillée devant moi.
Il était allé jusqu'à ce jour où il avait remarqué que je me mutilais. Il l'avait vu quand ma manche était remontée, un jour, laissant visibles les bandages. C'était il y a à peine quelques mois.
« Camille, tu es une personne forte, courageuse, honnête, et gentille. On peut toujours compter sur toi pour nous aider, mais tu peux compter sur nous aussi. Tu n'es pas coupable, et nous sommes fiers d'être tes amis. »
Je reconnaissais l'écriture de Noémie. Elle et sa cousine, Céleste, avait signé avec Antoine. Ils avaient dû concevoir cette bande dessinée ensemble. Les dernières pages étaient emplies de portraits de mes camarades, d'Evelyn, mon frère et moi, et de juste nous deux. Dessinés avec soin par Antoine, les images reflétaient la réalité. Je sentis des larmes couler sur mon visage. Je m'allongeai sur le sol, en contemplant le ciel, le carnet collé contre mon cœur. Je murmurai un merci adressé à mes amis, et à celui qui les avait mis sur ma route.
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