Chapitre 35
Les yeux de Kaylan n'ont pas quitté les miens, j'en ai conscience malgré les images qui défilent devant mes yeux et que je tente de chasser. Mon père. Mes frères. Mes sœurs. Les souvenirs sont des parasites. Une fois qu'ils sont entrés dans votre esprit, il est impossible de s'en débarrasser. Ceux qui font mal sont les plus tenaces. Ma mère, ses yeux rieurs, son sourire si franc. Ses mains douces dans mes cheveux, son ventre rebondit contre mon dos alors qu'elle me sert dans ses bras. Puis les cris. Des cris, par dizaine, à déchirer la nuit. Des cris qui se suivent, se répondent, s'espacent avant d'être repris par d'autres voix.
Je n'ai pas conscience des larmes sur mes joues avant qu'un tissu ne les essuie à ma place. La douleur dans le regard de Kaylan menace de surpasser la mienne.
— Je suis désolé, c'était indiscret. N'y pensez plus. Parlons d'autre chose si vous le souhaitez.
Mais je laisse mes larmes couler, tandis que les détails s'ajoutent aux images de mes cauchemars. Des souvenirs que j'ai tant souhaité oublier.
— C'est impossible, Kaylan. J'y pense tous les jours depuis 8 ans. Elles sont là, je suis incapable de les oublier.
Ses mains ne cessent pas leurs mouvements. Sans toucher une seule fois ma peau avec la sienne, il essuie patiemment mes larmes. Une par une. Comme on cueillerait la rosée du matin avant qu'elle ne s'efface.
— Qui est là ?
Sa voix est d'une douceur sans précédent, mais bientôt ce n'est plus lui que je vois. Le visage de Mayleen se superpose à celui de Kaylan. C'est elle qui séchait mes larmes, avant. Tandis que j'essuyais les siennes. Nous avions fini par sécher nos larmes avec nos lèvres plutôt qu'avec des mouchoirs, parce que cela nous réconfortait plus.
Je n'ai jamais raconté mon histoire. Je n'en ai jamais eu besoin. Mayleen était ma seule amie et elle savait déjà tout. Je n'ai jamais eu à poser de mots sur les images qui me hantent. Personne ne me l'a jamais demandé. Personne ne s'est jamais intéressé à la raison pour laquelle j'étais devenue cette Aaliyah.
Je cligne des yeux pour revenir à la réalité. Le regard que Kaylan pose sur moi me donne envie de me blottir dans ses bras, mais la part de moi encore lucide s'y refuse.
— Aaliyah, vraiment, je ne pensais pas que-
Mon doigt sur ses lèvres l'empêche de continuer.
— Personne n'a jamais demandé à connaître mon histoire.
La surprise qui passe dans ses prunelles est vite remplacée par de la confusion.
— Le plus dur, ce ne sont pas les images. Ce sont les voix. Elles s'effacent, s'éloignent, s'évaporent sans que je n'y puisse rien. Elles m'échappent. Je les oublie. Surtout la sienne. Elle a disparu. Depuis tellement longtemps...
Mes larmes ont cessé de couler, cependant le mouchoir de Kaylan est toujours dans ses mains, juste entre nous. J'ai libéré ses lèvres, mais il ne prononce pas un mot. Si mes propos sont décousus, il ne montre aucune précipitation, aucune curiosité mal placée, il se contente de m'écouter, d'attendre que mes mots viennent d'eux-mêmes.
— Est-ce que tu te souviens des voix de tes mères, Kaylan ?
Je sens sa voix trembler légèrement lorsqu'il me répond :
— Non.
— Moi non plus.
Nous n'avons même pas besoin de nous regarder. La puissance de notre lien, que je sens dans ma poitrine à cet instant, démontre que nous partageons la même souffrance. Pourtant, on ne se quitte pas des yeux.
— Je ne me souviens plus de la voix de ma mère. Son visage lui-même s'efface. Il y a des jours où je regrette de ne pas plus lui ressembler, pour avoir la chance de la retrouver chaque fois que je me regarde dans un miroir.
La lueur dans les yeux de Kaylan vacille et je sais que cette même pensée l'a traversé mille fois.
— C'est ma dernière sœur qui lui ressemblait le plus. Aussi cruel que ce soit pour chacun de nous.
Une nouvelle fois, les images se superposent. Une cacophonie de visages, de sourires, puis de larmes. Des regards qui se détournent, des yeux baissés et les mains des petits qui s'accrochent aux miennes, maintenant que les siennes sont froides.
Je comprends, un peu perdue, que la puissance de notre lien à cet instant permet à Kaylan de percevoir les mêmes images que moi. Étrangement, cela ne me dérange pas. Au contraire, cela me permet de ne pas avoir à poser des mots dessus, pour les décrire.
Le souvenir du contact des mains de mes frères est remplacé par une sensation plus réelle. Celle de la paume de Kaylan qui enserre la mienne. Je ne me dégage pas. Il constitue un lien vers le présent qui m'empêche de me perdre trop profondément dans les brumes du passé.
— J'ai deux frères et deux sœurs. Tous plus jeunes. Ma mère est décédée en donnant naissance à sa dernière fille. Il y a eu des complications. Son corps n'a pas réussi à la maintenir auprès de nous.
Je lève les yeux vers Kaylan, peinant à le distinguer derrière les larmes qui s'amoncèlent aux bords de mes paupières.
— C'était à moi de les protéger. Je me l'étais promis. J'étais la plus grande, je devais être la plus forte. C'était à moi de les défendre, de les aimer si fort, maintenant qu'elle ne pouvait plus le faire. J'aurais dû avoir le cœur assez large pour eux tous, j'aurais dû avoir le courage d'être forte pour eux. Tu comprends ?
Les larmes roulent plus vite sur mes joues à présent. J'en ai à peine conscience alors que Kaylan les essuie du bout des doigts, sans lâcher ma main. Il hésite un instant avant de souffler, tout doucement, comme si un mot de sa part pouvait me briser en mille morceaux :
— Que s'est-il passé après ?
Je m'empresse de parler, avant que les images ne reprennent le dessus. Si les précédentes étaient déjà difficiles à revoir, celles-ci manqueraient de me briser une nouvelle fois et je m'y refuse. Surtout face à Kaylan.
— Mon père a sombré. J'ai tenu. Pour eux cinq. Pour la famille qu'il me restait, même si ma mère était partie. Il a fallu que j'apprenne à me débrouiller, à trouver de quoi manger, de quoi vêtir mes frères et sœurs. Mon père n'était plus que l'ombre de lui-même. Je ne peux même pas dire qu'il avait plongé dans des substances enivrantes. Ce n'était pas le cas. Il n'a jamais dépensé stupidement l'argent que je peinais à ramasser. Il était simplement... Éteint.
Je prends quelques secondes pour respirer et calmer mon cœur. Kaylan n'esquisse pas un geste. Il sait que j'ai besoin de ce temps pour organiser mes pensées.
— Je l'ai toujours entendu dire que ma mère représentait la lumière qui lui donnait envie de se lever le matin. La seule qui avait le pouvoir de le maintenir en vie, à la manière d'une fleur. J'ai toujours pensé qu'il exagérait. Visiblement, ce n'était pas le cas.
— Je crois que je peux comprendre ça.
Le murmure de Kaylan ne m'a pas échappé et il me fixe avec prudence. Je me force à continuer mon récit pour ne pas réfléchir au sens de sa phrase.
— Cette situation a duré un peu plus d'un an. Lorsque ma plus jeune sœur a commencé à parler, une lueur nouvelle s'est allumée dans le regard de mon père. J'avais quinze ans à cette époque. J'avais réussi à maintenir ma famille en vie, je ne sais trop comment, en enchaînant les courses dans la ville. Je connaissais déjà Mayleen à ce moment-là, je l'avais rencontrée à la mort de ma mère, lorsque la sienne avait disparu également. Elles avaient été enterrées au même moment.
Je me détourne de Kaylan pour scruter le ciel, où l'obscurité s'est étendue pour ne plus laisser la place à aucune étoile. Seule la lune apparaît encore, comme à travers un filtre, derrière les nuages. Les dernières images sont les plus dures et elles sont imprimées trop fort dans ma rétine pour que je puisse espérer m'en défaire totalement un jour.
— J'étais déjà jolie, à cet âge-là. C'est le moment où les jeunes filles accueillent les changements de leur corps. Cela n'est pas passé inaperçu auprès des hommes de la ville, pendant mes différentes courses. Je recevais toujours plus de commentaires, plus de regards sur mon corps. Ça me dégoutait. Il y avait ces gens, qui me regardaient sans cesse et qui auraient pu être mon père. Je n'étais pas la seule qu'on regardait de cette façon.
Je guette la réaction de Kaylan, mais son visage fermé n'exprime rien. Il m'écoute avec la plus grande attention.
— Je n'oublierai jamais ce matin-là. Mon père était sorti. Il ne le faisait jamais. Au moment où il est revenu, j'étais dans la cuisine. Il ne m'avait pas vu. Il y avait un autre homme avec lui, dont j'ai tout de suite reconnu la voix. Le père de Mayleen était dans mon salon, avec mon père et chacun de ses mots est resté gravé dans ma mémoire. « Nos filles ont attiré leur attention. Elles sont jolies, elles auront du succès. C'est soit elles, soit nous. Nous ne pouvons pas abandonner ce qui reste de notre famille. Tu comprends ? ».
Kaylan, lui, a du mal à comprendre. Je le vois dans son regard. Alors je continue, me perds dans les souvenirs et les détails de cette journée qui a changé ma vie pour toujours.
— Il était encore tôt, même pas midi. Les petits étaient dehors, à l'école peut-être. Je n'y allais plus depuis longtemps, j'avais perdu cette notion là de la vie. J'ai entendu mon père acquiescer. Celui de Mayleen donner plus de détails. « Ce ne sera que pour quelques temps, avec un peu de chance. Si elles ont du succès, il ne faudra que quelques mois pour gagner assez d'argent et nous remettre sur pieds. » Je savais que ce serait faux. Que mon père n'aurait pas la force de trouver du travail lui-même. Que celui de Mayleen achèterait de l'alcool avec ce que nos corps allaient rapporter.
Je me revois les mains pleines de farine, trop choquée pour faire quoi que ce soit. Je craignais de comprendre. En réalité, j'avais déjà compris. Je me souviens avoir pensé un instant à mes frères, à mes sœurs, avant d'aviser la porte de la cuisine. Si proche.
— Je n'étais qu'à quelques pas de la porte qui donnait sur l'arrière de la maison. Mon père n'avait toujours pas réalisé ma présence dans la pièce à côté d'eux. Il ne m'a fallu que quelques secondes pour prendre ma décision. Le plus discrètement possible, j'ai essuyé mes mains sur mon tablier. Sur le plan de travail émaillé, j'avais laissé un morceau de pain pour le goûter des petits. Je l'ai pris. J'ai ôté mon tablier et je l'ai posé sur une chaise qui traînait là.
Je revois chacun de mes gestes. Un à un. Comme si je les avais fait hier. Sous mes yeux, ce n'est plus la nuit que je distingue, mais la chaleur de la cuisine avec le feu encore allumé et l'odeur du gâteau que je venais de terminer.
— Je savais que je n'avais pas le temps. Pourtant, j'ai quand même pris une minute pour tracer un message dans la farine : « Je vous aime ». Je ne sais pas si mes frères et sœurs l'ont lu. Je suis partie tout de suite après. En claquant la porte, j'ai entendu mon père crier mon nom. Je ne me suis pas retournée. J'ai couru avertir Mayleen. Il ne lui a fallu que quelques secondes pour prendre plus d'affaires que moi et s'enfuir à son tour. Pas une seule fois, ce jour-là, je n'ai regardé en arrière. Mais depuis, je ne cesse de le faire. Sans arrêt. Tous les jours.
N'y tenant plus, Kaylan m'attire contre lui, maladroitement. Je comprends qu'il n'a pas dû faire ce geste souvent, lui aussi privé de l'amour de ses mères trop tôt. Mes lèvres dans son cou, je murmure :
— Je me demande tout le temps ce qu'ils sont devenus. S'ils ont grandi. Ce qu'il est advenu de ma plus grande sœur, à peine moins âgée que moi. Est-ce qu'il l'a envoyé se vendre à ma place ? Est-ce qu'ils ont réussi à m'aimer encore après ça ? Je m'en veux. Tous les jours. Je me déteste de leur avoir fait ça. De ne pas avoir su les protéger alors que c'était mon rôle.
Kaylan me serre plus fort contre lui et je lui rends son étreinte, déstabilisée par ce contact inattendu et un peu trop rapproché avec lui.
— Ce n'est pas votre faute, Aaliyah. Ce n'était pas votre rôle. Vous n'étiez qu'une enfant. C'était à votre père de prendre soin de vous, pas à vous de gérer autant de vies. Vous avez fait ce que vous deviez pour protéger la vôtre. Je suis certain qu'ils le savent et qu'ils ne vous en veulent pas.
Mes sanglots reprennent, intensifiés par les mots de Kaylan. Ces mots, que j'attendais depuis si longtemps sans le savoir, il vient de me les donner sans rien attendre en retour. Pour rétablir l'équilibre, je décide de lui livrer les pensées qui me suivent partout depuis des années.
— Ilsétaient âme-sœurs, Kaylan. C'est la perte de l'extrémité de ce lien trop fortqui l'a brisé. C'est à cause de ça que j'en suis là aujourd'hui. À cause d'unelégende stupide et d'un monstre dont personne n'a jamais révélé qu'il étaitjuste humain, en réalité.
~~~
Coucou !
Un chapitre plus profond aujourd'hui, où on en apprend beaucoup sur le passé d'Aaliyah. C'est un exercice assez difficile à mes yeux de retranscrire avec justesse ce genre d'éléments, qui ont pu faire vaciller la vie de nos personnages. J'espère avoir réussi à le faire assez bien en tout cas et que le personnage d'Aaliyah vous plaît toujours.
La bise ✨
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