Chapitre 76

PDV Yuki

- Je pense qu'une allée de fleurs serait incroyable.

Avant même d'avoir notre avis, Emna se plonge déjà dans une recherche pour déterminer les fleurs idéales, et Tala ne met pas longtemps à la rejoindre. Je les regarde débattre en silence, sur la place ou non des orchidées à côté des roses, et la possible présence de tulipes. La plus jeune des louves fini par céder devant les arguments visiblement imparables de la blonde.

Depuis des jours, elles y mettent tout leur cœur. Trouver l'endroit parfait, définir la décoration, commander les chaises et les ballons. Aucun détail ne leurs échappe, et l'investissement qu'elles mettent dans ce projet me dépasse.

D'un côté, je ne me sens pas à ma place. La couleur des pétales, ou bien de tout autre élément m'est égal. Je ne cherche pas à comprendre pourquoi selon elles, il est impensable d'associer plus de trois couleurs. Je n'ai pas d'avis particulier sur la nécessité ou non d'imposer un dress code.

Et en même temps, je ressens un millier de sentiments différents en les observant. D'abord, c'est un mélange de joie et de reconnaissance. Elles acceptent ma sœur à bras ouverts, et se plient en 4 pour que tout soit parfait pour elle. Et puis... je ne sais pas vraiment comment le définir. Là, alors même que je ne sers à rien d'autre qu'à les observer, je me sens complète. Elles, sous mes yeux, heureuses. Ce simple fait comble un vide en moi. Je sais pourquoi. Ce sont mes loups. C'est un peu comme une mère couvant du regard ses enfants en train de jouer. Mais c'est encore plus fort. Parce que c'est surnaturel. C'est un lien qui ne saurait plus jamais être brisé. Je ressens ce qu'elles ressentent. Vraiment. Ce n'est pas une métaphore, ou une façon de parler. C'est bien réel, et c'est grisant. Pourtant, je sais que notre lien n'est pas à son paroxysme. Qu'il pourrait être bien plus fort, bien plus puissant. Ce n'est que le début, mais l'effet est déjà incroyable, pour moi.

J'ai l'impression d'être un loup. Et je trouve extraordinaire ce lien qu'ils ont entre eux. Une attache qui n'existe dans nulle autre espèce.

En ce sens, je suis privilégiée. Quand j'ai découvert ce qui nous reliait, Cyrus et moi, je l'ai crains. Au final, ce fardeau se transforme en cadeau. Bientôt, Maï pourra le ressentir aussi. C'est sûrement cette idée, qui me permet de tenir, et de respecter son choix de me tenir à l'écart de cette chambre aseptisée.

Comme je le pensais, Arman n'a pas écouté, lui. Je ne vais pas m'en plaindre, puisqu'il me répète ensuite tout ce qui a pu se produire au cours de la journée.

Je pensais qu'il serait plus difficile pour moi d'accepter sa demande. Au final, je crois que les loups me permettent de penser à autre chose. D'éviter de sombrer dans ma colère ou ma culpabilité. Sans cette toile qui me relie à eux, je pense que je me serais effondrée. Ou bien j'aurai eu la stupide idée de courir après ces connards de Sancœurs. Et l'impulsivité n'a jamais fonctionné dans ce genre de mission.

- Dis, est-ce que ça va ?

Je reporte mon attention sur le visage de Tala, posé sur un de mes genoux. Je l'ai à peine sentie se rapprocher. Preuve que le contact avec eux devient plus que naturel. Ses petits yeux me fixent, et j'y décèle de l'inquiétude, et une pointe d'innocence, qui la caractérise si bien.

- Oui.

Et je me rends compte en le prononçant à quel point c'est vrai. Être là, peu importe que je ne sois pas dans mon élément, me fait du bien. Cela me détend. Ma colère est oubliée, loin au fond de moi. Elle ne ressortira qu'au moment venu, celui qui fera un maximum de dégâts sur ces ordures.

Mais là, maintenant, alors même que je ne comprends pas un traître mot de ce qu'elles peuvent raconter, tout va bien.

- Ma vie est un bordel encore plus désordonné, depuis que je vous ai rencontré. Mais bizarrement... j'aime ça.

Je m'étonne de parler. Je m'étonne de mettre des mots sur ces pensées que j'ai depuis des semaines. Et pourtant, les sons s'échappent de ma bouche sans que je n'y fasse attention. Je n'ai jamais été loquace. Surtout pas sur ce genre de chose. Cependant, tout ce qui ne l'était pas devient plus naturel avec ces loups. Mes loups.

- Il y a eu des morts. Des blessées, des batailles. Rien de bien nouveau. Ce qui est différent... c'est que tout cela compte, maintenant. Ce que je ressens change. Ma façon de l'exprimer aussi. Le fait de l'exprimer tout court, en fait.

Elles ne disent rien, et me laisse parler. Mon regard est posé dans le vide, autant déconnecté que mon esprit, alors qu'il laisse s'échapper des sentiments que je gardais précieusement.

- Être entourée, comme maintenant, ce n'est rien que j'apprécie. Et pourtant, je me sens vide, quand vous n'êtes pas sous mes yeux. Le silence que j'affectionnais tant me paraît insoutenable si il n'est pas brisé par vos rires, par une idiotie de Jeiran, ou une dispute idiote lancée par Ramin. Je déteste qu'on me touche, mais votre contact ne me rebute pas. Au contraire, il me paraît naturel, essentiel même. Je suis une vampire froide et solitaire. Pas démonstrative pour un sou. Mais avec vous... je deviens une louve, protectrice et attachée.

- C'est l'effet qu'on a ouai.

Je ne saurais dire si c'est la phrase, le haussement d'épaule ou le sourire en coin qui me font cet effet, mais je me laisse aller à rire. A vraiment rire. Je ne sais pas si j'avais oublié cette sensation, ou bien jamais ressenti, mais ça fait du bien. Emna me sourit, fière de son effet, avant de se replonger dans le choix floral de cette cérémonie hors norme.

Cette conversation a cœur ouvert se finit aussi simplement et abruptement qu'elle a commencée. Pourtant, il n'y a pas de goût d'inachevé. Le silence est seulement apaisant, et je ne peux retenir un sourire. Décidément, je me sens bien. Peut-être trop, quand on pense que ma sœur se trouve à quelques centaine de mètres, amputée d'une partie d'elle. Seule, alors que la nuit tombe derrière les carreaux.

Je devrais m'en vouloir de me sentir apaisée de cette manière dans une telle situation. Mais je n'y parviens tout simplement pas. Pas quand j'ai sous les yeux ces deux femmes, ces deux louves, et leurs sourires, leurs mimiques amusantes et leurs répliques à couper le souffle.

Je ne me lasse pas de les regarder. Je ne vois même pas le temps passer, d'ailleurs. Je me rends compte de l'heure avancée seulement quand les paupières de Tala papillonnent et finissent pas ne plus se relever. Je la détaille un instant, recroquevillée dans un fauteuil, un livre d'échantillon de tissus ouvert sur sa poitrine. Malgré les décennies qu'elle a à son compteur, elle est encore si jeune, pour nos espèces. Plus une enfant, mais encore suffisamment pour attendrir le cœur de n'importe quel être qui tomberait sur sa moue endormie.

Je laisse quelques minutes supplémentaires s'écouler avant de me lever, et de lui retirer délicatement l'ouvrage des mains, sans la réveiller. J'attrape une couverture qui traîne un peu plus loin et l'étend sur son corps, remet en place l'une de ses mèches de cheveux, avant de me rasseoir dans le canapé. Une douceur et des attentions que je n'avais jamais eu pour personne d'autre que Maï. Un exemple supplémentaire du lien qui m'attache à ces loups, à mes loups.

Le poids d'Emna qui s'assoit à côté de moi me fait tourner la tête vers elle, et avant qu'elle ait ouvert la bouche, je sais qu'elle a besoin de parler, de se confier. Les mots ne viennent pourtant pas. Elle se blottit contre moi, et soudain, la femme pourtant forte qu'elle est me paraît faible et avoir besoin de protection.

- C'est Jeiran ?

Il ne peut pas y avoir d'autres raisons. Elle semble retournée de l'intérieur, inquiète. Son cœur qui accélère au creux de mes oreilles me répond à sa place. Elle déglutit, et je reste silencieuse, attendant patiemment qu'elle trouve la force de mettre des mots sur ce qu'elle ressent.

- Il change.

Elle joue avec ses doigts, sa tête reposant sur mon épaule, alors que toutes ses inquiétudes s'échappent d'elle.

- Depuis qu'il a perdu son œil, il n'a plus confiance en lui-même. Il est abattu. Pendant un moment, j'ai crû que ça lui avait passé. Il semblait aller mieux. Et puis il a commencé à replonger. Il doute de ses capacités. Il doute de lui-même. Et il fini par douter de nous.

Ses ongles s'enfoncent dans la paumes de ses mains, avant que je n'avance les miennes pour lui faire cesser la pression. Je les garde aux creux de mes doigts, et je la sens trembler, autant physiquement que dans sa voix.

- Il ne me touche plus. Il ne m'embrasse plus. C'est à peine si il me regarde. Je sais que ce n'est pas moi le problème. Il ne se sent simplement plus à la hauteur. Comme si la perte de son œil ne le rendrait plus suffisamment attirant pour moi. Hier... il se regardait dans le miroir. J'ai voulu m'approcher de lui, entourer mes bras autour de son corps. Il s'est écarté avant même que ma peau ne touche la sienne. Et puis il a simplement quitté la pièce, sans un mot. Je devrais le comprendre, lui laisser du temps pour s'en remettre. Mais c'est affreusement douloureux. Et je sais que rien ne changera si il ne prend pas conscience qu'il est entrain de nous détruire, de se détruire. J'ai l'impression... qu'il va juste continuer à tout foutre en l'air, parce qu'il n'ose pas s'avouer qu'il a besoin d'aide.

Il est difficile de comprendre une personne ayant vécu un traumatisme de ce gabarit. Difficile de dire ce qui est bon ou non pour celle-ci. En revanche, je pense pouvoir affirmer que repousser sa compagne est loin d'être la solution. Le lien de compagnon est trop puissant pour être ignoré. Il se blesse en l'éloignant, et il la blesse aussi.

Perdre une partie de soi, c'est une épreuve incommensurable. Et lorsque l'on est un guerrier, c'est encore un sentiment différent. Jeiran est un loup, qui a l'habitude de se battre, de protéger les siens. Son handicap nouveau le pousse à croire qu'il n'en est plus capable. A partir de là, toutes les raisons sont bonnes pour prouver son incapacité. Mais il n'est pas incapable. Il faut seulement qu'il s'en rende compte. Avant qu'il n'arrive à détruire tout ce qui l'entoure et peut le faire aller mieux.

- Tu veux que j'en parle à Cyrus ?

Elle secoue la tête.

- C'est notre problème.

Et pourtant, non. Parce qu'un meute est une famille aux liens étroits, où chaque membre influence les autres. Quand l'un va mal, c'est le problème de tout le monde. Emna le sait. Cependant pour l'instant, sa fierté est encore trop forte pour demander de l'aide. Je peux le comprendre. Mais je comprends aussi qu'il sera sûrement trop tard, quand le mal-être de Jeiran se répandra sur la toile. Pour l'instant, il l'intériorise suffisamment pour qu'il ne perce pas. Ou bien peut-être ne suis-je pas encore suffisamment au point sur le fonctionnement de cette dernière pour m'en rendre compte. Mais je suppose que Cyrus aurait réagi, si il avait senti quoi que ce soit.

- C'est juste... que j'ai peur de l'avenir, si il continu comme ça.

Elle se blottit un peu plus contre moi, et je sens mon cœur qui se serre au fond de ma poitrine. La douleur qu'elle tente de camoufler -ce qu'elle a remarquablement réussi jusqu'ici- me vrille de l'intérieur. Je serre ses mains un peu plus fort, et je ne dis rien.

Parce qu'elle n'a pas besoin de mots, seulement de chaleur. J'espère que la mienne lui fera un peu de bien au cœur.  

-----------------------------------------------------------

Des petits moments entre les loups et Yuki, c'est important aussi. Jeiran va-t-il s'enfoncer dans son mal être, quitte à faire plonger Emna et le reste de la meute ?

La suite dimanche prochain, 

Kiss :*

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top