Chapitre 15
Espèce de sous raclure de poêle à crotte, je t'arrache la tête pour te chier dans le cou.
Amélie
— Tu avais bien chargé tout ton matos sur les remorques du club, hein ? me demande Baptiste alors que je charge mon gros sac de voile à l'arrière de sa voiture.
— Mais oui, pas besoin de repasser par le club, je répète pour la deuxième fois. Détend ton string, on peut direct aller au Drennec sans soucis.
Je ferme le coffre avec puissance, et souris quand je me rends compte qu'il ferme bien malgré nos deux énormes sacs qui prennent toute la place. Ma voiture n'aurait jamais supporté ça.
Suite à la soirée, on a convenu qu'il était plus intelligent de se rendre en même temps à notre compétition, histoire d'économiser du carburant. J'ai un peu râlé pour la forme, mais m'éviter une heure de route seule dans le trou du cul du monde, ça m'arrange. Enfin, c'est ce que je me dis pour essayer de me conforter. En vérité, j'ai juste la trouille qu'il me parle de ma petite crise d'hier soir.
Je rejoins mon chauffeur à l'avant de la voiture, et croise les bras quand je remarque qu'il fume sa cigarette à moitié assis sur le capot. Il hausse les sourcils, regarde sa cigarette, puis moi, puis sa cigarette. Son air nonchalant combiné à sa tenue décontractée le rend terriblement sexy, on ne va pas se mentir. Mais il n'empêche que je ne me laisse pas distraire pour si peu : je suis déjà en train de me conditionner psychologiquement à la course. Pas de faux pas, il faut que je cartonne pour cette régate. Baptiste tire une dernière taffe et part éteindre le mégot qui finit proprement dans une poubelle.
— Ça va te tuer, cette merde, soufflé-je en ouvrant la portière passagère. Tu fumes comme un pompier...
— Est-ce que se sont tes poumons ? Je ne crois pas, alors laisse-moi, réplique-t-il d'un ton rieur.
Je ne dis rien de plus mais referme bruyamment la portière derrière moi pour l'inciter à me suivre avant qu'on ne soit en retard. Même si on s'est levé, il suffit d'un rien pour que nous arrivions en retard et que tout le reste de la journée soit une catastrophe. Je le vois sourire avant de me rejoindre avec sa nonchalance naturelle, recoiffant vite fait sa moustache brune. Dans ma tête, par réflexe, je fais la check-list de ce que j'ai pris ou de ce que j'ai pu oublier avant de partir, mais rien ne semble manquer à l'appel. Baptiste met le contact, place un cure dent entre ses lèvres pulpeuses puis démarre en trombe du parking.
Ok, je vais directement mettre ma ceinture.
Pendant le premier quart d'heure, personne ne parle. On se contente d'écouter la musique de la radio où les mêmes musiques lassantes passent en boucle. De temps en temps, je lâche la vue qui défile à travers ma fenêtre pour observer Baptiste conduire. Concentré, ses yeux verts fixent la route avec intensité. Quand il est contrarié ou que quelqu'un lui fait une feinte, ses sourcils sombres se froncent imperceptiblement et sa lèvre supérieure se redresse un peu, offrant une drôle de grimace. Plusieurs fois, il prend le temps de remettre ses cheveux noirs vers l'arrière pour ne pas les avoir dans les yeux. Et plusieurs fois, j'ai été tentée de lui donner l'une de mes barrettes rouges qui retiennent les miens, histoire que nous n'ayons pas d'accident pour une bêtise.
— Ça te plait ? je l'entends articuler d'un ton rieur. Je sais que je ne suis pas trop moche, mais ça m'étonne que tu me reluques autant, toi, Amélie qui est allergique aux poneys.
Déstabilisée, je sursaute et sens mes joues rougir instantanément. Pris la main dans le sac comme on dit. Baptiste ricane doucement avant de prendre son téléphone pour pianoter quelque chose. Prise d'une soudaine panique, je le lui arrache de la main.
— Mais qu'est-ce que tu fais ! râle-t-il en me lançant un regard noir.
— On est sur une voie rapide ! Et même sans ça, pas de téléphone au volant, merde. Je ne veux pas mourir bêtement et avec toi.
— Merci, c'est sympa... Et pour ta gouverne je voulais juste changer cette musique de merde.
Je regarde le portable et constate qu'il le connectait bien à sa voiture par Bluetooth. Mais rien à faire, il avait qu'à me demander au lieu de quitter la route des yeux. Je connecte la voiture, fonce sur un site de musique et relève la tête en attendant qu'il me dise ce qu'il veut.
— Y a une playlist de compétition, elle doit s'appeler comme ça.
Je fouille et trouve rapidement celle qu'il m'indiquait, la lançant directement après. Évidemment, il a assez de thunes pour ne pas avoir les publicités qui envahissent mes propres applications. Les premières paroles résonnent dans l'habitacle, et j'explose de rire en reconnaissant Fatal Bazooka. Baptiste écarquille aussitôt les yeux avant de me supplier de zapper celle-là. Je mets le portable hors de sa portée et laisse la musique me monter à la tête. Les lèvres pincées, Baptiste se retient de rire, les joues rougies de honte.
Je commence à fredonner les paroles sans arriver à m'en empêcher tellement la musique est entêtante. Au bout de quelques secondes, je commence carrément à chanter ce qui provoque enfin le rire de Baptiste.
— Huit six, deux grammes neuf, à deux quarante en flag' sur l'A9...
— Dans mon Q7 comme un bœuf, à trois dans le cul sec de ta meuf, continue Baptiste à ma suite avec un léger accent quand il chante.
J'explose de rire parce qu'il chante plus que faux malgré les efforts de nuance qu'il tente de faire, puis reprend en cœur avec lui, gueulant à deux dans la voiture comme des fous.
— J'LA FRAFONCE, UN PEU J'LA FRACASSE, UN PEU J'LA DEFONCE. ET QUAND J'AI FINI, J'Y OFFRE UN BOUQUET DE RONCE...
Jusqu'à arriver au lac, nous chantons à tue-tête sur sa playlist qui est plutôt pas mal. Parfois nous rions, parfois nous sommes plus concentrés quand ça rap vite, et parfois l'un fait du yaourt — souvent moi — parce que les langues ne sont pas mon fort. Je découvre Baptiste différemment, à l'aise dans la grande panoplie de langue avec son anglais parfait, son italien inné ou encore un peu d'espagnol. Quand nous entrons dans le parking, je baisse le son de la musique par réflexe, mais nous continuons de chanter sur Matmatah. Quelques têtes curieuses se tournent vers nous quand on déboule sur l'herbe, mais nous sommes tellement dans notre truc que le regard des autres ne me dérange pas.
Baptiste trouve une des remorques du club et décide de se garer à côté du van qui la tirait. Quelques coureurs de notre club comprenant Charline et Adam s'affairent à vider leur matériel pour aller le gréer sur des bancs d'herbes. Je remarque Lays non loin de nous, qui me fait un grand salut de la main. Je lui réponds avec un sourire en prime, et il m'indique l'heure sur son poignet. Je regarde sur la radio, mais il est 10 heures, on est large, on doit manger dans dix minutes...
***
J'aide Charline à fermer sa combinaison pour la première fois depuis des semaines mais ne lui fait pas la remarque. Elle gémit de douleur quand je me rapproche de son omoplate, et je constate un énorme hématome qui colore sa peau de différentes teintes bleutées. Je termine ma tâche avec précaution, puis l'interroge du regard quand elle se tourne vers moi.
— Je suis tombée dans l'escalier avant-hier, m'avoue-t-elle en baissant les yeux. Je voulais prendre mon frère en photo avec un panneau pour un rendu en cours, mais j'ai glissé dans un virage et... Voilà.
Je fronce des sourcils, pas trop convaincue par ce qu'elle me raconte bien qu'elle n'ait aucune raison de me mentir. C'est vrai que son frère peut être une vraie terreur quand il veut. Cependant, la taille de l'hématome n'a rien de normal, surtout dans le dos.
— Charline, c'est quand même super gros, tu n'es pas aller aux urgences ou un truc du genre au cas où ?
— Surtout pas ! s'empresse de dire mon amie avec de grands yeux écarquillés et un sourire anxieux au visage. Je déteste les aiguilles, tu sais bien... C'est qu'un bleu, ça partira.
Elle me sourit faussement avant de déguerpir aussi vite qu'elle est apparue. Il n'y a rien qui va. Déjà elle vient se changer avec moi alors que depuis deux, trois semaines elle m'ignore presque totalement, et elle tombe bêtement dans les escaliers. J'essaye d'imaginer la posture de la chute pour avoir une telle marque, mais rien ne me vient. Il faudrait presque que je tombe moi-même pour voir comment se comporte mon corps mais...
— Amélie ? m'appelle une voix dans mon dos.
Je me retourne pour voir Jocelyn, l'entraîneuse du club du Vent d'Ouest, venir vers moi, un discret sourire aux lèvres. Grande et élancée, son corps fin semble flotter dans les vêtements de voile qu'elle porte. Plus elle se rapproche, plus je suis fascinée par la beauté qu'elle dégage. Ses yeux clairs et ses sourcils blancs la rendent hypnotisante, autant que ses cheveux à la fois blancs avec quelques mèches brunes. À chaque fois que quelqu'un la rencontre pour la première fois, son physique atypique s'oublie tellement elle est adorable humainement.
Son vitiligo n'est un secret pour personne quand on se renseigne un peu sur le monde qui nous entoure. Les réactions sont toujours surprenantes pour des gens comme nous, qui ne le subissons que d'un point de vue extérieur, mais elle a l'air de s'en foutre ouvertement. Après tout, c'est nos différences qui font notre force.
— Comment tu vas, ma belle ? me demande d'une voix douce Jocelyn. Je n'ai pas eu le temps de te féliciter pour la dernière régate. Même si j'espère voir Noémie plus haut dans le podium cette fois-ci, tu lui as mis un beau coup de pied au cul. C'était mérité.
Je ris en entendant qu'elle-même à l'air d'en baver avec cette jeune femme à l'égo surdimensionné. Depuis quelques années maintenant que je connais la coach de mes principaux concurrents, et elle ressemble en tout point à une bonne amie. Les femmes se font rares dans ce milieu assez masculin, alors le peu que nous sommes nous nous retrouvons.
— Je comprends, mais je ne compte pas me laisser faire ! Je tiens vraiment à faire les meilleurs scores pour un national le mois prochain.
— Le national ? me questionne-t-elle. Tu n'as pas fait celui de novembre ? Et tu es championne de France il me semble, depuis l'été dernier.
— Tu as raison, mais ça ne m'assurait pas une place ou je ne sais pas quoi. Lissandre préfère que j'assure ma place au national de mai pour les championnats du monde en fin juillet.
Jocelyn fronce les sourcils et se gratte le menton, l'air pensive. Je suis d'accord que cette année, c'est un peu le bordel niveau compétition. Peut-être que je ne suis plus aussi assidue sur les dates, mais ma place aux mondiaux n'est pas confirmée. Le seul moyen que j'ai pour être sûre avant qu'on ne m'envoie un courrier qui me le confirme, c'est de faire première en mai. Je n'ai pas le droit à l'erreur.
— C'est bizarre tout ça, finit par dire l'entraîneuse en haussant les épaules. Mais je crois en toi. Je ne sais pas si Noémie vise les mondiaux, mais si tu as la moindre question, n'hésite pas à m'appeler, ça restera entre nous.
Je la remercie chaleureusement avant qu'elle ne me fasse un clin d'œil et parte vers son petit groupe de coureur. Je redescends sur terre et constate que personne de mon club n'est autour de moi. Les voiles et planches sont abandonnées sur l'herbe avec personne autour hormis les quelques plagistes qui commencent à envahir la petite plage au bord du lac. Tant pis, je m'approche de ma voile pour faire les derniers réglages, constatant que le vent se casse littéralement la gueule : plus le temps passe, moins il y en a. Lors du briefing des coureurs tout à l'heure, on nous a bien dit que ce ne serait pas top niveau vent, mais je pensais sentir au moins une petite brise sur la peau nue de mes épaules mais rien. La chaleur commence à faire suer mes jambes engourdies dans le néoprène, tandis que le reste de mon buste à l'air libre — je porte un maillot de bain, je vous vois venir — me supplie de mettre de la crème solaire.
J'attrape le tube et me badigeonne jusqu'à être blanche. Sur l'eau, sans que je sache pourquoi, il fait toujours plus chaud ou plus froid, et vu le grand soleil qui perce à travers les arbres, on va se faire mal.
J'essaye d'atteindre mon dos mais la souplesse n'est pas mon fort. Je fais comme je peux, tourne sur moi-même comme un chien qui essaye d'attraper sa queue, mais mon dos est trop large. Dans ce genre de moment, je me sens un peu seule au monde. Est-ce que c'est moi qui suis trop grosse ou est-ce que tout le monde est comme moi, n'arrivant pas à atteindre certaines zones ?
— Arrête de tourner, tu vas finir par dégueuler tes tripes, me dit une voix grave.
Baptiste arrive en trottinant, ignorant les brindilles qui doivent cisailler la peau nue de ses pieds.
— Donne, me dit-il en tendant la main.
Je regarde autour de nous, mais hormis le club de Jocelyn à quelques mètres, personne de notre connaissance n'est là. Je lui donne le tube et me retourne pour qu'il me mette de la crème dans le dos, gênée.
— On devait faire comme si nous ne nous aimions pas ici, déclaré-je avec une certaine tension quand je sens ses mains chaudes se poser sur ma peau.
— Parce qu'on ne s'aime pas ? Je croyais qu'on était amis, fait-il en faisant semblant d'être touché en plein cœur.
— On l'est...je crois. Mais pas en public, on a dit.
— Ça, c'est toi qui l'as décidé.
Je ne sais plus. En fait, je ne me souviens pas de la moitié de ce qu'on a dit hier. Je me souviens juste de la musique que crachait mon tourne disque, de ma part de tarte, et de quelques brides de ce qu'on s'est dit.
— Tu aimes le noir ?
— Oui, et toi le rose.
Ça me suffit pour reconstituer un peu plus la soirée, séparer ce que j'ai cru rêver de ce qu'il s'est réellement passé.
— Les autres sont en briefing avec Lissandre, m'explique-t-il en passant ses mains sous les bretelles de mon haut. Il a expliqué que les conditions sont merdiques mais qu'ils vont quand même essayer de faire la compétition. S'il n'y a pas trois manches validées, la régate sera annulée. Et le pire, c'est qu'on n'est pas tant que ça, beaucoup de clubs ont annulé donc...
Je me retourne vivement vers lui, l'obligeant à claquer mon maillot contre ma peau. Je réprime à cri de douleur en sentant la bretelle me claquer la peau, mais je m'en fous. Comment ça beaucoup de clubs ont annulé ?
— On est combien de filles, déclaré-je un peu trop vite, prise de panique.
Baptiste me dévisage et fermant le bouchon de mon flacon, une drôle de mine sur le visage.
— Je ne sais pas, Amélie... Mais...
— Putain si on est au pas au moins 5 filles ils vont annuler la régate pour nous ! On est trois, ça c'est sur. Mais sinon on ne sera pas classées et... Merde ! Ça me gonfle.
Quelques personnes se tournent vers nous en m'entendant pester seule comme une idiote mais je suis hors de moi. J'ai besoin de ce classement pour prouver que j'en vaut la peine. Sauf que dans ce sport de merde où les femmes ne restent jamais bien longtemps, on nous enlève notre classement si nous sommes trop peu nombreuses à avoir couru. Pour des petites compétitions de clubs, ils mélangent femmes et hommes, mais pour ce genre de compétition, c'est des classements différents. Ne me demandez pas pourquoi, ça n'a aucune putain de logique ! Qu'ils me mélangent avec les hommes, je suis meilleure qu'eux !
— Amélie, calme-toi, on peut aller voir le comité, essayer de négocier pour faire un autre classement ou je n'en sais rien, tente Baptiste en posant sa main sur mon épaule.
Je respire, inspire, respire et essaye de calmer mon cœur qui s'emballe de plus en plus à cause de la colère qui parcourt mes veines. Je ne sais pas ce qui m'arrive en ce moment, mais je m'emporte beaucoup trop rapidement, ça ne me ressemble pas.
Je suis ridicule.
— Ils n'en ont rien à foutre. Ce n'est pas parce que deux petits coureurs vont aller se plaindre qu'ils bougeront ce système de merde. J'espère réellement que ça changera pour les futures femmes qui viendront faire ce sport.
Je le sens hocher la tête, puis sans que je ne sache pourquoi, ses bras enveloppent mon corps avec fermeté. Je reste raide tandis qu'il m'enlace rapidement, puis me lâche quand on entend les voix de nos compagnons revenir du parking. Charline main dans la main avec Adam, les autres garçons dévalant la pente en courant comme des idiots et le pauvre Achille se faisant porter à son insu avant de finir la tête la première dans l'eau.
— Achille passe au niveau supérieur, m'explique Baptiste en les voyant noyer le pauvre garçon qui se débat en riant. Sacha pense qu'il sera mieux en D1 avec nous. Donc première régate de grand pour lui.
J'approuve d'un signe de tête et reporte mon attention sur Lays qui descend prudemment par le sentier. Son regard trouve le mien et il lève les yeux au ciel. J'essaye de sourire, mais les muscles de mon corps sont encore trop tendus pour que je puisse être agréable.
Même si Lays parle de ma problématique au club qui nous accueille, rien ne changera. Je soupire, pousse légèrement Baptiste qui est sur mon chemin, et rejoins le coach qui me réprimande sur le fait que je zappe ses briefings. Je m'excuse puis l'écoute attentivement sur les directives de la compétition. Je le remercie pour le temps qu'il prend pour moi, et fais le vide dans mon esprit.
Ils ne veulent pas me classer, très bien. Je vais tuer leur régate.
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