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10.09.2187
La ville paraissait bourdonner, comme un gros insecte dans l'air brûlant d'un été de canicule. Enfin, il n'en était pas certain. Il n'avait entendu un tel bruit qu'en vidéo. Le battement ultrarapide des ailes d'une mouche avait bien vite agacé ses sens et il avait arrêté de suivre le film. Kam lui avait reproché de quitter le salon, mais il ne comptait pas s'imposer un bruit aussi déplaisant s'il pouvait se rendre au sous-sol et s'allonger sur un canapé, dans le silence.
Pour l'instant, il était entouré d'un brouhaha léger.
Äros regardait la vie animer les rues, les gens passer devant lui. Il repéra des cheveux multicolores, des tatouages aux formes géométriques qui paraissaient émettre de la lumière, et des vêtements tous plus variés et imaginatifs les uns que les autres. Il n'était jamais rassasié. A chaque fois qu'il devait s'approcher des larges fenêtres du bar, il restait un moment immobile, comme s'il aspirait tout ce qui lui passait sous les yeux.
Il réfléchissait, essayait de comprendre ce qu'était une canicule. Kam lui en avait parlé la veille. Il faisait si chaud que les langues devenaient pâteuses, que les peaux se couvraient de sueur, et que l'eau fraîche passait pour la plus délicieuse des boissons. Elle avait ajouté qu'il ne voudrait pas expérimenter une canicule. Äros n'avait rien répondu. Il était plutôt indifférent à la chaleur. Ici, s'il se fiait aux expressions des passants, ce n'était pas une canicule.
Il finit par abandonner sa contemplation et se retourna. La barmaid s'agitait derrière son comptoir, distribuait des verres aux formes parfois fantaisistes, promenait son regard sur les clients qui venaient se désaltérer. Certains établissements mettaient leurs serveurs et serveuses en valeur, et faisaient la promotion d'une esthétique précise pour attirer une clientèle intéressée, mais Kam ne gérait pas son bar de cette façon. Les gens qui venaient consommer chez elle ne cherchaient pas à admirer sa beauté sensuelle ou fragile. La jeune femme représentait même l'inverse ; elle possédait un corps bâti comme celui d'une bodybuildeuse. Toutefois, Äros savait que ses traits étaient plutôt symétriques et son visage, objectivement joli.
Ses clients ne venaient pas non plus chercher la bagarre. Kam mettait facilement à la porte le moindre fauteur de trouble. Son bar était un lieu de paix, de calme, de sérénité au milieu d'une ville qui allait bien trop vite. Elle tenait à préserver cette atmosphère bon vivant. Kam était quelqu'un de bien, en fait.
Äros la rejoignit derrière le meuble de faux bois à l'effet rétro et entreprit de l'aider en faisant la vaisselle. Il ne parlait pas beaucoup, se contentant de laver la vaisselle et les verres que la barmaid soufflait elle-même dans son temps libre. Ils revêtaient tous un aspect unique, et dans le matériau translucide s'étalaient des pétales de couleur vive, comme du rouge ou du bleu. Äros avait même trouvé un verre aux fleurs jaunes, lorsqu'il avait rangé la réserve la semaine précédente.
La soirée battait son plein, et les commandes affluaient à une cadence soutenue. Äros la suivit, passant la vaisselle sous l'eau de quelques gestes précis. Il les disposa dans la soufflerie, cachée sous le comptoir, et cette dernière ronronna en chassant la moindre goutte des verres brillants. Lui se chargeait ensuite de ranger tout le matériel, et souvent, Kam le saisissait aussitôt et renvoyait une nouvelle tournée à un client tout sourire. Ses pas pesants traversaient la salle alors qu'arrivaient les plateaux, et parfois elle échangeait quelques mots avec des habitués. Elle revenait ensuite au comptoir et laissait couler de nouvelles boissons dans des verres tout juste lavés, puis repartait. Et ainsi de suite.
Lorsque minuit passa enfin, le rythme se calma. Kam salua les derniers clients et revint près d'Äros pour reprendre son souffle, appuyée de l'autre côté des éviers, du côté consommateur. Un sourire fatigué flottait sur ses lèvres. Ses coudes de titane ne laissèrent pas la moindre trace dans la matière synthétique qui couvrait tout le comptoir lorsqu'elle se pencha vers son employé.
— On va fermer, la journée a été bonne...
Äros acquiesça. Les clients avaient défilé sans cesse, et la barmaid avait couru partout pour satisfaire tout le monde. La borne avait bipé sans discontinuer, ce soir. Dehors, la nuit enveloppait les rues dans un manteau d'ombres que perçaient parfois les éclairages artificiels. Il ne faisait jamais totalement noir.
—Merci pour ton aide.
— C'est normal. Tu m'héberges, tu me nourris, je te dois beaucoup.
Kam sourit un peu plus largement.
— Tout de même, merci.
Äros termina ses tâches sans un mot, puis s'occupa de ranger les tables et les chaises qui parsemaient la pièce. Les murs sombres, presque nus, conféraient à la salle une ambiance que les clients qualifiaient d'« intime », et les larges bandes de lumière rose et bleue qui les parcouraient fournissaient le seul éclairage du bar. Des guirlandes de petits néons couraient aussi derrière le bar et à côté des larges divans qui se regroupaient dans le fond, à côté des toilettes. Äros en baissa l'intensité. Les lumières éclairèrent brièvement ses cheveux rouges, un peu trop longs, qui passaient parfois devant ses yeux.
— Quand tu auras fini, rejoins-moi au sous-sol, intima Kam en terminant de ranger le comptoir.
Les bouteilles s'alignaient sur une étagère incroyablement chargée. Les lois de la physique auraient sans doute voulu qu'elle s'effondre, mais elle tenait bon. Heureusement que la plupart des boissons consommées par les clients se trouvaient stockées dans des cuves dans le sol, et se servaient grâce à des pompes fondues dans le meuble aussi long que le mur où survivait l'étagère.
Kam fit signe à Äros, puis disparut par la petite porte noire qui menait à l'escalier.
Lui acheva le rangement de la salle et verrouilla l'entrée de quelques combinaisons chiffrées, les doigts sur le boitier à côté du comptoir. Ensuite, il emprunta le même passage que Kam et descendit les marches de l'escalier qui menait au sous-sol, dédaignant celui qui s'élevait au premier. La cage s'enfonçait dans le sol, éclairée par un petit néon qui grésillait parfois. Il diffusait une lueur crue et froide, passant sur les vêtements intégralement noirs d'Äros sans s'y attarder, comme si le tissu l'absorbait et faisait de son propriétaire une ombre.
Il arriva face à une porte dont un boitier verrouillait l'accès. Il passa son poignet devant le détecteur et ce dernier émit un son léger, avant que le battant ne coulisse pour dévoiler la pièce qui se trouvait au-delà.
L'espace se divisait en deux parties, l'une couverte de tapis du sol au plafond, l'autre décorée d'un divan un peu défoncé. Toutefois, il restait utilisable et Äros savait que Kam le chérissait. La jeune femme se trouvait justement dans la partie aménagée de tapis. Elle paraissait tester ses articulations, le sourire aux lèvres. Lorsqu'elle aperçut Äros, elle lui fit signe d'approcher avec un air provocateur.
Il ôta ses chaussures, puis obtempéra, foulant les tatamis. Ses iris marron ne déviaient pas, et ne dévoilèrent aucun doute lorsqu'il se plaça face à Kam, en position défensive.
— Aujourd'hui, on va bosser tout ce qu'on a déjà vu, entama la jeune femme. Et rappelle-toi, observe mes moindres faits et gestes. Tu as une excellente vue, un bon instinct, de bonnes capacités d'analyse, alors fais-en usage ! Pas comme la dernière fois. Qu'est-ce qui t'avait distrait, encore ?
— Une bagarre dans la rue.
— Ah, oui. Concentre aussi tes sens sur ce qui se passe ici. Si je voulais te tuer, tu ne pourrais pas te permettre d'écouter ce qui se passe au-dessus de nous. Compris ?
— Oui.
— Alors c'est parti. !
Et Kam se jeta sur lui de toute la puissance de son corps artificiel.
*
Äros observait la barmaid se reposer dans le divan. Il tentait de déceler les jointures sur sa peau, les endroits où sa chair se joignait au tissu synthétique, où les membres de Kam se prolongeaient par des prothèses. En vain. Peut-être que ses vêtements les dissimulaient.
Il savait que Kam était humaine. Peu à peu, elle avait modelé son corps à sa guise. Sa carrure fine ne lui avait pas plu, alors elle s'était construit son véritable corps, cherchant à adapter son image pour refléter qui elle était, à l'intérieur. Äros ne l'avait pas connue avant qu'elle soit opérée, mais il n'avait pas cherché à creuser le passé. Après tout, la véritable Kam se trouvait face à lui, bien dans ses bottes. Une cyborg, selon les appellations officielles.
La jeune femme souffla, le visage vers le plafond, et se redressa, basculant sa tête dans une position plus classique. Elle capta son regard fixe et laissa un petit rictus amusé s'étendre sur ses lèvres.
— Qu'est-ce qui tourne dans ta caboche métallique ?
— Beaucoup de choses. Des réflexions. J'observe, comme tu me l'as demandé.
— Je t'ai aussi dit de ne pas fixer les gens. C'est étrange, personne ne regarde quelqu'un aussi intensément sans une bonne raison.
Äros ne répondit pas tout de suite. Il avait, selon lui, une bonne raison d'observer son environnement et les gens qui y évoluaient.
— J'apprends, lâcha-t-il finalement.
— Je sais, rit Kam en posant son coude sur sa cuisse.
Äros, lui, était simplement assis jambes croisées sur l'un des tatamis. Il n'avait pas besoin du confort d'un canapé, et Kam prenait de toute manière toute la place.
La barmaid l'observa à son tour. Ses cheveux rouges, artificiels ; ses yeux marron, artificiels ; son corps aux proportions parfaites, artificiel ; sa peau claire, doucement bronzée... artificielle. Son torse se soulevait un peu, sous son t-shirt noir, pour donner l'illusion d'un souffle qu'il n'avait pas besoin d'inspirer. Il ne respirait que parce qu'elle le lui avait demandé. Il ne pourrait pas s'intégrer normalement s'il se comportait de manière étrange, et puis, sa nature serait décelée au premier coup d'œil.
Pendant qu'elle plongeait dans ses pensées, Äros semblait faire de même, mais ses yeux se perdaient dans le vide. Il finit par en émerger avec une question.
— Kam ?
— Quoi ?
— Que dois-je faire si je me retrouve dans une bagarre ? Comme celle qui a eu lieu hier.
Kam prit le temps de réfléchir avant de répondre. Ce qu'elle dirait aurait une importance capitale, et elle le savait. Ici, elle apprenait à Äros à se défendre, elle lui donnait des conseils tant qu'elle le pouvait. Ses capacités physiques étaient impressionnantes, elle l'avait bien vu, alors qui pouvait prévoir ce qui se passerait s'il en usait sans retenue ? Dépourvu de morale, de notion du bien et du mal ? Elle savait qu'Äros ne voyait qu'une ligne floue et sinueuse, changeante, là où elle verrait une frontière entre l'acceptable et l'inacceptable. Peut-être pourrait-elle la fixer, cette ligne, si elle le soutenait correctement. D'où l'importance de chacune de ses réponses.
Kam ne put empêcher un frisson de se propager le long de son dos. Elle était témoin de la vitesse à laquelle il progressait, elle voyait et ressentait la force de ses coups, même lorsqu'il se retenait. Les premières fois où elle l'avait entraîné, il n'avait pas pensé à mesurer sa force et lui avait disloqué l'épaule d'une seule main. Depuis, il faisait attention.
— N'engage pas le conflit, finit-elle par lâcher. Ne cherche pas l'affrontement. Dans cette ville, une fois que tu sors du centre, la violence peut te tomber dessus partout. Tu devras sûrement te battre, mais ce serait dangereux de provoquer les combats, en plus de te faire remarquer. Et même si tu ne perds pas, tu pourrais en ressortir blessé. Tu ressentiras la douleur.
— Je peux l'occulter.
— Ton corps en subit tout de même les conséquences. La douleur est un signal d'alarme, elle te dit que quelque chose ne va pas. Äros, c'est important. Ne te jette pas dans la violence. Évite-la.
Le jeune homme l'écoutait avec attention, mais paraissait perplexe. Une petite lueur dans son regard murmurait qu'il traitait ces informations et y découvrait des failles. Kam eut un sourire en coin.
— Je te dis ça, mais ne laisse pas les gens te marcher dessus. Analyse la situation et si la discussion n'est pas possible, que tu risques de te faire battre, ou tuer...
Elle lui lança un petit objet, visant la tête ; Äros l'intercepta d'un air impassible, ne bougeant que son bras droit. Le métal heurta sa paume avec un bruit sourd et il y referma les doigts.
Le sourire de Kam s'élargit, son regard brilla d'une fierté presque maternelle.
— Fais-leur comprendre que tu n'es pas un petit être sans défense qu'ils peuvent maltraiter.
Äros hocha la tête, le regard concentré. La cyborg lâcha un rire un peu étouffé.
— Tu es vraiment unique, hein, murmura-t-elle.
— Que veux-tu dire ?
— Tu es un androïde, mais... Tu es unique. Et honnêtement, je ne vais pas te demander d'où tu viens, parce que je m'en moque. Le passé est passé, et je te connais, maintenant. Mais tu es vraiment différent. Pas que ce soit mal, précisa-t-elle. En fait, tu es toi. Tu es Äros.
— Je sais, que je suis Äros, répondit-il d'un ton neutre.
Ses sourcils s'étaient froncés, il paraissait vraiment ne pas saisir ce qu'elle avait voulu dire. Kam pouffa.
— Tu comprendras.
Elle se releva avec un souffle de fatigue, et Äros remarqua les cernes qui lui ombraient les paupières. Toutefois, il avait encore une question. Il glissa ses mains entre ses cuisses.
— Les gens n'aiment pas les androïdes, lâcha-t-il.
Kam s'immobilisa et son regard se fixa sur lui, étonné. Il poursuivit.
— Pourquoi ?
La cyborg soupira.
— Les gens ne détestent pas les androïdes.
— Je les entends, tu sais, quand ils en parlent au bar. C'est rarement en bien.
— Ils ne les détestent pas vraiment. C'est juste que... ce sont des machines, et des objets à leurs yeux. Se plaindre d'un objet, ou ne pas trop faire attention à comment on le traite, c'est facile.
— Les androïdes sont des objets, rétorqua Äros. Un objet est « une chose solide considérée comme un tout, fabriquée par l'Homme et destinée à un certain usage ».
Kam souffla.
— Ce que je veux dire, c'est que les humains de cette ville ne traitent pas les androïdes comme ils traiteraient leurs semblables. Ils ont moins de considération, mais ils ne les détestent pas. Après tout, on a besoin des androïdes. Ils remplissent tellement de tâches dont les humains ne veulent plus... Au final, nous sommes dépendants de ces « objets » que nous avons créés. Notre mode de vie changerait radicalement s'ils disparaissaient, et une bonne partie de la ville devrait s'adapter pour ne pas disparaître, ou tout déséquilibrer.
Äros posa son coude sur son genou et appuya son menton dans sa paume. Alors que la cyborg le laissait réfléchir et sortait de la pièce, il murmura une autre définition du mot « objet », le regard dans le vague.
— « Chose inerte, sans pensée, sans volonté et sans droits, par opposition à l'être humain ».
Ses sourcils se froncèrent.
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Coucou!
Après le prologue, on retrouve un nouveau personnage! Que pensez-vous d'Äros? :D
J'espère que ce chapitre vous a pluuuuu, n'hésitez pas à laisser votre impression générale ;)
On se retrouve bientôt pour la suite... <3
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