Chapitre 79

 PDV Cyrus

Mes pas me guident à travers la cime des arbres, toujours un peu plus loin dans la forêt. Je n'ai pas besoin de réfléchir à où je vais, mon instinct d'alpha me suffit. Je sens mon loup avant même de le voir, et mes yeux ne tardent pas à se poser sur la silhouette de Jeiran, posté en haut d'une montagne de pierre, au dessus de la rivière.

- Si tu as décidé de sauter, tu devrais attendre un peu, histoire de ne pas gâcher la fête.

Son visage ne se tourne pas vers moi. Rien ne peut m'indiquer qu'il m'a entendu, pourtant, je sais que c'est le cas. Je laisse le silence planer, sans rien dire, ni avancer d'un pas. J'attends simplement qu'il se décide à bouger, à parler, à se confier.

Mais j'ai comme l'impression que je vais avoir besoin de lui forcer la main. Je n'ai jamais été partisan de cela, pourtant. Je préfère laisser les gens mettre des mots sur leurs difficultés quand ils le sentent. La situation est cependant trop préoccupante pour que je ne laisse le loup ruminer plus longtemps. Il se fait du mal. Il fait du mal à Emna. Et à terme, il blessera l'ensemble de la meute. Aucune de ces douleurs n'est acceptable. Je refuse que l'un des miens souffre, encore plus sans que je ne m'en doute.

C'est une culpabilité que je ne parviendrais pas à effacer. Depuis des jours, des semaines, je n'ai rien vu. J'ai laissé l'état de Jeiran se dégrader, tout comme celui de sa compagne. Shadow pourra me présenter toutes les excuses du monde, que je ne pourrais les accepter. Je suis lié à eux depuis des décennies. Je vis avec eux, je ressens leurs émotions. Ce sont mes loups. Ils souffrent, depuis bien trop longtemps. Il n'aurait pas dû se passer plus d'une minute avant que je ne m'en rende compte, peu importe l'énergie qu'ils ont mis à le dissimuler. Je n'arrive pas à comprendre comment j'ai pu passer à côté d'une telle chose.

- Il y a trop d'eau pour que je saute.

Je ne m'attendais pas à l'entendre maintenant, et je me retiens de sursauter. Sa voix est basse, mais je la capte sans difficulté. Cependant, j'en éprouve plus à déterminer ce qu'elle contient. Est-il ironique, ou sérieux ? A-t-il vraiment songé à sauter ?

L'important n'est pas qu'il y ait suffisamment d'eau pour qu'il ne puisse pas se blesser. Non, ce qui importe vraiment, c'est de savoir si l'idée lui a traversé l'esprit. Si il est suffisamment impacté par tout ça pour envisager ce genre de solution.

- Tu comptais garder tout ça pour toi longtemps ?

- De quoi tu parles ?

- Tu sais exactement de quoi je parle. De toi, qui te renferme sur toi-même. Qui te sens incapable, inutile.

Cette fois, j'avance de quelques pas. Cela ne le fait pas détourner le regard vers moi. Il le garde fermement campé vers l'horizon, mais je détecte tout de même une réaction chez lui : il sert les poings. Il se retient. Il retient au fond de lui tout ce qui lui fait du mal. Sauf qu'il va falloir qu'il le laisse sortir. C'est essentiel. Je doute que ce soit loin de la surface. Il va juste falloir que je trouve le bon mot.

- Je ne suis plus le même, tu ne peux pas le nier.

- Et pourquoi pas ? En face de moi, je vois exactement le même Jeiran qu'il y a 10, 20, ou 30 ans. A part la coupe de cheveux, peut-être.

Brusquement, son visage se tourne vers moi. Son doigt se plante vers son œil disparu, et sa colère, sa tristesse, tous les sentiments retenus éclatent. Exactement comme il le fallait.

- Et avec ça je suis le même ?! J'ai perdu un œil, Cyrus ! Un putain d'œil ! Ça veut dire que je ne vois plus que la moitié des choses, je suis un danger ! Imagine-moi en mission, je risque de tout faire foirer. Je ne vois pas les ennemis venir, ni les coups. Je suis un boulet, putain !

Sa respiration est saccadée, il a du mal à se calmer. Je laisse le silence retomber, juste un moment, pour lui laisser le temps de récupérer.

- A la dernière mission, tu t'es bien battu.

- Et Maï a perdu une jambe.

- Tu n'en est pas plus responsable que n'importe lequel d'entre nous.

Ils savaient que nous étions là, d'une façon ou d'une autre. Le handicap de Jeiran n'y a rien changé. Nous étions trop loin de la vampire et de Tala pour espérer arriver à temps. Nous aurions pu être tous aveugle qu'il n'y aurait eu aucune différence.

- Tu ne te bats pas plus mal qu'avant. Tu n'es pas moins utile qu'avant. Tu essayes seulement de t'en convaincre, tout en ayant peur que ce soit le cas. Est-ce que ce n'est pas une excuse, au fond ? Tu crains de faire une erreur sur un champ de bataille. Alors tu veux te persuader que ton œil t'empêche de te battre.

- Je ne me trouve pas d'excuse.

- Je crois que c'est exactement ce que tu fais. Tu n'as aucune preuve que tu es moins bon qu'avant. En revanche nous, ta famille, ta meute, nous avons pu observer que tes capacités sont restées inchangées. Que tu prennes du temps pour t'habituer à cette nouvelle condition, nous ne pouvons pas te le reprocher. En revanche, que tu te fasses du mal, c'est non.

Je le laisse réfléchir un moment. J'ai raison, et il le sait. Il est tout à fait capable des mêmes choses qu'avant. Mais il craint tellement d'être à l'origine d'une erreur qui ferait des dégâts à l'un d'entre nous, qu'il se sert de ça pour fuir. Je refuse de le laisser fuir.

- Et que tu fasses du mal à Emna non plus.

Son regard qu'il avait baissé durant ma précédente tirade se relève subitement vers moi.

- Emna ?

- Tu n'as rien remarqué ? Elle souffre. Elle souffre parce que tu la repousses. C'est ta compagne, Jeiran. Vous êtes liés. Tu ne peux pas l'écarter de ta vie de cette façon. C'est insupportable pour un loup de perdre son âme liée. Ne lui fais pas ça. Ne vous faites pas ça.

- Qui voudrait rester avec un borgne ?

- Qui voudrait rester avec un idiot, plutôt ! Tu cherches à l'écarter de toi, et tu vas finir par réussir. Alors j'ai une seule question. Et la réponse voudra tout dire : est-ce que tu es prêt à la perdre ?

La réponse, il la garde pour lui. Je n'ai pas besoin de l'entendre pour la connaître. Elle se lit dans ses yeux, au milieu de ses regrets.

Je sais que j'ai pu lui faire comprendre certaines choses, avec cette maigre conversation. Je sais que elle seule ne suffira pas à le faire aller mieux, et qu'il va falloir que je garde un œil sur son évolution. Il en faudra d'autres, pour lui faire complètement assimiler que son handicap ne change pas qui il est. Des plus longues, surement plus virulentes, parfois. Mais je sais aussi qu'à partir de maintenant, je ne le laisserais plus jamais se noyer dans ses doutes et sa douleur. Je vais être l'alpha que j'aurai dû être depuis un bon moment. Je vais m'assurer qu'il aille pour le mieux, tout comme la louve qui partage sa vie.

Il descend de son rocher et vient à mon niveau, avant de me dépasser. Je ris en comprenant qu'il se dirige vers sa belle, et je l'entends me crier une amitié telle que « ta gueule ».

Il ne met pas longtemps à la retrouver. Elle installe les dernières roses, pendant qu'Arman fait les cents pas au bout de l'allée fleurie. Il a l'air anxieux, pour la première fois depuis des jours. Je crois qu'il réalise ce qu'il est en train de faire. Non pas qu'il le regrette, mais plutôt, l'importance du moment lui apparaît enfin. Je me place à côté de Shadow en silence, et mes yeux se reposent sur Jeiran, qui avance doucement dans le dos d'Emna. Il entoure ses bras autour de la taille de la louve, et pose son menton sur son épaule. Elle grogne un peu, mais le laisse faire, et je capte un sourire qu'elle tente de dissimuler quand il frotte son nez contre la peau de son cou. C'est sa façon à lui de s'excuser, comme si les mots étaient trop durs à prononcer. Il lui a fait du mal et elle aura besoin de le pardonner. Mais leur lien particulier l'empêche de lui en vouloir au point de le repousser.

- La discussion semble avoir été bénéfique.

- Il faudra probablement faire des rappels, mais ça va aller.

Yuki hoche la tête, et pose son regard sur Arman. Pour une raison que j'ignore, elle a l'air sur la réserve. Je la sais pourtant en accord avec le projet de mon loup, si bien que la raison de son air renfrogné me trouble.

Je voudrais lui demander, mais je sens Maï arriver avant de lever la tête. Une odeur de chambre aseptisée la suit, la rendant reconnaissable à des kilomètres pour mon flair animal.

Elle avance vers nous, aidée des béquilles qu'elle peut maintenant utiliser depuis quelques jours. Elle ne tient pas encore longtemps debout, mais suffisamment pour ce moment.

Ses yeux passent partout autour d'elle, et je vois à quel point elle est déstabilisée et intriguée par tout ça. Tala, à ses côtés, lui indique Arman du doigt, et la vampire se dirige vers lui d'un pas lent et gêné. Elle a l'air de vouloir demander ce qu'il se passe, et cherche le regard de sa sœur. Cette dernière se contente de hocher la tête, et de lui sourire. Cependant, ce sourire me paraît tendu. Je ne sais pas si la plus jeune le voit, mais je n'en ai pas l'impression. J'ai presque envie de dire « heureusement ».

Maï s'arrête devant le loup qui l'attend, et ne dit rien, laissant à ce dernier le loisir de prendre la parole.

Je me retiens de rire, en voyant mon second dans un état de stress pareil. Il découvre ce point qu'il avait oublié : il n'est pas facile de dévoiler ses sentiments face à la personne aimée. Surtout quand on est un grand novice dans ce domaine.

Sur la toile, je pousse un peu sur son lien. Juste pour lui montrer mon soutien. Et il se décide enfin à parler.

- Tu dois te demander ce que veut dire toute cette mise en scène. Je me suis dis... qu'il fallait faire les choses bien.

Ou plutôt, il a laissé les filles tout gérer. Sinon, il aurait été capable de lui demander d'être sa compagne entre un « passe-moi le sel » et un « les patates sont délicieuses ».

- La première fois où j'ai croisé ton regard, dans les couloirs du Consulat je ne saurais pas vraiment expliquer ce que j'ai ressenti. C'était suffisamment fort pour que je ne veuille plus que nos yeux se quittent. Suffisamment pour qu'ils retombent directement sur toi chaque fois que tu étais dans les parages. Suffisamment pour que je sois inquiet chaque fois que tu disparais de mon champ de vision.

Les joues de la jeune femme prennent une teinte rosée que je ne lui vois que rarement aborder avec autant d'intensité.

- J'ai appris la définition du mot manque. Celle de l'attirance. J'ai découvert ce que cela faisait, de se préoccuper d'une autre personne, avant soi-même parfois. J'aurai aimé ne pas savoir à quel point c'est douloureux, quand on a peur de perdre quelqu'un.

J'ai l'impression de voir Maï tiquer sur ce point, mais le loup ne s'arrête pas pour autant. Moi, en revanche, j'ai un pressentiment qui monte. Et je commence à comprendre pourquoi Shadow semble tendue : elle l'a senti avant moi.

- J'ai beaucoup d'autres choses à dire, mais je vais les garder pour plus tard. Je dois te poser une question. Veux-tu te lier à moi ?

Les mots claquent dans le silence, et me paraissent trop rapides, trop urgents. Je ne m'attendais pas à ce qu'il lui demande si vite. Et elle non plus.

- Je sais que cela doit te paraître rapide. Nous ne sommes pas ensemble. Mais je sens que nous sommes déjà li...

Sa phrase est coupée par la jeune femme en face de lui. Un mot, un seul, auquel aucun de nous n'avait réellement songé avec insistance. Il glace l'atmosphère, si bien que j'en frissonne sans pouvoir me retenir.

- Non.  

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