Chapitre 12

« Quand on mettra les cons sur orbite, t'as pas fini de tourner. » — Michel Audiard

Amélie

— Comment va ton égo ? me demande Amélie qui brise enfin ce silence insupportable.

Seulement dix minutes que nous marchons tous les trois pour rejoindre le port de plaisance et j'ai l'impression que ça fait mille ans. Livia marche entre elle et moi, les mains dans les poches en mâchouillant nerveusement son chewing-gum. Elle, elle n'a même pas ouvert la bouche depuis que nous sommes arrivés chez les Marceau. Je ne vous parle pas de la crise qu'elle a tapé cette après-midi parce qu'elle a été interdite de soirée avec ses amis.

Quels amis ? Je n'en sais rien. Je ne pensais pas qu'elle en avait déjà.

— Mon égo se soigne, comme ta connerie, répliqué-je aussitôt en fouillant dans ma poche de pantalon.

Je m'emmêle mais réussis à extirper une clope

— Mmh, c'est vrai que ça m'aide d'avoir une médaille en plus chez moi, continue-t-elle en trottinant gaiement.

Je m'arrête pour caler la clope entre mes lèvres, puis l'allume avec minutie jusqu'à ce que le blanc s'embrase et que je puisse prendre une première taffe libératrice. Mes poumons se replissent d'une fumée que je savoure longuement, tout en observant les deux filles qui marchent devant moi pour atteindre la plage. Je n'arrive pas à regarder autre chose que sa longue chemise rose et blanche qui me cache la vue de ses fesses. Je suis sûr que ce jean la moule parfaitement où il faut.

— On te dérange peut-être ? crache Livia en se retournant.

Elle me lance un regard noir que je descelle facilement malgré les quelques mètres qui nous séparent, mais je me contente d'hausser les épaules et les rejoindre. Elle me connait bien, la petite sœur.

Pendant le temps qui nous sépare des premiers bars, je ne réponds pas à Amélie et me contente de finir ma cigarette en paix, un peu derrière elles. Nous dépassons la longue plage artificielle où quelques familles et amis commencent à boire l'apéro, puis débouchons sur la promenade qui longe les bateaux de plaisance et où quelques bars se battent en duels.

Je ne passe pas souvent par ici, préférant me rendre en voiture au club plutôt qu'à pieds, mais je devine qu'Amélie nous dirige vers le bar Au Centre Du Globe. Que de souvenirs...

Livia la suit sans rien dire, échangeant parfois un regard avec ma concurrente, sans plus. Je les observe à la volée, quand mes yeux ne trouvent pas de jolies femmes qui passent par là ou quand la vue d'un voilier ne me fait pas divaguer.

Amélie pousse la porte du bar, la tient à Livia mais la referme sous mon nez sans problème. Je sens mes lèvres se retrousser légèrement, mais je contiens ce sourire qui serait mal venu. Je les rejoins dans le grand escalier qui mène à la salle qui se trouve à l'étage, et je sens Livia un peu nerveuse. Même si ses mains sont cachées dans les poches de son manteau kaki, je vois qu'elle tripote quelque chose comme un de ces petits carrés remplis de boutons et de trucs qui font clics pour se détendre.

Je me contente de ne rien dire, et de jeter mon mégot dans la première poubelle à ma portée, en ramassant celui de quelqu'un qui l'a laissé sur le sol. Saleté de pollueur.

Amélie entraine ma sœur vers le barman, sûre d'elle, puis se commande une bière et un soda pour ma cadette. Je la vois payer et prendre leurs deux boissons après un petit merci de Livia, pour se diriger vers la terrasse extérieure toutes les deux. Par chance, un couple qui occupait un bord de la terrasse libère sa table, offrant aux filles une très belle vue, directe sur la rade, et notre club à une centaine de mètres de là.

— Je te sers ? me demande le même barman qui a servit les filles en jetant un coup d'œil à Amélie.

— Un truc fort, et un saucisson, n'importe lequel.

Le mec hoche la tête et s'empresse de faire ma boisson tout en piochant dans leur étalage un saucisson qu'il place sur une planche à découper.

— Vous pouvez annuler le paiement de la demoiselle avant moi ? le questionné-je alors qu'il me tend le TPE et la somme que je lui dois.

Il me regarde un moment de ses grands yeux bruns, sûrement étonné ou méfiant.

— Je ne sais pas... Je reviens.

Il s'éclipse rapidement à l'autre bout du bar, sans me lâcher des yeux au cas où je vole la boisson. Comme si j'avais une tête à voler du saucisson...

Il revient un instant plus tard avec une collègue qui m'explique que ce n'est pas possible alors tant pis, je paye ma part et je leur offrirai un verre une autre fois. L'homme approuve quand c'est accepté, et je le remercie en prenant mon précieux et mon verre d'alcool.

Quand j'arrive à l'extérieur, je suis étonné de voir la bouche de Livia s'ouvrir et se fermer, mais surtout la voir sourire discrètement. Depuis notre départ d'Italie, elle ne montre pas vraiment ses émotions positives alors apercevoir un sourire, aussi petit soit-il, est un grand pas pour moi. Et pour elle, surtout.

Je pose toute ma cargaison sur la table sans attirer un seul regard des filles, et part emprunter une chaise sur une table abandonnée. Je la place dans le couloir de passage et m'assoie dessus, tant pis. En même temps, elles m'ont bien fait passer un message en ne prenant qu'une table pour deux.

Alors qu'elles discutent tranquillement en observant les passants et la mer en contrebas, je m'attèle à la lourde tache qui peut vite me faire devenir la risée de tous : le coupage de saucisson. Si le saucisson est originaire de mon pays, en France c'est une vraie question d'honneur et de fidélité. Venez chez des gens, coupez mal le saucisson et vous êtes sûr de ne plus jamais les revoir.

Je coupe le premier bout qui ne se mange pas vraiment puis commence mon lourd périple, armé de mon couteau et de ma patience. La première tranche est parfaite.

— Alors, tu es en quelle classe déjà ? demande Amélie à ma sœur qui replace sa casquette droite sur son crâne.

— Hum... C'est la troisième ici. Je passe le brevet bientôt.

— Oh ! Tu fais plus vieille que ça, sans vouloir t'offenser, rit doucement la rose. Je te souhaite bonne chance pour tes cours, je suis sûre que tu vas gérer surtout que c'est en français, non ?

Livia rougit légèrement au niveau des pommettes et ses traits se crispent. Je sais qu'elle se retient de sourire.

— Oui... Enfin après je me débrouille très bien et je peux demander un aménagement au besoin. C'est juste déjà assez dur comme ça, je n'ai pas envie qu'on me fasse un avantage.

Amélie fronce ses sourcils en sirotant une gorgée de sa bière.

— Ne dis pas ça, tu as autant le droit que les autres d'avoir un examen dans la langue qui te plait le plus. Enfin, pas qui te plait, celle dans laquelle tu es plus à l'aise. C'est la base.

Ma sœur hausse ses épaules puis son regard se perd sur le côté, au niveau de la pile de saucisson déjà coupée. Discrètement, sa fine main qui était cachée sous la table refait surface pour voler un morceau et le glisser sur sa langue. Je ris quand elle lâche un léger gémissement de plaisir.

Je sais qu'elle adore ça.

— Après, reprend Livia en mâchant doucement pour ne pas être impolie, je parle plusieurs langues et je suis plutôt à l'aise avec une certaine sélection. Il n'y a que le grec et le chinois où je ne me sens pas encore prête pour passer un examen dans cette langue.

— Tu m'impressionnes, poursuit la rose en chipant à son tour un morceau. Je parle un peu anglais mais c'est le grand maximum ! J'ai déjà du mal avec le français alors une autre langue... Au secours !

Pour la première fois depuis des semaines, j'entends le rire clair et doux de ma sœur. Je baisse la tête pour couper la fin de mon saucisson, un peu plus touché que ce que j'aimerais. Quand papa et Ludo vont apprendre ça...

— Sinon, continue ma sœur et volant encore plus de nourriture, tu fais de la voile ?

— Oui, de la planche à voile comme ton frère. On a compétition demain, d'ailleurs. Je sais plus trop où mais je crois que c'est sûr un lac à une heure d'ici. Tu dois sûrement t'en foutre mais moi je râle déjà.

Enfin on me mentionne. Parce que youhou, je suis là ! Et j'ai finis de couper le saucisson au passage. J'en profite pour boire une rassade du liquide que m'a servi le barman, presque dessus quand rien ne me pique la gorge et l'estomac.

— C'est cool, je n'y connais rien mais Baptiste nous bassine avec ça depuis sa naissance !

— T'étais pas née à ma naissance nunuche.

— Oh, toi ta gueule, rétorque Amélie. Oui c'est vrai que c'est particulier mais tu devrais aimer. Un jour je te ferais un cours si tu veux.

— Pourquoi pas ! continue ma sœur en souriant doucement quand ses lèvres roses se posent sur son verre.

Bon, comme je n'ai pas le droit parler... Les filles discutent de je ne sais pas quoi mais je perds vite le fil pour observer les gens près de nous. Face à moi : la mer. Le pied quoi. À ma droite : une vieille femme avec un haut trop petit pour ses seins qui m'observe tranquillement en sirotant une vodka pure. C'est un legging en guépard sur ses jambes, là ? Et un string bleu clair qui dépasse ? Beurk. À ma gauche, ce n'est pas mieux : un homme asiatique plutôt bien habillé me reluque de haut en bas en passant sa langue sur ses lèvres. Calmos l'albinos, j'ai juste ma chemise un peu ouverte. Un frisson remonte le long de ma colonne et j'ai presque envie de tout fermer pour qu'il arrête de me regarder comme un bout de viande. Et puis les queues, ce n'est pas trop mon truc pour avoir essayé.

Ricardo et Paolo lui aurait déjà sauté dessus...

Je chasse cette idée de ma tête et reporte mon intention sur les filles qui parlent de ce bar. Je ne sais pas comment elles ont pu passer de cours, à voile pour finir par parler de l'endroit où nous sommes.

— Donc vous venez souvent là, en fait ? questionne Livia en regardant autour d'elle.

— Oui, enfin n'abusons pas. Mais parfois en soirée, c'est sympa. Ils mettent toujours la même musique quand le bar ferme alors l'ambiance est au rendez-vous. Il faut juste un peu marcher pour aller en boite.

— Et ne pense même pas à y aller, rétorqué-je à ma sœur qui en profite pour me lancer un regard noir. Quoi ? J'ai le droit d'être un grand frère exemplaire.

Amélie s'étouffe avec sa boisson au même moment, et tousse plusieurs fois sans se calmer. D'instinct, je place ma main dans son dos pour frotter mais elle me repousse dès qu'elle en a la force.

— Exemplaire ? dit-elle avec les larmes aux yeux. T'es ni un frère exemplaire, ni une personne exemplaire tout court.

— Elle a raison, confirme Livia en approuvant d'un signe de tête. Tu te trimballes à poil dans la maison sans te cacher de mes pauvres yeux innocents.

— Il fait ça ? s'étonne Amélie, les yeux ronds.

— Il le fait. Il en a une toute petite en plus et...

— LIVIA !

Le ton monte un peu trop fort et je m'excuse rapidement auprès des gens de la terrasse, ignorant le geste sexuel que vient de me faire la cougar.

— Elle a raison, continue la rose en croisant ses bras sur sa poitrine. C'est qui qui m'a traité de grosse alors qu'on ne se connaissait même pas ?

— Mais je n'ai pas...

— Tu as dit ça ! s'indigne Livia en ouvrant la bouche en « o ». Tu me répugnais déjà mais là, c'est le summum de l'horrible Baptiste.

Je commence à avoir chaud tout d'un coup, pas vous ?

— Je ne voulais pas dire ça, j'essaye de me justifier en passant une main sur mon front, je suis désolé. Je te l'ai dit des centaines de fois mais tu ne veux rien entendre.

Livia met sa main devant ma tête pour m'indiquer silencieusement de la fermer, avant de reprendre une conversation comme si je n'existais pas.

— Nan mais quel con ! Oublie ce qu'il a dit, tu es magnifique. Qui traite encore les gens de gros en 2024 ? C'est scandaleux, j'ai presque envie de te dire de porter plainte mais bon, c'est mon frère... Même si ça n'excuse pas tout !

— Tu exagères un poil, Livia, ricane Amélie en replaçant une barrette colorée dans ses cheveux. Je lui en veux mais on me l'a beaucoup répété, ça ne me fait plus rien. Et puis, je gagne toujours au final, ce n'est pas ce qui compte ?

Toutes les deux se mettent à rire et moi je me ratatine dans mon siège, un peu honteux. Mais je le mérite. Elles ont raison, quel genre de con je suis pour dire ça ?

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