3
30.11.2174
« Comment savoir si on se trouve dans un quartier sûr ? Regardez les fenêtres. »
Le docteur Sterr appliqua son propre conseil et glissa ses yeux délavés sur les façades qui l'entouraient. Il avait laissé ses pas – imprudemment, certes – le guider dans la cité, et arpentait désormais un pavé irrégulier et humide dans une pénombre relative. Quelques lampadaires d'un temps passé vivotaient d'une lueur chaude et révélaient les aspérités des murs, ainsi que les flaques au sol, vestiges de l'averse qui avait arrosé la ville plus tôt dans la journée. Désormais, la nuit englobait tout, et une chape nuageuse couvrait les étoiles.
Quant aux fenêtres, puisque c'était ce que le promeneur égaré cherchait, elles s'étalaient dans un verre opaque. Quelques planches de bois y avaient été clouées, barrant les vitres de croix rudimentaires.
Bien. Un quartier moyennement sûr, donc.
Bon sang, j'aurais dû regarder où je marchais...
Il se frotta la tempe et se concentra un instant, jusqu'à ce qu'une carte en surbrillance s'affiche dans son champ de vision. Elle esquissait les rues principales, ainsi que les supposés postes de police et les stations de métro, mais le docteur savait bien que tout était loin d'être exact. Les cartographes n'aimaient pas s'aventurer à la périphérie de la cité, et les drones qu'ils avaient tenté d'utiliser se voyaient abattus en plein vol. Il faut dire que les quelques organisations illégales qui opéraient dans ces quartiers n'appréciaient pas que leur territoire soit répertorié avec trop d'exactitude.
Il lâcha un soupir, qui s'épaissit en fumée blanche, puis continua d'avancer. Une station de métro se trouvait à quelques centaines de mètres. De là, il rejoindrait le centre, et son logement. Son fils l'y attendait probablement. Ou bien il dormirait déjà... Quelle heure était-il ?
Trop tard.
Il sentait encore sur sa langue le goût de la bière qu'il avait bue dans un bar à quelques pâtés de maisons.
Il ne titubait pas, mais les passants, oui, alors il se voyait forcé de slalomer pour ne percuter personne. Son long manteau rendait sa silhouette méconnaissable, et son chapeau démodé, aux larges bords, masquait ses traits – enfin, plus que la nuit ne le faisait déjà.
— C'est de sa faute !
Il ralentit un peu, curieux. La voix puissante avait jailli d'une ruelle adjacente, devant laquelle il passait sans y prêter attention. Les ombres y régnaient, si bien qu'il ne distinguait pas grand-chose, mais il avait bien entendu la colère crachée par une silhouette indéfinissable.
— S'il l'avait correctement préparé, j'aurais jamais perdu contre ce connard ! C'est de la faute de ton putain de hacker !
— Eh, calme-toi, tu vas attirer l'attention...
La seconde voix, elle, sonnait d'un ton calme et mesuré, si bien que Sterr se figura un homme d'âge mûr, une fine cigarette aux lèvres, adossé à un mur de briques sombres. Le genre de gars qui possède un commerce florissant pas forcément légal.
— Je me calme de rien du tout, tu as acheté cet androïde pour me faire parier dessus et me plumer, j'en suis sûr ! Finalement, c'est de ta faute ! T'as dû te marrer, hein, quand j'ai tout gobé ! Quel con ! Évidemment qu'un modèle pareil gagnerait que dalle en arène !
— La ferme. Tu veux appeler la police, tant que t'y es ?
— T'y perdrais plus que moi, boss !
Sterr s'adossa nonchalamment à un mur, à portée d'ouïe. La curiosité avait toujours été son vilain défaut.
— Fais ça et je t'en colle une entre les deux yeux, gronda la voix du second homme. Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? T'as parié sur le mauvais androïde, c'est pas ma faute. Faut bien que je trouve des challengers.
— Mais un SK540 ?
— Il était pas cher, le gars voulait le vendre vite fait, j'allais pas cracher dessus. Ils sont quand même plus robustes que ces machines délicates au lupanar.
— T'as foutu un baby-sitter dans une arène, tu te moques de qui ? Vu son allure, t'aurais tout aussi bien pu le revendre. J'aurais pas perdu la moitié de ma paye !
— Baisse d'un ton, j'ai dit. T'avais qu'à pas parier de la soirée.
Avant que la discussion se poursuive, une troisième voix s'invita et un bruit métallique résonna dans la ruelle, comme si un tuyau creux heurtait le sol.
— Patron, le voilà. On en fait quoi ?
— Salement amoché. Envoie-le dans la décharge, y a une benne à côté. Oh, pense à le désinfecter, et tout le tralala, pas envie qu'on remonte jusqu'à nous.
— Ça marche !
Sterr croisa les bras, agacé. Une moue presque boudeuse déformait son visage.
Utiliser ses androïdes dans des combats clandestins, c'était vraiment un manque de respect. Lui passait ses journées à les programmer avec minutie, à optimiser leur corps afin qu'ils soient les plus efficaces pour une tâche donnée, et ces gens bidouillaient dans sa technologie pour leur débloquer des capacités destructrices... tout ça pour parier et s'enrichir, tout en plumant les plus pauvres. Quelle ville de merde.
Et un SK540, oui, c'était une idée stupide de l'envoyer combattre. Il servait à prendre soin de quelqu'un, comme un enfant ou un malade, en quoi était-ce intelligent de l'employer comme combattant ? Même son corps n'était pas adapté, loin de là.
— Ils se permettent de modifier mes algorithmes, en plus, grommela-t-il. Je mets des mois à créer un modèle et eux, ils dérèglent tout ! Je suis sûr que leurs androïdes modifiés sont pleins de bugs, tiens. Ça leur apprendra !
Et puis, c'était illégal de reprogrammer un androïde. Il fallait une ribambelle d'autorisations délivrées par un comité spécial, et seules les entreprises qui montraient patte blanche pouvaient espérer en obtenir... même si la quantité de pots-de-vin nécessaire circulait allègrement dans l'ombre, Sterr le savait. Tout de même, que des particuliers inconnus dans une ruelle délabrée se permettent de chipoter à ses créations...!
Il s'éloigna un peu du confluent des rues et enfonça ses mains dans ses poches, toujours aussi agacé. Toutefois, il n'eut le temps de faire que deux pas avant d'entendre quelques bruits métalliques et le couvercle d'une benne se rabattre. Il tourna la tête, observa les ombres, puis une porte claqua et plus aucun son ne provint de la ruelle.
Les passants de l'allée principale continuaient de se croiser sur le pavé, mais le docteur restait immobile, tenaillé par une envie.
Une envie.
Enfin.
Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas ressenti une telle envie.
*
— Attends, quoi ?
— Tu m'as entendu, amène-moi la voiture aux coordonnées que je t'ai envoyées !
— Mais c'est complètement hors du centre, qu'est-ce que tu fiches là-bas ?
— T'es pas payé pour poser des questions. Amène la voiture, râla Sterr.
— T'as eu une idée de génie ? railla son interlocuteur.
L'homme leva les yeux au ciel, adossé à un mur jouxtant un petit café. Devant lui, juste au-dessus de la montre qu'il portait au poignet, flottait un hologramme bleuté. On y voyait une silhouette de pixels, les mains sur les hanches.
— Tu sais que ton fils t'attendait après l'école ? insista l'hologramme.
— Probablement, mais on en discutera plus tard si tu veux, là...
— T'es insupportable, Sterr. Ton enfant voulait voir son père, et encore une fois, tu t'es barré. Pour aller boire, en plus.
— On n'a pas le temps de discuter, trancha le docteur. Amène la voiture, et ensuite, tu pourras me faire la morale.
— Tu vas t'enfermer dans ton labo, oui. Tu vas encore préférer fuir. Quand est-ce que tu vas comprendre que tu bousilles ta famille ? Il te reste que ce gosse et t'es même pas fichu de passer une soirée à la maison.
— Ari. Stop.
La silhouette secoua la tête et croisa les bras.
— Évidemment, souffla-t-elle. Bon, j'amène l'engin, et toi tu parles à ton fils.
Il raccrocha. Sterr soupira, et l'arrière de son crâne, protégé par le chapeau, vint se poser contre la brique. Une pluie fine commençait à tomber sur la ville, donnant un aspect luisant aux pierres du quartier. Les lumières s'y réfléchissaient et Sterr trouva ça presque beau. Mais un goût amer persistait dans sa bouche.
« Tu bousilles ta famille ! »
Il serra le poing, puis retourna dans la ruelle.
Il y faisait vraiment sombre. Les lueurs des lampadaires peinaient à s'y glisser, si bien que l'homme dut avancer avec précaution, utilisant sa montre pour éclairer un tant soit peu ce qui se trouvait devant ses pieds.
Il repéra une porte, sur la droite, sans doute celle empruntée par les gens qu'il avait entendus. De l'autre côté se dressait un gros container peint d'une inscription.
« androïds ; nicht öffnen »
Le docteur Sterr savait lire, mais il ignora l'injonction et pressa le bouton juste sous le couvercle.
La benne s'ouvrit avec un léger grincement et Sterr se mit sur la pointe des pieds pour en apercevoir le contenu. Il repéra quelques bras, des jambes, des pièces détachées ; les câbles en sortaient dans un fouillis indescriptible. Quelques liquides suintaient encore, et l'odeur qui remontait du container lui fit plisser le nez. Puis, il vit ce qu'il cherchait. Le SK540.
Oh...
Il attrapa le corps de l'androïde, tira sur ses poignets. Mais bon, il n'était pas assez fort pour extraire une telle carcasse à bout de bras.
Il fit un pas en arrière, résigné à attendre la venue d'Ari. Il avait déjà l'intention de ramener le SK540 dans son labo avant même de le voir de près, mû par une envie un peu étrange de l'examiner, mais désormais... Désormais, il savait quel SK540 se trouvait dans la benne.
Un modèle modifié, aux cheveux blancs, les iris d'un rose éclatant – enfin, lorsque la machine fonctionnait. Ici, ils étaient comme couverts d'un voile opaque et la teinte tirait sur le violet-brun.
Sterr sentit un frisson lui chatouiller le ventre.
Une envie.
____________
Coucou! :D
Et voici la suite! On continue de plonger dans les méandres de cette cité du futur, en compagnie d'un scientifique bien gris.
J'espère que l'histoire vous plait toujours... Hâte d'en apprendre plus?
On se retrouve bientôt... <3
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top