V

-Je sens qu'on va se perdre.

Moi aussi Isaac, moi aussi. Cette excursion en forêt me paraît extrêmement foireuse. Ça va mal finir je le sens. Mais bon je garde ma bouche bien fermée histoire de ne pas passer pour le rabat-joie stressé. Il n'empêche que je prends soin de mémoriser le chemin par lequel on s'enfonce dans les bois, c'est plus prudent. J'en serais presque à semer des cailloux, tel le petit poucet, pour être absolument sûr d'être capable de sortir de là - pas que je ne fais pas confiance à ma mémoire... mais si en fait - mais je m'abstiens. Jason et Lola ouvrent la marche d'un pas vif ; honnêtement je ne vois pas pourquoi ils se pressent autant, nous n'avons aucune contrainte de temps. Je suppose que ça fait partie de leur caractère d'être speed. Encore une fois je ne dis rien (vous remarquerez que je fais ça tout le temps et le pire c'est que j'excelle même pas dans l'art de fermer ma gueule puisque je trouve toujours le moyen de l'ouvrir quand il ne faut pas).
Isaac et moi fermons le convoi ; nous faisons exprès d'avancer lentement pour prendre le temps d'observer le paysage. Quitte à être là, autant en profiter.

La maison où nous séjournons est tout autant bordée par la plage que par une grande forêt de pins (ou je ne sais quel autre type d'arbre) aux troncs très resserrés, ou du moins suffisamment pour pouvoir se perdre. Il ne fait pas spécialement beau aujourd'hui, le ciel étant camouflé par une multitude de nuages, et la frondaison n'aide pas puisqu'elle assombrit encore plus l'atmosphère. Josh a l'air d'aimer ça : il n'arrête pas de répéter que ça donne une ambiance mystérieuse et, qu'on se le dise, Josh vit pour le mystère. Les énigmes, les théories... tout ça c'est son truc. Il est craintif avec les gens mais absolument pas avec les possibles fantômes, aliens et autres créatures ou phénomènes étranges. Sûrement parce que c'est lui le phénomène le plus étranges de tous (quoique Jason le talonne). Un manoir abandonné, de drôles de lueurs en pleine campagne, une forêt sombre... pas de problème, il en est. C'est là toute la différence avec moi : certes j'adore qu'on me raconte des histoires bizarres, élaborer des théories sur tout et n'importe quoi (on se rappelle de la fois où j'ai soutenu que le prof de physique-chimie était un robot) mais ce n'est pas pour autant que j'irais explorer un endroit plus que louche en pleine nuit - en plein jour non plus d'ailleurs. Bref, Josh est aux anges et, par conséquent, il n'arrête pas de parler. Pas que ça me dérange, surtout que Jason, Isaac et moi sommes habitués à sa transformation en perruche quand il est excité. Par contre les autres ont l'air plus que surpris : lui qui était si calme et réservé depuis le début du voyage (parce qu'il ne les connaissait pas) pète soudainement une durite une fois trimballé dans une forêt. Y a de quoi être dérouté, faut les comprendre.

-Stop ! ordonne soudain Lola en levant la main.

Elle est un peu trop rentrée dans son rôle temporaire de meneuse (meneuse de quoi en plus ?) j'ai l'impression. On est pas à l'armée non plus.
Je me tords le cou pour tenter d'apercevoir la raison de cette halte inopinée. Ce n'est qu'après m'être hissé sur la pointe des pieds que j'obtiens ma réponse : le chemin de terre que nous suivons depuis le début - et encore chemin est un bien grand mot, c'est plutôt une piste - se divise en deux autres qui partent chacun de leur côté.

-On prend lequel ? demande Lola.

Dans une synchronisation parfaite Jason et Kirsten indiquent deux directions différentes. Lui dit droite, elle dit gauche. Se rendant compte de leur apparent désaccord, ils se fixent, une lueur de défi brillant dans leurs yeux. Allons bon, voilà que ça va partir en combat de coqs.

-Gauche, siffle-t-elle ses dents.

-Droite ! rétorque-t-il.

Prochaine étape : ils vont se grogner dessus, j'en suis sûr. Je ne connais pas grand-chose du passé de la relation Jason-Kirsten, mais aux regards blasés de leur groupe il est facile de deviner que la prise de bec est un comportement habituel chez eux. Malgré leurs airs agressifs, je suppose que c'est un délire entre eux et que ça les amuse de tester qui est l'alpha de la bande.

-Isaac, t'as un bon forfait internet ?

L'intéressé se tourne vers moi, visiblement intrigué.

-Heu oui, pourquoi ?

-Tu peux pas regarder sur google map où conduisent ces chemins ?

Ni une ni deux, il sort son portable de sa poche et s'empresse de mettre mon idée (une des rares bonnes que j'ai jamais eu) en œuvre. Je jette un coup d'œil à la carte par-dessus son épaule.

-Ils ont l'air de se rejoindre plus loin, à la sortie de la forêt... enfin si l'on omet tous les embranchements entre-temps.

J'acquiesce lentement ; il ne peut pas me voir mais je frôle son épaule aussi il sent tout de même mon geste.

-Qu'est-ce que vous fabriquez tous les deux ? demande Judith en remarquant que nous faisons bande à part.

-On regarde une carte, répond Isaac, et y a moyen d'arriver au même endroit en passant par n'importe lequel des deux chemins.

-Parfait ! s'exclame Jason. Donc je peux aller à droite et elle à gauche.

-Oh ouais on se sépare comme dans les films d'horreur, lance un Josh beaucoup trop enthousiaste à mon goût.

-C'est comme ça qu'ils se font tous tuer.

Je ne sais pas s'il a entendu mon grommèlement ou juste décidé de l'ignorer. Toujours est-il qu'il se dirige dans la voie de droite à la suite de Jason, imité par Judith et Jeremy. Le conseil de Lola me revient soudainement en tête : « si on doit faire des groupes, débrouille-toi pour être dans le sien, c'est plus sûr » m'a-t-elle dit. Je n'attends donc pas plus pour partir à gauche, non sans entraîner Isaac derrière moi en le tenant par le poignet. Le mec avec internet peut aussi être utile.

-Pourquoi la gauche et pas la droite ? me demande-t-il.

-Entre la fille qui sait réparer des voitures et le gars qui a manqué de se noyer dans un ruisseau, mon choix est vite fait.

Ah le ruisseau, longue histoire ! Je vous raconterai ça à l'occasion. Mon explication semble satisfaire Isaac, je consens donc à le lâcher tandis que nous accélérons le pas pour rattraper les filles. Une fois à leur auteur, Lola me glisse un clin d'œil qui manque clairement de discrétion mais, s'ils l'ont vu, les deux autres ont la politesse de faire semblant du contraire.

-Tu peux t'avérer utile quand tu veux, me souffle Kirsten.

Je la regarde d'un air interrogatif, perdu.

-Regarder sur internet c'était ton idée non ?

Oh, alors elle m'a entendu. Je détourne les yeux, un peu gêné. Je vous parie tout ce que vous voulez que je suis en train de rougir, c'est très embarrassant. Mais, pour ma défense, c'est la première fois qu'elle me fait un compliment (ou du moins quelque chose qui y ressemble) ! Ça me réchauffe tellement le cœur, j'ai même l'impression qu'il a doublé de volume et s'est mis à danser la salsa. Je hurle intérieurement une série d'onomatopée exprimant ma joie mélangée à un florilège de jurons tous plus gracieux les uns que les autres. Comprenez-moi, je ne suis pas quelqu'un que l'on félicite et flatte souvent, c'est même extrêmement rare, alors que Kirsten me reconnaisse certaines capacités c'est déjà beaucoup.

-C'était pas grand-chose.

Avant de me traiter de faux modeste, laissez-moi m'expliquer : je ne suis pas habitué aux compliments alors je n'ai jamais su comment réagir dans les rares occasions où l'on m'en a fait. D'où cette tendance au déni de ma part.

-Non mais venant de ta part c'est pas trop mal.

Je gonfle les joues comme à chaque fois que je suis vexé, même si là je ne le suis qu'à peine. Un regard en direction de Kirsten suffit à relâcher tout cet air : elle est complètement en train de se foutre de ma gueule et ma réaction a l'air de beaucoup l'amuser.

-Détends-toi, dit-elle en me tapotant l'épaule, je te taquine.

-J'avais compris.

C'est plus fort que moi, je ne peux pas m'empêcher de sourire à mon tour. Je suis l'idiot qui rit quand quelqu'un rit, pleure quand quelqu'un pleure, une véritable éponge. Et, quand il s'agit d'elle, ce mimétisme est amplifié.

-En tout cas, reprend-elle, merci de ne pas avoir donné raison à cet imbécile de Jason. Il devient vite insupportable quand j'ai tort.

La manière dont elle a dit imbécile montre clairement que c'est une dénomination affective et non péjorative. Connaissant la bête je ne peux qu'approuver : c'est un crétin - encore plus que moi - mais un crétin attachant. Il n'a clairement pas l'électricité à tous les étages mais bon il a le permis et une voiture, ce qui est fort pratique.

-Vous vous défiez souvent comme ça ?

-Tout le temps.

J'ai beau être pendu à ses lèvres, gobant absolument tout ce qu'elle dit, je ne peux que remarquer Lola qui se saisit du bras d'Isaac pour le forcer à avancer plus vite. Elle me fait à nouveau un clin d'œil, d'un air de dire « on vous laisse un peu d'intimité », ce qui ne fait qu'agrandir mon malaise même s'il y a un côté rassurant à pouvoir discuter sans que les deux autres épient notre conversation. Isaac se laisse faire (en même temps il n'a pas l'air d'avoir le choix), son attention prise d'assaut par Lola qui lui parle de tout et n'importe quoi. C'est le retour de l'entremetteuse.

-Qu'est-ce qu'elle fait encore celle-là ? demande rhétoriquement Kirsten en soupirant.

Difficile de rater le petit manège de son amie qui, en plus, parle très fort. Je me contente de hausser les épaules pour toute réponse.

-Tant pis, laissons-la dans son délire. On disait quoi déjà ?

-Vos défis.

-Ah oui, c'est vrai. Tu vois, le truc c'est que, quand on me lance un défi, directement ou non, je ne peux pas m'empêcher d'y répondre et ça, Jason l'a très vite pigé. Je crois que ça l'amuse de me provoquer et moi je plonge dedans à chaque fois. Ce n'est qu'après que je réfléchis et j'en viens souvent à la conclusion que c'était idiot.

Mon Dieu, aurais-je un point commun avec Kirsten, moi, le mouton par excellence ? Je me sens moins nul tout à coup.

-Enfin bref, ça nous arrive très souvent de nous crêper le chignon pour tout et n'importe quoi, ne vous étonnez pas.

Je me demande comment Jason fait pour être si à l'aise avec elle, pour être capable de la provoquer sans craindre ses représailles quand moi-même je flippe avec seulement un regard de sa part. J'ai peut-être quelque chose à apprendre de lui pour le coup.


Bon j'ai réussi à respecter mon délai des cinq chapitres avant le 1er août, du coup je retourne me concentrer un peu plus sur la Valse.

A la prochaine !

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