Chapitre 11

Jack, chocolat et petit pistolet à vodka

Amélie

Assise sur le canapé vert du salon, j'attrape une énième poignée de pop-corn dégoulinant de caramel et grignote devant un film de Noël bien pourri mais qu'on adore détester. J'entends mes parents discuter doucement dans le jardin, m'observent à la volée à travers la baie-vitrée, puis ils se détournent rapidement quand ils croisent mon regard. Je rabats la capuche de mon sweat pilou-pilou sur ma tête, m'enfonce un peu plus dans les coussins moelleux, et reporte mon attention sur le film.

Zut, c'est lequel le prince déjà ?

Deux semaines se sont écoulées depuis ma dernière victoire, ainsi que quatre entraînements marqués sous le signe de la solitude. Un salut hâtif échangé avec ma meilleure amie, puis plus rien. Silence radio.

À la fac, pareil. Hormis en cours où personne ne parle tellement nous sommes concentrés sur les dire des professeurs, c'est à peine si elle me parle. Les inter-cours sont paisibles car elle pianote inlassablement sur son téléphone et disparaît plus rapidement qu'elle n'est apparue lors de la fin des cours. Je la vois en coup de vent, par ci, par là, sans réussir à avoir une conversation en entier avec elle.

J'aime beaucoup Adam et ce qu'il dégage, mais je commence à me sentir jalouse du fait qu'il me vole mon amie, l'une des seules aussi proches, sans que ça ne l'alerte. Elle ne m'a même pas dit explicitement qu'ils étaient ensemble ! Si je l'ai vite compris après la remise des médailles sur ce fichu podium et leur baiser passionné devant l'assemblée, je mérite un minimum d'être informée !

Je soupire au même moment que la baie vitrée fait du bruit, ouverte par ma mère qui pénètre dans la maison. Elle retire les chaussures à ses pieds pour éviter de faire des traces au sol, puis me rejoins en silence sur le grand canapé.

— Tu vas bien ? me demande-t-elle en passant une main dans ses cheveux emmêlés.

— Oui, et toi ?

Le mensonge me brûle la langue mais je ravale l'amertume qui remonte dans ma gorge avec une mine de dégoût. J'observe un instant la robe rose fluo que porte ma mère et sa ceinture ornée d'un lion en or, histoire de me changer les idées. Mais au final, ça me pique juste les yeux.

Elle replie ses fines jambes pour être entièrement assise sur le canapé, sans cesser de me regarder. Ses yeux bruns me fixent tellement que je n'arrive à comprendre qu'une réplique sur deux de mon film.

— Amélie, tu me mens, réplique-t-elle d'un ton sévère qui ne lui va pas.

Je ris doucement pour appuyer mon détachement mensonger, mais elle se met à froncer des sourcils.

— Ça va, maman. Je suis juste fatiguée de ma semaine et des cours. On a pas mal de choses à rendre et les partiels arrivent à toute vitesse.

— Tu es sûre que c'est une bonne idée d'aller en compétition demain ? C'est quand même dans une semaine tes prochains partiels. Je ne veux pas que tu les loupes.

— Je réussirais. J'ai juste... Nan, rien.

Ma mère attrape la télécommande qui traînait entre elle et moi, et appuie sur le bouton d'arrêt. Je pousse un cri de protestation en tentant d'attraper la manette mais elle tend très haut les bras pour la mettre hors de ma portée. J'entends la baie-vitrée s'ouvrir une nouvelle fois, devinant que mon père arrive à son tour dans la maison.

— Henry ! crie ma mère en lui lançant la télécommande tel un projectile.

J'ai le temps de voir mon père ouvrir grand les yeux, assez pour voir la télécommande se fracasser contre le mur. L'une comme l'autre, nous restons figées, la bouche ouverte, regardant la télécommande qui git par terre, ouverte, les piles éparpillées au sol.

— Rohh ! Les filles, râle mon père en posant sur la table à manger le saladier qu'il tenait. Si elle est cassée on a l'air malin.

Ma mère fait une légère grimace en mode « oups » puis reporte son attention sur moi, un peu fière de sa bêtise quand même.

— Maman, ce film de Noël était hyper intéressant, râlé-je encore en m'enfonçant plus profondément dans le canapé.

— On est en avril ma belle ! Faut changer de disque. Et dis-moi ce qui ne va pas.

J'ouvre la bouche pour protester mais elle me dissuade de mentir en faisant l'un de ses regards meurtriers. Je soupire bruyamment pour lui exprimer mon mécontentement avant de parler. De toute façon, elle le saura un jour où l'autre.

— C'est Charline, elle a un copain sans même m'en parler et depuis, elle m'ignore.

— C'est vrai qu'elle n'est pas venue à la maison depuis un moment, constate-elle en se grattant le menton. Son premier amour, c'est souvent comme ça...

— Oui je peux comprendre, mais je suis sa meilleure amie ! Elle n'a pas le droit de me laisser seule comme ça sans explications. A la fac c'est pareil. Comment tu veux que je tienne en entier un cours de paléobiosphère si elle ne me distrait pas un minimum...

Je renifle en sentant les larmes me monter aux yeux. Je ne pensais pas que cette situation m'atteignait autant.

— Écoute, reprend-t-elle en regardant mon père venir s'assoir à ses côtés, posant sa main sur la sienne, on sait que c'est dur de voir une amie partir comme ça, surtout pour une histoire de cœur. C'est comme ça chaque première fois, elle s'éloigne mais reviendra. Ne te gâche pas la vie pour si peu. Si elle ne te calcule pas mais que ça ne l'affecte pas, fait pareil ! Peut être qu'elle aura un déclic. Et dans tous les cas, tu as notre parole, elle reviendra d'elle-même.

— Mmh...

Je ne trouve rien d'autre à dire, trop peinée pour avouer qu'ils ont raison. Cependant, je ne peux pas m'empêcher d'être triste en la voyant si épanouie dans sa vie alors que moi... Je n'ai rien. En fait, c'est dans ce genre de moment qu'on se rend compte qu'on est seul. Qu'hormis notre famille, les amis se font rares. Je suis seule sans elle.

— Tu n'as pas quelqu'un avec qui sortir ce soir ? demande mon père en replaçant ses grandes lunettes noires sur son nez.

— Non, je n'ai personne. Pourquoi ? Je préfère encore regarder Titanic avec vous.

Mes parents se regardent un instant, un blanc envahissant la pièce. Ok... Qu'est-ce qu'ils ne me disent pas ?

— En fait, commence maman en riant de gêne, on a invité des amis à dîner ce soir. La femme vient d'intégrer ma boutique de vêtement en temps que vendeuse et je l'ai invité, elle et son mari à venir manger à la maison.

— On voulait t'en parler, intervient mon père pour soulager sa femme. Mais tu t'es installée dans le canapé alors on s'est retrouvé coincés.

— Vous me virez de chez moi alors qu'il est déjà 19 heures passé ?

Ils se regardent de nouveau avant de répondre en cœur.

— Oui...

Je me lève d'un coup, un peu énervée de ce coup bas surtout venant de mes parents.

— Et je suis censée faire quoi ? Je n'ai même pas le droit de rester dans ma chambre en silence ? questionné-je avec ironie.

— Amélie, en fait on a une solution, dit doucement papa.

Maman se retourne vivement vers lui, visiblement mécontente de ce qu'il vient d'annoncer. Il hausse les épaules avec nonchalance avant de continuer.

— En fait, l'employée de ta mère et son mari ont deux enfants qui sont invités, bien évidemment. Je me disais que si tu n'avais rien de prévu, le garçon a ton âge, de ce qu'on a compris. Peut-être que vous voudriez aller boire un verre entre jeunes ? Avec sa sœur même, si leurs parents sont d'accord.

— Donc là, tu veux que je sorte avec des inconnus pour combler le fait que ma seule amie me ghoste pour un mec ? Si je comprends bien.

— Amélie, me réprimande ma mère, parle mieux à ton père, s'il-te-plaît. Nous cherchons une solution. Tu ne veux pas sortir avec tes amis, alors nous t'en trouvons.

— Très bien ! je crie de résignation. S'il n'y a que ça pour vous faire plaisir ! Je vais bouger mon gros cul de ce canapé, me faire belle pour des gens dont je n'en ai rien à foutre et dégager de ma maison pour vous laisser tranquille. Et tout ça en dix minutes, bien évidemment, parce que vous n'êtes même pas capables de me prévenir plusieurs jours à l'avance !

Je me précipite d'un pas lourd vers les escaliers, furieuse de leur attitude. Bon, peut-être que c'est moi qui suis ridicule mais je m'en fous. J'en ai marre d'être tout le temps gentille, d'arranger tout le monde pour au final me retrouver dans la merde. Ils ne se rendent pas compte que leur comportement fait super mal à mon cœur ! Comment te rappeler en deux étapes que tu n'es qu'une merde sans vie sociale.

J'entends ma mère se lever d'un bon du canapé.

— Amélie Louise Marie Marceau ! Tu ne nous parles pas sur ce ton, jeune fille !

Je commence à monter deux à deux les marches, ignorant la voix criarde de ma mère. Elle ne hausse jamais le ton, ça fait étrange.

— Sophie, dit calmement mon père, laisse-la. C'est tout à fait compréhensible qu'elle réagisse comme ça. On aurait dû la prévenir.

— Oui, mais...

Je ferme la porte de ma chambre, ce qui me permet de ne plus entendre mes parents parler de moi comme si je ne pouvais pas les entendre.

Sans que je ne sache pourquoi, je me laisse glisser, dos contre la porte, jusqu'à ce que mes fesses touchent le sol. J'ai envie de pleurer.

J'ai envie de pleurer parce que je n'ai pas fini mon film.

J'ai envie de pleurer parce que mes parents me fatiguent.

J'ai envie de pleurer parce que Charline m'ignore.

J'ai envie de pleurer parce qu'elle m'abandonne pour un mec.

J'ai envie de pleurer parce que je n'ai pas envie de sortir ce soir.

J'ai envie de pleurer parce que j'ai l'impression de ne ressembler à rien aujourd'hui.

Alors, en sachant pourquoi cette fois, les larmes quittent mes yeux pour dévaler mes joues, et je me contente d'attraper mes genoux que je serre très dans ma poitrine. Et je pleure.

***

J'entends la sonnerie de notre maison retentir fort entre nos murs, indiquant l'arrivée de nos invités. Je regarde une dernière fois le pantalon blanc que j'ai enfilé et la longue chemise à rayures blanches et roses, cachant bien toutes mes formes. Je me retourne, m'observe dans le miroir, mais j'ai toujours l'impression d'être horrible malgré mes bijoux en or censés me donner meilleure mine. Je passe quelques barrettes blanches pour tenir les mèches de mes cheveux qui tombent sur mon visage, applique un léger baume rosé sur mes lèvres, et c'est parti.

Je dévale l'escalier, entendant mes parents discuter dans l'entrée. J'arrive à leur niveau, et vois en premier une femme à la peau brune, avec de magnifiques boucles plus foncées. De dos, elle est grande et fine, encore plus avec les hauts talons qu'elle porte aux pieds. Elle salue mon père, puis laisse de la place pour faire entrer un homme. Plus petit qu'elle, il tend sa main à mon père qu'il saisit en guise de bonjour.

Je m'avance encore et distingue une jeune fille dans l'entrée. Mais quand je vois des cheveux rouges sur sa tête, je me fige. J'observe un instant les trois invités que je peux apercevoir d'ici, et hésite une seconde de trop à faire demi-tour. Mon père me voit, et m'invite à les rejoindre.

L'homme qui m'a aidé à sangler ma planche il y a quelques jours capte mon regard, et m'offre l'un de ses grands sourires chaleureux.

Dites-moi que je suis dans un rêve et que je vais me réveiller DE SUITE.

La femme métisse se retourne aussi, puis s'avance avec légèreté pour venir me faire la bise. Un peu crispée, je lui réponds de même puis salue l'homme à son tour.

Non, il n'y a plus de doutes.

Derrière la jeune fille aux cheveux colorés, ses mèches noires un peu humides lui tombent sur le front et je croise son regard vert quand il passe le pas de la porte. Contrairement à son père, il ne porte pas de veste de costume mais juste une chemise blanche un peu ouverte et un pantalon noir taillé sur mesure. Une légère moustache au-dessus des lèvres, la même que j'ai pu observer il y a quelques heures ainsi que du khôl noir autour de ses yeux, ce qui fait ressortir leur couleur.

Je déteste penser ça, mais c'est illégal d'être aussi beau.

— Amélie, je suis heureux de te revoir, déclare monsieur Abbelli en ouvrant grand les bras. Je te présente ma fille, Livia. Et mon fils, je t'en ai parlé il y a quelques temps, à la régate de Portsall, Baptiste.

Je me force à sourire mais le cœur n'y est pas du tout. En fait, c'est la pire des épreuves pour moi.

— Amélie, tu connais Ludovica et Francesco ? me demande ma mère qui a opté pour une robe orange cette fois.

Je n'ai pas le temps de lui répondre par la positive que le bavard de Francesco revient à la charge avec son léger accent italien.

— Mais oui ! Nous nous sommes croisés en régate, où mon fils a couru. J'ai cru qu'elle allait se blesser sérieusement si je n'allais pas l'aider à ranger son matériel.

— C'est gentil de votre part, s'étonne mon père avec autant d'enthousiasme que ma mère. S'ils se connaissent déjà, vous ne verrez pas d'inconvénients à ce qu'ils passent la soirée ensembles ? J'aurais voulu qu'Amélie sorte un peu...

Je vais tuer mon père. Avec une hache. Non, une machette. Ou un revolver. Putain, où je peux me procurer un flingue ?

— Hum... commence Francesco un peu mitigé. Ils peuvent aller boire un verre au bord de l'eau à la rigueur, ce n'est pas très loin. Livia irait avec eux... mais je veux qu'ils rentrent. Je voulais passer du temps en famille.

— Je comprends ! continue mon père. Sinon ils restent là, aucun problème.

Une mitrailleuse. Une grenade. Un putain de lance-roquettes.

— Non, qu'ils aillent, renchérit Ludovica en prenant le bras de son époux. Ils rentreront après, le temps que nous fassions connaissance entre adultes. Et puis, vous saviez Sophie que nous habitons juste à côté ? Je n'avais pas fait attention mais en fait...

Attendez, quoi ?

— C'est génial ! s'exclame ma mère en tapant des mains avec joie. Vous êtes nos nouveaux voisins ! On va tellement s'amuser !

Je vous en supplie, flinguez-moi.

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