Tirer sa révérence

« À vingt-sept ans, le violoniste Franz Schligg tire sa révérence !

Hier soir, lors du concert de clôture organisé par le nouveau Directeur du Conservatoire de Vienne, Jakob Shahn, le violoniste Franz Schligg, son illustre élève, a surpris le monde de la musique par l'annonce de ses adieux à la scène. »

Après avoir lu le gros titre de la rubrique culturelle, Jakob Shahn posa le journal sur son bureau. Il n'eut pas besoin de l'avoir sous les yeux pour répéter à voix haute la conclusion de l'article :

— « ... réticent aux enregistrements de ses performances... les mélomanes du monde entier se désolent, comme en témoignent les tweets de New York à Tokyo : ce violoniste-là, il fallait le voir en vrai ! »

Le virtuose aux cheveux grisonnants mélangea le contenu de sa tasse, but une gorgée de son infusion au tilleul, s'adossa à son siège et le fit pivoter pour s'adresser à son visiteur.

— Peux-tu m'expliquer, Franz ?

Debout, nez collé à la fenêtre, un jeune homme aux cheveux auburn admirait la ville. En contrebas, les tramways, les véhicules et les passants s'affairaient, s'entrecroisaient sur la vaste Schwarzenbergerplatz, aveugles aux merveilles de l'architecture viennoise. Le regard gris pâle du violoniste quitta le palais baroque donnant son nom à la place et s'attarda sur la statue équestre homonyme.

Au bout d'un moment, Franz soupira et se retourna.

Pour gagner du temps, il fit mine d'apprécier les boiseries, puis le plafond où une fresque de style néo-Renaissance rappelait la descente aux enfers d'Orphée. Le regard perdu, il soupira à nouveau et s'adressa à son mentor :

— Je suis fatigué, souffla-t-il. Fatigué des tournées, de ce rythme de vie.

Jakob Shahn accueillit l'information d'un hochement de tête tout en sirotant sa tisane. Il comprenait sa lassitude. Depuis qu'il avait accepté ce nouveau poste, il trouvait que son ancien élève avait du mal à gérer sa carrière seul. D'ailleurs, il regrettait de ne pas avoir prêté attention aux signes avant-coureurs, qui auraient pu anticiper cette décision. Enfin il avait une explication pour les annulations intempestives et le manque de planification de l'agenda du violoniste. Dans un premier temps, il avait attribué les soucis de son protégé à la perte de son père, survenue six mois plus tôt.

— Je voudrais un peu de stabilité, poursuivit Franz, en contemplant à nouveau la fenêtre.

Shahn sourit, une étincelle dans les yeux. Son fils spirituel devait avoir une idée en tête. Fonder une famille ? Il s'apprêtait à boire le restant de sa tasse d'une traite, lorsque Franz le fixa, l'air grave.

— Je voudrais enseigner le violon ici, lança-t-il sans ambages.

Shahn manqua de s'étouffer. Même réaction que la veille à l'annonce des adieux du violoniste.

— Pardon ? s'enquit-il entre deux toussotements.

— Je voudrais enseigner le violon ici.

— Mais tu es trop jeune ! Certes, tu es un prodige, le monde entier t'adule, mais cela ne suffit pas ! Je me désole de savoir que je ne t'entendrai plus jouer sur scène. Tu nous prives de ton art alors que tu es fait pour briller. D'ailleurs, tu ne laisses même pas d'œuvre pour la postérité : tu as toujours refusé les enregistrements.

— Pour quoi faire ? Paganini n'a pas eu besoin de disques. Composer, c'est laisser quelque chose pour la postérité. J'ai le temps, je peux le faire ici.

— Mais tu n'es pas Paganini, répondit Shahn, bienveillant, comme s'il s'adressait à l'enfant de douze ans si prometteur qu'il avait formé.

Quel gâchis ! Shahn refusait que Franz quitte la scène. Il était sa fierté. Son orgueil. Son œuvre à lui, son héritage. La preuve vivante de ce que lui, Jakob Shahn, était capable de construire. Des compositions ? Trop peu pour lui. À la place, il avait créé un génie à son image, voire plus doué que lui.

Après une brève réflexion, le Directeur décida de lui accorder la faveur qu'il réclamait, à condition qu'il continue à jouer en intégrant l'orchestre du Conservatoire.

— Moi ? Premier violon ? s'interrogea Franz, pensif.

Une légère moue se dessinait sur sa bouche. L'idée de se retrouver associé à un orchestre ne l'emballait pas.

Shahn analysa l'attitude de son ancien élève, inquiet d'un refus de sa part. Il réalisait qu'il venait de réagir comme un papa gâteux face à un enfant capricieux. Alors, il posa enfin la question principale :

— Franz, pourquoi veux-tu enseigner ?

— Pour donner un peu de ce que j'ai reçu, trancha-t-il.

Shahn fut touché par cet argument et comprit ce que le mot stabilité représentait pour le violoniste. Après tout, il avait remarqué que son fils spirituel préférait la solitude des bars, à l'écart des escort-girls qu'il pouvait lui offrir. Il supposa que le jeune homme cherchait une relation sérieuse.

Comment penser autrement ? Shahn ignorait les jeux menés par son élève.

Franz aussi pensait à son divertissement. Ses petits jeux, pratiqués aux dépens des femmes depuis plusieurs années, à l'écart des regards, facilités par l'itinérance.

Il considéra la proposition et se demandait si le plaisir serait le même sur un terrain de chasse réduit à la seule ville de Vienne.

— Je ne veux usurper la place de personne.

— Je suis le Directeur, je décide de la composition de mon orchestre, n'est-ce pas ? Je vais voir ce que je peux proposer à Max ; il ne sera pas déçu, crois-moi. En revanche, en tant que premier violon, tu devras t'entendre avec le chef d'orchestre.

Franz haussa les épaules.

— Qu'est-ce qui te fait croire que je ne vais pas m'entendre avec Oskar ?

Shahn leva les yeux vers la fresque du plafond, sans s'attarder sur le sein nu d'Eurydice. Il connaissait le violoniste : sa versatilité, son impulsivité, son manque total d'esprit d'équipe et sa tendance à l'improvisation en faisaient le cauchemar des chefs d'orchestre.

Non, décidément, il ne pourrait pas garder Oskar Koller, le chef d'orchestre attitré. S'il voulait Franz, il devrait en trouver un nouveau et impliquer son protégé dans sa recherche.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top