Chapitre 3
Vis pour toi, pas pour les autres.
Amélie
Le serveur arrive vers nous, son plateau beige remplit de boissons qu'il peine à tenir à bout de bras. Malgré l'entraînement, il semble épuisé de cette belle journée, annonçant une saison éreintante pour les bars. L'homme aux allures de surfeur avec ses longs cheveux blonds noués dans une épaisse natte, pose nos commandes sur les deux petites tables avant de nous faire payer.
Punaise, ses cheveux sont plus soyeux que les miens...
Les garçons se débrouillent en payant séparément, tandis que mon amie Charline tient parole et m'offre ma boisson sans broncher. Je la remercie d'une brève étreinte combiné un bisou sur la joue avant qu'une discussion ne commence.
— Alors, j'avais raison, non ? se vante Baptiste en constatant l'endroit où nous sommes.
Charline vient directement se défendre en mordant en plein dans son piège, et je souris en les entendant se chamailler.
Si j'étais persuadée que la terrasse sur le toit du bar était pleine à craquer, j'avais bien raison. Seulement, la chance nous a sourit : un groupe d'amis s'en allait pile poil à notre arrivée. Fier de lui, Baptiste s'est empressé d'aller s'assoir sur une chaise suivit d'Adam, un léger sourire victorieux sur les lèvres.
— Bon, les copains, on ne va pas débattre sur ça vingt ans, tranche Adam d'une voix rieuse.
Celui-ci prend son énorme pinte de bière blonde en main, puis la lève pour nous intimer de trinquer avec lui. J'attrape la bouteille fraîche en verre, puis trinque avec lui, ses yeux bruns plantés dans les miens, grands ouverts. L'étape se répète plusieurs fois jusqu'à ce que tout le monde l'ait fait, puis je porte le liquide pétillant à mes lèvres. L'amertume mêlée au frais me fait du bien malgré la grimace que je tire. Rien de mieux après un tel entraînement !
— Putain, j'avais soif ! s'exclame Adam avec de la mousse sur les lèvres.
Il l'essuie du revers de la main, puis je suis étonnée de voir Charline entamer la conversation avec une aisance remarquable. Elle qui est si réservée en présence d'Adam... Je suis fière d'elle si elle fait des efforts pour le conquérir. Je prendrais le temps de lui faire remarquer cet éclat de courage quand on ne sera que toutes les deux.
— Et donc, tu t'appelles Baptiste, s'adresse-t-elle à l'intéressé qui observait les alentours à travers les cheveux qui tombent sur son front. Mais c'est tout ce que je sais de toi en fait.
— Ah oui, s'exclame-t-il avec étonnement, abandonnant la contemplation du paysage pour sourire à mon amie. Baptiste Abbelli. En fait, je viens d'arriver en France d'Italie. Enfin, ma mère est française, mon père italien. Ils ont décidé de venir ici pendant un temps, alors j'ai suivi, il explique avec une certaine lassitude, comme s'il avait raconté cette courte histoire des centaines de fois.
— Mais tu es majeur, non ? demandé-je pour m'inclure un peu dans leur discussion.
Son regard se pose sur moi avec lenteur, si bien que je regrette presque d'avoir ouvert la bouche. S'il veut que je l'apprécie, va falloir qu'il soit un peu plus chaleureux...
— En effet, j'aurais pu rester là-bas avec mes amis comme j'ai 20 ans, reconnaît-il en hochant la tête. Mais j'aime mes parents, et on a déjà vécu un peu en France, alors je me suis dis, pourquoi pas ?
— D'où ton accent ! conclut Adam qui nous écoutait attentivement. Faites pas les étonnées les filles, je ne le connais pas plus que vous, moi.
Charline se met à rire doucement en poursuivant son interrogatoire, basé principalement sur son pays natal, la nourriture, et j'en passe. Mon esprit se met à divaguer tandis que j'observe la rade par la terrasse. D'ici, l'étendue d'eau parait minuscule, entourée de côtes et de plages. Plus personne ne navigue à cette heure-ci, surtout à cause du manque de vent, mais j'observe quand même les quelques voiliers et bateaux de plaisance qui rentrent s'amarrer après une journée ensoleillée en mer.
J'aimerais tellement m'offrir un bateau ! Pouvoir partir en mer n'importe quand si les conditions le permettent, faire des journées pique nique sur l'eau ou encore se dire tient, je vais aller sur telle île aujourd'hui, sans prendre un énorme bateau touristique. Ça, c'est ce que j'appelle la liberté totale.
— Amélie ? Tu nous écoutes ?
Ma tête se tourne lentement vers ma meilleure amie qui me dévisage comme les deux autres. Je laisse retomber la main qui tenait ma joue, rougissant d'être le centre de l'attention.
— Excuse-moi, Cha', j'observais les bateaux.
— Je vois ça, je leur expliquais nos études, m'indique Charline en sirotant son verre. Je peux expliquer notre licence et mon projet, mais j'avoue que je ne suis pas la plus calée pour parler de tes projets perso.
— Ah, oui, ton master en écologie...
Charline explose de rire en me voyant totalement perdue. Je me sens un peu ridicule d'avoir perdue si vite le fil de la conversation, mais la concentration n'est pas mon fort.
— Je disais à Charline que je suis en prépa de maths, explique Adam avec bienveillance, Baptiste en troisième année de licence... euh...
— En droit, surtout sur le marché de l'art, complète celui-ci.
— Ah oui, c'est ça ! Et Charline nous disait que vous étiez en licence de géologie, biologie et tout ça.
J'acquiesce rapidement en classant tout ce qu'il vient de me dire dans mon esprit. Adam est donc le plus jeune s'il est en première année, ensuite c'est Charline car elle a cinq mois pile d'écart avec moi, et ensuite Baptiste s'il est en dernière année.
— Tu as réussi à rentrer en fac française, comme ça ? demandé-je en fronçant les sourcils à Baptiste qui finit sa bière ambrée d'une traite.
Doucement, il repose le verre vide. Je l'observe prendre tout son temps pour me répondre, allumant sa clope avec un briquet noir, puis tirant une longue taffe. Je jette un coup d'œil à mon amie qui semble tout aussi déconcertée de moi, et quand je me résous à changer de conversation, il décide enfin de me répondre.
— Comme je parle français couramment, anglais et italien, que je suis excellent dans mon domaine, faut croire que j'ai su charmer le dirlo. Enfin, il n'y a pas que les langues, bien évidemment. On a des équivalences de diplôme en Europe, c'est plutôt pratique.
Son air arrogant me met mal à l'aise, je ne peux pas m'empêcher de tirer une grimace et de lâcher un soupir excédé. Je devine le léger rire de Charline, qui évacue son embarras comme elle le peut tandis qu'Adam reste muet, trop concentré à boire sa bière comme si sa vie en dépendait. Si j'avais su que je gênerais toute la conversation, je me serais contentée d'observer les bateaux en silence.
— Humble, en plus que ça, lâché-je en replaçant mes mèches rebelles derrière mes oreilles.
— Faut savoir reconnaître quand on est bon, tu ne crois pas ? articule-t-il, la clope entre les dents.
— Je suis d'accord, seulement il y a une différence entre reconnaitre ses talents et se vanter.
— Moi ? Me vanter ? Ne sois pas jalouse, chérie, ce n'est pas de ma faute si j'ai blessé ton égo sur l'eau tout à l'heure.
Choquée, ma bouche lâche un petit couinement de consternation qui ressemble plus à un coassement de grenouille qu'autre chose. Adam et Charline qui se taisait jusqu'ici, suivent notre conversation comme un match de tennis, bougeant la tête au fur et à mesure des piques qui sont lancées.
— Je pensais être agréable, mais comme tu ne me rends pas la tâche facile, je vais me contenter de me taire et d'observer les voiliers, déclaré-je en mettant fin à cette chamaillerie.
Je tourne la tête pour observer la mer, bras croisés sur la poitrine comme une enfant boudeuse. Adam se racle la gorge pour exprimer sa gêne, mais je l'ignore en regardant quelqu'un mettre à l'eau son zodiaque.
— Bon, vu qu'il en faut si peu pour que tu sois vexée... continue Baptiste en écrasant sa cigarette dans le cendrier tâché.
Je lui jette un regard aussi noir que je le peux, ce qui lui fait esquisser un sourire en coin.
— Pardon ? demandé-je très calmement malgré le sang qui bout dans mes veines.
La fatigue de la journée n'aidant pas, j'essaye de faire comme à mon habitude, ignorant les remarques cinglantes qu'il me lance depuis que je le connais. Mais cette fois, quelque chose est différent. Face au mutisme de mes amis, je devine que quelque chose n'est pas normal dans son comportement. D'habitude, Charline aurait pris ma défense sans broncher, et n'aurait pas arboré cette mine perdue.
Putain, mais qu'est-ce qu'il se passe ? Tout se passait bien il y a deux minutes, pourquoi maintenant tout semble si tendu ?
Une boule se forme dans ma gorge, me rappelant que je ne suis peut-être pas à ma place au milieu de mes amis.
— Je dis simplement que tu as l'air susceptible, renchérit l'Italien en s'affalant sur sa chaise. Tu penses être la meilleure mais le fait d'avoir un concurrent sur l'eau a vexé ton égo.
— Attends, il faut que tu répètes ce que tu viens de dire, là. Tu ne me connais pas, je ne te connais pas. Je n'ai jamais affirmé être la meilleure, c'est toi qui te crois tout puissant. Et la concurrence, ce n'est pas parce que je n'en ai pas spécifiquement dans ce club, qu'en compétition il n'y a pas des gens super forts qui me battent à plate couture !
J'ai tellement haussé la voix que Charline essaye de disparaitre dans sa chaise, ses joues toutes rouges. D'entre nous deux, c'est moi qui peux m'emporter plus facilement et elle n'aime pas vraiment ça en général. Mais là, j'aimerais bien avoir une amie qui me défende alors que je me fais attaquer sans raison par un petit con prétentieux.
Un peu vexée mais surtout trop énervée pour que cette situation évolue, je me lève sans un bruit, m'empare de mon sac à main, et décide de quitter la table.
— Charline, je t'attends dans la voiture, déclaré-je simplement sans un regard pour les garçons. Prends ton temps, ne t'en fais pas.
— Mais...
— Madame susceptible puissance mille ! nous interrompons Baptiste d'un rire sans joie. Que tu le veuilles ou non, tu ne pourras pas être la meilleure...
— Et pourquoi ça ?
D'un seul mouvement, je me retourne vers lui, serrant très fort la lanière de mon sac jusqu'à ce que mes phalanges en blanchissent. Avachis, les jambes écartées avec ses cheveux noirs tombant sur son front, il a déjà une nouvelle clope au bec. Un sourire taquin se dessine sur ses lèvres fines, mais je n'arrive même pas à le regarder en face tellement j'ai envie de le frapper. Comment j'ai pu penser à lui laisser une chance d'être mon ami ?
— Eh bien... il commence sans finir.
Son regard balaie mes pieds jusqu'à ma tête avec lenteur. Mon cœur se met à battre trop fort, les larmes à me monter aux yeux. Tétanisée, je le regarde observer mon corps que je déteste déjà assez comme ça, expliquant en un regard le fond de ses pensées.
Je vois Charline se redresser vivement à ma droite quand elle comprend ce que l'Italien vient d'insinuer, puis commence à lui aboyer dessus pour la première fois depuis plusieurs longues minutes, ignorant les gens autour de nous qui commencent à nous dévisager.
— Non mais t'es sérieux là ?! Qu'est-ce qui ne va pas chez toi ? On parlait études et là tu commences à parler de son physique ? T'es dégueulasse.
Mon amie se lève à son tour, prend mon bras dans le sien, puis m'entraîne vers l'intérieur du bar pour nous faire sortir. Je tente de chasser les larmes qui pointent le bout de leur nez sous mes paupières, en vain.
Nous dévalons en vitesse les escaliers qui mènent à la rue piétonne, Charline me serrant très fort. Sans un mot, elle me guide jusqu'à la voiture d'un pas décidé.
J'ai beau être habituée aux remarques déplacées, les prendre en pleine face me fait toujours un drôle d'effet. Avec le temps, j'ai appris à rembarrer les gens en ignorant leurs regards sur moi, à m'habiller pour moi. Mais comme toute personne, j'ai un petit cœur tout mou. Et mon petit cœur aura toujours du mal à passer outre l'avis des autres.
Dans la voiture, Charline se pose face au volant dans un soupir bruyant, plein de tristesse et de rage à la fois. Elle ouvre la bouche pour me dire quelque chose, mais je réponds plus vite qu'elle, connaissant par cœur son discours.
— Je sais, Cha'. Merci d'avoir pris ma défense.
— Excuse-moi, je n'ai pas compris sur quel terrain il allait bifurquer... Si j'avais su...
— Ne t'en fais pas, on sait très bien qu'ils sont nombreux les blaireaux qui détestent les grosses.
— Tu n'es pas grosse, Amélie.
— Mmh...
Comme c'est un débat sans fin, mon amie ne cherche pas à répliquer. Elle pourra dire tout ce qu'elle veut, la blessure est trop fraîche pour que je ne puisse l'écouter.
La voiture se met en mouvement, et j'observe la ville défiler sous mes yeux. Une larme silencieuse coule sur ma joue, et je l'essuie avant que Charline ne la voie.
De toute façon, ce n'est pas si grave. Je crois.
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