Chapitre 85

PDV Yuki

Assisse sur le lit à côté du corps endormi de ma sœur, je ne parviens pas à détourner mes yeux d'elle. Son visage est serein, depuis de longues minutes. Je n'en ai loupé aucune, de peur d'y voir s'afficher les signes d'une terreur nocturne. Je veux qu'elle puisse profiter de sa nuit, sans les angoisses qui habitent ses jours. Elle s'en fait déjà assez pour nous, alors qu'elle devrait s'en faire pour elle.

Ma main glisse dans ses cheveux, pour replacer une mèche rebelle derrière son oreille. Là, elle ressemble presque à une enfant, une petite fille que j'ai envie de protéger de tout mon cœur. Un sentiment que je ressens depuis des siècles. Depuis que j'ai trouvé son petit corps recroquevillé au milieu des décombres de cette catastrophe. J'ai passé ma vie à repousser les tourments qui cherchaient à l'atteindre. Aujourd'hui, j'en suis la cause, du moins une partie, et je ne sais comment les faire disparaître.

Je voudrais lui épargner tout cela. Parfois, je me dis que je n'aurai pas dû choisir d'embrasser cette vie. Que nous aurions simplement pu être deux sœurs, et pas Shadow et Tensai. Et puis je me souviens que ce n'est pas un choix, mais une évidence. Notre nature profonde. Elle amène avec elle son lot de problèmes et de dangers, qui ne sont rien à côté de tous ses bons côtés. Se sentir utile, indispensable, même. Être un élément moteur d'un monde meilleur.

C'est paradoxal. Prendre des vies pour en sauver d'autre. Une question qui s'est posée de tout temps. Tuer un tueur ne fait pas de moi la même ordure que lui ? Non. Parce qu'il y a une mesure à toute chose. Et quand bien même. Si éliminer les Sancœurs fait de moi un monstre, alors j'embrasse ce rôle avec ardeur.

Je le fais pour les Hommes, pour les vampires et pour les loups. Je le fais pour mes loups, pour ma sœur. Pour tous ceux qui ne sont plus là pour parler de leur rencontre. Mayu. Et tous les autres, ceux que je ne connaissais pas, mais dont la perte a déchiré des cœurs autant que le mien a saigné de celle de cette femme exceptionnelle.

Mais aujourd'hui je ne suis pas certaine de parvenir à les venger. De parvenir à rester ce monstre qu'ils décrivent suffisamment longtemps pour les éliminer. Je ne vais pas seulement me dresser face à eux, j'en suis consciente. Mais également face à une entité qui veut la mort de toutes mes réincarnations depuis des siècles. C'est une bataille d'un autre niveau, que je veux mener, tout en ayant peur d'échouer.

Les mots de ma sœur trouve un écho en moi que je voudrais éviter. Oui, cette bataille sera la manche décisive de cette nouvelle partie qu'ils ont lancé avec nos âmes. Mon cœur me hurle que rien ne va bien se passer.

Pourtant, je ne peux pas rester là, terrée, en espérant me, nous, protéger.

Le danger viendra, alors autant aller le chercher.

Le corps d'Arman s'avance silencieusement dans la pièce sans que je n'en sois surprise. Je ressens ce qu'il tente de contenir. Ses inquiétudes sont fortes, son besoin d'être près d'elle aussi. Comme si c'était la dernière nuit. C'est peut-être le cas. C'est une hypothèse qui tourne en moi sans que je ne parvienne à la retenir. Rentrerons-nous tous de cette mission ? Quelque chose me souffle que non.

Il m'adresse un regard, tandis que je me relève. Je pose une main sur son épaule, en silence. Un soutien sans un mot, qui ne saurait nous rassurer. Je lui laisse seulement entendre que je comprends, que je partage avec lui ces sentiments que nous ne voudrions pas ressentir.

Un dernier regard sur ma sœur, et je quitte la pièce, tandis qu'il s'allonge à ses côtés, l'enfermant dans ses bras dans un besoin de se rassurer de sa présence. Dans son sommeil, elle se love contre lui, et ses lèvres se retroussent, d'un bien-être qui semblait lui manquer.

Je referme la porte derrière moi, descend l'escalier sans force, et me dirige vers l'extérieur, vers ce loup que je ne vois pas mais que je sens non loin de moi.

Mes yeux s'accommodent à l'obscurité et apparaît au milieu des hauts sapins, son pelage noir et blanc toujours aussi attirant à mes yeux. Je me place à côté de lui, et mes doigts viennent se glisser dans ses poils sans que je n'y pense plus que cela. Nous avançons dans les bois, pas très profondément, juste assez pour nous éloigner de toute oreille qui pourrait traîner.

Il n'a pas besoin de se transformer ou de parler pour que je comprenne ce qu'il ressent. Son regard me souffle qu'il partage avec moi ces doutes. Mais il tente de les faire taire, sûrement avec plus de volonté que je n'y parviens.

Je me laisse tomber sur une étendue de mousse, et le loup s'allonge à moitié sur mes jambes.

- On peut dire que tu n'es pas un poids plume.

Il grogne gentiment et ma main passe distraitement sur son museau, tandis que mon regard se plonge dans les étoiles. La nuit est trop calme, par rapport à ce que je ressens. Je me sens en total décalage avec le paysage, tant mon esprit est sombre, comparé à la clarté de la lune.

- Maï m'a dit quelque chose, ce soir. Que tout se jouera lors de cette bataille. C'est le dernier round, ce n'est pas nous contre les Sancœurs, mais le Destin contre l'Amour. Quoi que nous fassions, c'est eux qui décideront de notre sort.

Il ne bouge pas, me laisse mettre des mots sur ces pensées qui m'obnubilent et que je ne peux partager à personne d'autre.

- J'ai l'impression de n'être plus maître de rien. De laisser ma vie entre leurs mains, tel un pantin. Le pire, c'est que cela ne me dérange pas plus que cela. Non, ce qui m'emmerde, ou plutôt, ce que je crains, c'est de ne pouvoir être là pour les autres. Pour Maï, pour les loups. Pour toi. J'ai peur de devoir tous vous regarder vous effondrer sans pouvoir y faire quoi que soit, bloquée par ce jeu morbide qu'ils ont instauré il y a des années.

Et le dire le rend plus réel, plus prenant : j'ai peur. Depuis des semaines, avec eux, je découvre toute l'étendue de ce sentiment. Et maintenant, je le ressens, à son point culminant.

PDV Cyrus

J'aimerais la contredire, mais ses paroles résonnent en moi avec une vérité folle. Elle a raison. Nous ne sommes plus maître de nous, quand deux entités se servent de nos âmes pour jouer. C'est le dernier tour, et seule deux options s'offrent à nous : gagner ou perdre.

Le pressentiment de la jeune femme n'est pas bon. Le mien non plus. Je veux faire confiance à nos pères, à leurs expériences et leurs ressentis, mais je ne peux pas nier cette boule au creux de mon estomac.

Je relève le museau, et je redeviens moi-même, assis à côté d'elle. Le silence pèse quelques instants entre nous, et je ne parviens pas à me détendre.

- A quoi tu penses ?

Devrais-je lui dire tout ce que j'ai en tête ? Je ne pense pas que cela soit nécessaire. Elle le sait, pertinemment, car nos pensées sont les mêmes.

- Les loups sont inquiets.

Je capte du coin de l'œil ses sourcils qui se froncent, son regard qui se pose sur moi, interrogateur.

- Je sais pour Nader, et j'ai croisé Arman. Mais la toile n'a pas l'air saturée d'inquiétude.

Non, elle ne l'est pas. Et elle n'a pas besoin que je lui en dise plus pour comprendre que j'endigue tous ces sentiments. Si ils voguaient sur nos liens sans contrôle, chacun s'enfoncerait un peu plus dans ses doutes et ses angoisses. Je préfère tout absorber, malgré l'impact sur mon propre moral, pour m'assurer qu'ils partent tous dans de bonnes conditions en mission.

- Tu n'as pas besoin de me préserver, moi.

- Pourquoi pas ?

- Je peux t'aider à supporter cette charge. Ce serait bien plus facile à deux.

Mais j'aime lui épargner cette peine, quand je sais qu'elle ressent déjà toute cette affliction.

- Je ne suis pas en sucre, vampire.

Mon ton change. Plus désinvolte, plus joueur. Parce que je veux nous détendre, ne serait-ce qu'un instant, je veux que cette ride de contrariété disparaisse de son visage. Je sais qu'elle va jouer avec moi. Je sais que nous ne redeviendrons pas serein, que cet amas d'émotions néfastes ne s'effacera pas de nos cœurs, mais au moins pour un moment, je veux un peu de légèreté, entre elle et moi.

- J'aurai cru. Débrouille toi dans ce cas, mais ne te plains pas.

- Je ne suis pas Ramin.

- Personne ne peut égaler Ramin sur ce point.

Son rire me détend, et le mien s'y mêle. Sans le contrôler, je passe un doigt sur sa joue, puis sur son menton, et enfin, sur ses lèvres.

- Revoilà le loup romantique ?

- On devrait retourner à cette cascade.

Elle ne me répond pas, mais je vois dans la lueur de son regard qu'elle aussi aimerait cela. Nous ne pouvons pas. Mais l'idée s'infiltre en moi. Partir, juste nous, et ne pas revenir. Fuir ce combat que veut nous imposer le Destin, nous enfermer dans cette bulle de bien-être que nous n'aurions peut-être pas dû quitter.

Seulement il n'est pas un ennemi que l'on peut fuir. Et nous ne sommes pas lâches et égoïstes pour abandonner les personnes qui nous sont chères.

Pendant un instant, je me demande à quoi notre monde aurait pu ressembler, si nous n'étions pas aux prises de cette entité surhumaine. Nos routes se seraient-elles seulement croisées ? J'aime imaginer que oui, et que nous aurions partagé des moments tout aussi intenses qu'aujourd'hui. Simplement, nous n'aurions pas eu cette épée de Damoclès au dessus de nos têtes. C'est une réalité qui me fait rêver.

- « On aurait dû rester dans cette caverne, Jon Snow ».

Il me faut quelques secondes pour assimiler, avant que mon rire n'éclate. Il ne se tarit pas tout de suite, et quelques larmes perlent au coin de mes yeux, avant que je ne les pose sur elle.

- Je ne pensais pas t'entendre un jour avoir une telle référence.

Elle hausse les épaules, nonchalamment.

- Les filles aiment squatter mon salon et semblent obnubilées par cette série. Et par Jon Snow.

- Tu ne l'es pas ?

- Il faut avouer qu'il est pas mal.

Je grogne, plus pour rire qu'autre chose, et nos regards s'accrochent. Mon pouce vient une nouvelle fois caresser sa joue. De la douceur, encore un peu, parce qu'au fond, c'est ce dont nous avons affreusement besoin en ce moment. Peu importe à quel point nous ne sommes pas des romantiques, comme elle dit, alors que nous sommes au bord d'un précipice qui nous semblent sans fond, cette délicatesse est ce qu'il nous faut.

- J'espère que tu ne me diras pas cette phrase, mourante entre mes bras.

Un silence, encore. Une atmosphère lourde et difficilement supportable. Le poids de toutes nos réincarnations sur nos épaules, d'une défaite qui semble presque inévitable.

- Peut-être que ce sera toi, entre mes bras.

Mais l'amusement n'est plus là. Il n'y a plus que la fatalité, dans nos voix.

La volonté des dernières heures se tarit, alors que ma promesse résonne encore au fond de moi. Je vais me battre et je vais gagner. Rien ne saurait m'arrêter. Des mots qui paraissent sonner faux, auxquels pourtant je m'accroche à bout de bras.

Reste à savoir si cela suffira.

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Si eux ne sont pas sereins, alors qu'est-ce que cette mission va bien pouvoir donner... je me demande si vous pouvez le deviner ? 

A dimanche pour la suite, 

Kiss :*

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