Partie III - chapitre deux.

2.

2020.

Je me réveille en sursaut, le souffle court et de la sueur froide dans le dos. A cause d'un énième cauchemar. Encore.

Toujours le même. A chaque fois.

Et, peu importe mes choix, je ne parviens jamais à les sauver. Ni Amélia. Ni Harry. Quand j'ouvre les yeux, j'ai toujours cette sensation d'étouffement et de poids au creux de ma poitrine.

Je commence à me dire que c'est peut-être leur manière de se venger de ma fuite. La manière dont je les ai lâchement abandonné il y a plus d'un an. Je ne peux pas leur en vouloir.

Il est presque trois heures du matin, je n'ai plus sommeil. Dès que je ferme les paupières, je vois leurs corps ensanglantés, la gorge tranchée d'Amélia et le sourire pâle d'Harry alors qu'il laisse échapper son dernier souffle.

Je suis toujours impuissant, je ne peux rien faire. Dans les rêves ou dans la réalité. Le trente et un Octobre dernier, je ne suis pas retourné à la maison. J'ai tellement enchaîné les verres d'alcool et les joints chez Théo que je me suis endormi avant minuit dans son lit. Au moins, je n'ai pas été tenté de me rendre là-bas, même le lendemain matin j'ai traversé une belle gueule de bois avec mes amis.

Mais j'y pense. Je pense tout le temps à cette maison, abandonnée les autres jours du reste de l'année. Je pense à Dante, ses poils noirs et lisses et ses ronronnements constants. Je pense Amélia, ses nombreux gâteaux, ses sourires accueillants et ses couleurs de cheveux éclatantes. Je pense à Harry, le parfum de la terre sur sa peau, son silence timide ou réservé, sa chaleur corporelle et l'éclat de vie dans ses yeux.

Pas une journée ne passe sans que je ne pense à eux, à ce qui m'est arrivé il y a plus de trois ans maintenant. Ça ne s'oublie pas. Jamais. Comment pourrais-je ? Quand mes parents me regardent encore comme si j'étais un parfait inconnu ou une personne qu'ils doivent manipuler précautionneusement avec des pinces pour ne pas le faire exploser. J'ai essayé de leur expliquer, mais ils ne me croient toujours pas. Peut-être que c'est mieux ainsi.

A mon retour l'année dernière, j'ai eu la bonne surprise d'apprendre que j'avais disparu cinq jours alors que je ne suis resté qu'une heure et demi chez Amélia et Harry.

J'ai retrouvé dans leurs tiroirs, il y a quelques semaines, une double page du journal local qui datait d'une semaine après ma seconde disparition. Une photo en noir et blanc de notre maison et au-dessus, écrit en caractère gras : « Un phénomène étrange, un habitant disparaît pendant plusieurs jours à la même date deux ans de suite. » l'article met en avant l'hypothèse d'une coïncidence et d'enlèvements dans la région ou même de l'utilisation de drogues par les adolescents. Mes parents gardent ce papier comme une évidence que ça s'est bien passé et qu'ils ont raison. Je n'ai plus jamais cessé à démentir. Peu importe ce qu'ils pensent.

Parfois, ils agissent encore comme si j'avais douze ans au lieu de vingt-trois. C'est agaçant. Mais je suppose que j'ai bien fait de me trouver un travail au plus vite et un petit studio. Il ne paie pas de mine, mais il me permet de rester éloigner de mes parents un minimum. Parce que cela fait trois années qu'ils sont sur mon dos, à surveiller mes moindres faits et gestes. Ça en devenait étouffant.

Je me lève en soupirant, enfile un pull à capuche et vais fumer une cigarette à la fenêtre de ma cuisine. Le ciel d'hiver est sombre, vide. Demain c'est mon anniversaire, et je n'ai pas le coeur à le fêter. Mes doigts tremblent tout seul, c'est souvent l'état dans lequel je suis après un cauchemar. Les scènes semblaient tellement réelles.

Et si... et si c'était, en fait, des prémonitions envoyées par je ne sais quelle force magique pour m'avertir du danger que courent Amélia et Harry ? Si tout ce dont j'ai rêvé allait réellement se passer dans un futur plus ou moins proches ? Après avoir constaté les pouvoirs de la pierre et la réalité de ce qui se déroule au sein de cette maison, je ne peux pas repousser cette hypothèse.

J'ai besoin d'en avoir le coeur net. Je termine ma cigarette, mets un jogging et des chaussures rapidement puis prends mes clefs. Une veste en jean sur mes épaules, je ferme la porte derrière moi et me dépêche de prendre mon vélo.

Cette nuit de vingt trois Décembre est froide. J'ai le bout des doigts qui me pique déjà, mais je ne pense pas à ça. Je ne pense qu'à Amélia et Harry. Je pédale aussi vite que mes jambes me le permettent. Le vent glacé s'abat contre mon visage et fait perler des gouttes au coin de mes yeux.

Maintenant, à force d'y venir, je connais l'adresse par coeur. J'y suis en une vingtaine de minutes. Je descends de mon vélo, les yeux humides et le souffle court. Surtout, j'ai le coeur qui bat la chamade à l'intérieur de ma poitrine.

Je m'y attendais, mais la maison est abandonnée. Vide. L'aspect fantomatique qu'elle a tout le reste de l'année. J'accroche mon vélo au lampadaire qui éclaire la rue d'une lumière jaunâtre, sinistre. Il n'y a aucun bruit. C'est affreusement calme. Je n'entends presque que ma respiration.

Pas de Dante. Pas de pièces éclairées. Pas de signe de vie.

Je remonte le long du jardin en friche, les herbes folles qui grimpent et m'arrivent presque aux genoux, les plantes mortes, asséchées, sans fleurs. Aucune couleur. Que du gris. Partout.

Lorsque j'arrive sur le perron, je m'arrête et regarde autour de moi. La porte est toujours entrouverte. A l'intérieur, tout est sombre, poussiéreux et vide. Je regarde par une fenêtre brisée qui donne sur le salon, silencieux, aucun meuble, des feuilles mortes que fait parfois voler le vent.

– Amélia ? Harry ?

Ma voix résonne dans le néant, me revient en écho dans toutes les pièces de la maison. Il n'y a que moi, au milieu de leurs prénoms qui se répètent dans l'air glacé. J'appuie mon front contre le mur extérieur et souffle lentement. Un frisson me parcourt le corps, je serre les poings et fais le tour du perron. Comme si je ne l'avais pas déjà fait des dizaine de fois avant. Je ne sais pas ce que j'espère trouver, mais j'ai besoin de voir quelque chose.

Je tape contre les murs, les vitres sales. Mon souffle court laisse échapper de la légère buée blanche d'entre mes lèvres.

– Je ne sais même pas si vous m'entendez, si... si vous parvenez à me voir mais je... J'ai besoin d'un signe. Est-ce que vous allez bien ? Dites moi je vous en supplie je... Je suis désolé d'accord ? Je suis désolé de ne pas être à la hauteur, de ne pas être venu avant et je...

Mes pas sont rapides, je ne fais pas attention où je vais. Je dérape contre un bout de branche et termine au sol. La chute me surprend, me coupe la respiration un instant. Je n'ai pas mal, j'en ai simplement assez de ce qui se passe.

De cette malédiction. Du regard perdu de mes parents. De toutes ces questions. Du temps qui passe. De mon impuissance. De mes cauchemars. Du vide.

Je me redresse, les poings serrés. J'ai les larmes aux yeux mais ce n'est pas à cause de la douleur physique. C'est autre chose. Un mélange d'émotions, de sentiments contradictoires qui débordent en moi. Je pense que j'ai besoin d'exploser, alors je lève les yeux vers le ciel et hurle, comme si le monde pouvait m'entendre :

– J'ai peur putain !!

Ensuite, je répète ces deux mots dans un murmure tremblant. Les paupières fermées et les larmes en travers de la gorge.

J'ai peur j'ai peur j'ai peur j'ai peur j'ai peur j'ai peur...

Ils ne peuvent pas me voir, j'en suis certain. Mais j'ai espéré. Comme eux ont du espéré mon retour il y a deux mois. Sauf que je ne suis pas venu. Je les ai abandonné, alors c'est à leur tour de me laisser seul.

Je n'ai plus de force. Je n'ai plus d'envie. Je n'ai plus rien. Je tombe à genoux au sol, dans la terre, au milieu des plantes mortes. Des larmes dévalent toutes seules le long de mes joues. Cette fois, j'autorise les barrières à tomber. Je suis seul, personne ne me m'entend ni ne me voit. Et je pleure silencieusement.

Mes doigts tremblent, je les enfonce dans la terre froide et serre, serre jusqu'à ne plus sentir mes phalanges, jusqu'à voir des étoiles sous mes paupières, jusqu'à tirer des racines du sol. Je sens un picotement vif dans la paume de ma main suivie d'une sensation chaude. J'ouvre les yeux, baisse la tête. La terre tombe au sol et je regarde la couleur rouge du sang qui s'y mélange au creux de ma main. Une entaille, peu profonde, provoquée par une branche d'ortie.

Lentement, je tourne la tête vers la maison sur ma gauche. Mes yeux se fixent sur le perron où Dante aime se balader, mais il n'est pas là. Pas dans cet univers. Pas pour moi. Je soupire et me lève, parce que ça ne sert à rien d'attendre une chose qui ne déroulera pas. Je ne cesse de me dire que, peut-être, je n'aurais plus d'autre chance de les sauver.

Il y a un an, j'ai fui cet endroit parce que j'avais peur. Ce soir, c'est la même raison qui m'a amené ici. Cependant, entre temps, les motifs ont changé. Parce que ce n'est plus pour moi que j'ai peur, mais pour eux.

Je serre ma main où l'entaille laisse encore échapper du sang puis je repars en sens inverse. Vers mon vélo. A quelques mètres du perron, je me tiens face à la demeure et murmure :

– Je suis désolé... mais je ne suis pas votre sauveur.

Je ne suis pas celui qu e vous attendez. Je n'ai pas l'étoffe d'un héros.

Un dernier regard mélancolique et je tourne le dos. Le coeur lourd, ses battements douloureux résonnent dans ma poitrine vide. Tout est si sombre, froid et humide. L'univers est gris et épouvantablement triste. Peut-être que c'est vrai ce que l'on dit ; le monde est peint de nos émotions. Ces derniers mois, ces trois dernières années même, le mien n'existe plus qu'en noir.

Un coup de vent glacial se lève soudainement et fait voler mes cheveux, frissonner mon corps entier. J'enfonce mes poings dans les poches de ma veste en jean et rentre ma tête dans le col. Puis c'est là que je l'entends, qu'il me parvient. Un murmure lointain porté par le vent.

Louis...

D'abord, je fronce les sourcils. C'est à peine perceptible, je ne reconnais pas la voix, je ne sais même pas si c'est un homme ou une femme. Pourtant il n'y a qu'un silence assourdissant autour de moi. Un nouveau souffle de vent, je tourne la tête vers la maison, toujours vide.

Ce doit être mon imagination. Les nombreuses fois où j'ai rêvé qu'Harry ou Amélia appelaient désespérément mon prénom et que je les découvrais morts, chez eux.

Je reprends ma route, une branche s'accroche au bas de mon jogging et m'empêche d'avancer. Après avoir poussé un juron, je me penche et défait sa prise sur mon vêtement. Quand je me redresse, elle me parvient à nouveau. Encore éloignée, mais plus distinctement, comme un cri égaré :

Louis

Louis

Louis

La voix se répète plusieurs fois, perdue au milieu de ce silence, je regarde une deuxième fois la maison qui n'a pas changé d'un pouce.

Une boule se forme en travers de ma gorge, un sanglot que je ravale lourdement. Je tourne les pieds et secoue la tête. Ce n'est que mon cerveau fatigué qui me joue des tours.

Louis !

C'est un cri, distinct et je me pétrifie sur place. Mon corps entier se met en pause, mon coeur aussi. Parce que je reconnais cette voix. Je me tourne dans un mouvement brusque vers la maison d'où elle semblait venir et retiens mon souffle. Le silence. Et je demande, presque aussi fort :

– Harry ?

Louis !

Je n'hallucine pas, c'est une réponse. Harry me répond. Peu importe où il est. C'est lui, j'en suis certain.

Mon corps se réveille, mon coeur s'emballe. Je me mets à courir vers la maison encore abandonnée, manque de trébucher sur le perron. J'hésite, j'appelle son prénom et sa voix me parvient à nouveau, elle paraît affreusement proche.

Louis !

Je sens un début de panique ou d'appréhension monter en moi. J'ouvre la porte de la maison sans réfléchir et cherche dans les pièces sombres. Vides. Elles sont vides. Ni Harry ni Amélia ni Dante.

Mes pas sont rapides, j'ai le souffle précipité, tremblant comme le reste de mon corps parcouru de frissons. J'ai réellement peur. Une peur qui me broie l'estomac. Je dois m'y prendre à plusieurs fois pour demander :

– Harry ?! Harry tu es là ?

Louis !

Sa voix semble venir d'ici et d'autre part à la fois, c'est étrange et déroutant je l'entends partout et nul part. Quand je crois la trouver, je me retrouve face à un silence glaçant.

Mes doigts tremblent, j'ouvre la porte d'un placard poussiéreux où il y a un bocal vide sans couvercle sur une étagère, un verre de vin brisé au sol et une toile d'araignée qui s'étend sur toute la longueur de la petite pièce.

– Mais où es-tu.... ?

Je murmure ces mots à moi même plus qu'à quelqu'un d'autre. Parce qu'apparemment personne ne se trouve entre ces murs abandonnés. Un soupir épuisé m'échappe. Ce n'était peut-être que mon imagination, au final. Un morceau de cauchemar qui s'est incrusté dans la triste réalité.

Louis !

Mon corps se tend. Je l'entends parfaitement cette fois. Sa voix vient du bout du long couloir. Je referme la porte qui claque derrière moi et me retourne. Je me fige dans mes pas. Ce n'est définitivement pas normal.

Parce que tout autour de moi, le décor a changé radicalement. Ou plutôt, il a retrouvé vie. Les lumières des lampes, les tableaux aux murs, les meubles, les objets, le sol propre, les plantes vertes, la chaleur ambiante, l'odeur de la cuisine, de la terre et des vieux livres.

Mes battements cardiaques s'emballent, je ne parviens plus à les suivre. Je ne comprends plus rien. Je ferme les yeux et me pince le bras, quand je les ouvre, c'est toujours pareil. Ce n'est pas un rêve ou un cauchemar. C'est la réalité.

Je ne me tiens plus la maison abandonnée, mais celle où Amélia et Harry vivent constamment depuis six ans. Je ne sais pas depuis combien de temps je retiens mon souffle, mais j'ai le tournis quand j'entends :

– Louis !

La voix d'Harry me parvient encore plus nettement. Comme si la réalité prenait forme un peu plus chaque seconde. Je sors de ma torpeur et répond en commençant à remonter le couloir en courant.

– Harry ?

J'ai beau cligner des paupières, la maison reste la même. Colorée, remplie de vie. Quand je parviens au bout de couloir, face à la porte d'entée, je tourne la tête de chaque côté, paniqué. Vers la cuisine d'abord. Puis le salon.

Et je retiens mon souffle, mon corps entier est en apnée. Mes jambes tremblement et j'ai envie de m'écrouler au sol tellement je suis soulagé et secoué. Parce qu'il est là. Mon coeur cesse de battre, ou peut-être tellement fort que je ne le sens plus.

Harry est là. Il me regarde aussi, il m'a vu. Ses yeux, écarquillés, sont fixés sur moi. Lui non plus ne semble pas y croire. Lentement, il contourne le canapé et s'approche parce que je me sens subitement incapable de bouger.

Sur le même ton bouleversé par les émotions, nos murmures s'entremêlent :

– Louis.

– Harry.

Je ne sais pas par quelle force je parviens à le faire, mais je réduis les derniers mètres entre nous et me précipite dans ses bras, contre lui. J'ai besoin de le sentir. J'ai besoin de m'assurer que c'est vrai. Qu'il est bien vivant. Qu'il existe.

Mes doigts s'accrochent à son pull, je ferme les yeux et respire enfin. Parce que je touche la forme palpable de son dos, je sens son souffle sur mon front, l'odeur de la terre qui émane de lui et la chaleur de son corps quand ses bras se referment autour de moi.

Je n'y crois pas, mes jambes tremblement au même rythme que mes doigts qui enserrent sa peau ou son haut. Les larmes me montent en travers de la gorge. Mais j'ai l'impression qu'Harry m'enlace tout aussi fort.

Peut-être qu'il ne me fallait que ça, mais je craque. Je pleure contre son épaule, je laisse sortir tout ce que je tenais enfermé en moi depuis des mois. La frustration, l'impuissance, la colère, la tristesse, la peur, l'angoisse, la terreur, l'appréhension, l'incompréhension, le rejet, la douleur...

Entre mes sanglots, l'oreille collée près de son torse, je sens et j'entends son coeur battre et alors je sais. Je sais qu'il n'y a rien de plus réel.

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