Chapitre 73
PDV Yuki
- Tu vas le regretter.
Le regard de Cyrus me fixe, à la fois grave et agacé. Combien de fois m'a-t-il répété ces mots ces derniers jours, ces dernières heures ? Trop pour que je ne puisse les compter. Il n'a pas tort. Évidemment, je vais le regretter. C'est déjà le cas, à vrai dire. Mais je n'y parviens pas. C'est plus fort que moi, j'en suis incapable.
J'ai essayé, pourtant. Je ne pourrais dire le nombre de fois où je me suis plantée devant ces portes, main posée sur la poignée. Mais je ne suis jamais parvenue à l'abaisser. Chaque fois, j'ai fait demi-tour. Chaque fois, j'ai eu le droit au même discours.
« C'est ta sœur, tu ne peux pas la fuir ».
« Tu dois aller la voir, pour elle comme pour toi ».
« Elle a besoin de toi ».
« Arrête d'être lâche ! ».
Tant de vérité, dans ces mots. Et pourtant, peu importe combien de fois j'ai pu les entendre, je n'y arrive pas.
J'ai l'impression de n'être plus que l'ombre de moi-même. Shadow, oubliée. Une guerrière, un soldat redoutable, loin de là. Une fillette apeurée, voilà ce que je suis en ce moment. Je fuis, encore et encore. Je n'ai jamais craint la moindre situation. J'ai enduré mille et une douleurs. Mais celle-ci, je suis incapable de la supporter. Incapable de faire face au regard de ma sœur. Je ne me reconnais pas, et je n'essaye pas de le faire.
- Combien de temps ce petit jeu va durer ? Ça va bientôt faire trois jours qu'elle est réveillée.
Combien de temps. Une question à laquelle je suis incapable de répondre. Encore une. Je ne sais pas expliquer mon comportement, ni le comprendre. Pas plus que je ne parviens à saisir tout ce que je ressens. Je sais juste que je n'arrive pas à passer cette porte. Il y a de la peur, de la culpabilité, de la tristesse, et tout un tas d'autres choses que je n'arrive pas à définir.
Mon regard se détourne du loup qui tente de me faire une énième fois la morale. Il a été la voir, lui. Comme tous les loups. Même Nader a accompagné les autres. Il n'y a que moi, qui reste à l'écart. Pourtant j'aurai dû être la première à son chevet.
Je sais tout ce qu'il se passe. Je sais les détails donnés par les médecins, les conversations, les visites, le planning de rééducation. Mais je ne suis pas à ses côtés. Je laisse d'autres le faire à ma place. Tala, Emna, Jeiran.
Arman.
Lui malgré sa colère, n'a jamais quitté le bord de son lit, sauf quand les médecins le chassent pour des examens. Je sais qu'il ressent le même cocktail d'émotions que moi. C'est peut-être le seul qui me comprend, à la différence près qu'il ne connaît ma sœur que depuis quelques mois. C'est peut-être pour cela, qu'il parvient à se tenir à ses côtés. Ou bien il est juste plus solide que je ne le suis.
- Yuki !
De la colère, dans sa voix. Il m'en veut de me conduire de cette façon. Il n'a pas besoin de dire pourquoi. Il me reproche de ne pas être présente pour ma sœur, de lui faire du mal en l'évitant. Et il me reproche de me blesser moi-même. C'est surtout ça, qu'il ne supporte pas.
Au fond, je me demande si ce n'est pas ce que je cherche. Me faire du mal, parce que je me sens coupable de ne pas l'avoir protégée. De ne pas avoir été à sa place. J'aurai voulu me prendre cet acier dans la jambe. Être dans ce lit d'hôpital et qu'elle aille bien. C'est moi qui prend les risques normalement. Ce n'est pas dans l'ordre des choses que ce soit elle qui ne s'en sorte pas.
- Ça suffit.
Je sursaute presque, et je mets un moment avant de me tourner vers la porte de la chambre. Ce n'est pas la voix de Cyrus, et je ne la connais que trop bien. Le loup s'est décalé, pour laisser place à une silhouette un peu plus grande que lui. Plus élancée, plus âgée.
Les yeux rouges de mon père me détaillent, les lèvres pincées. Je sais ce qu'il pense sans qu'il n'ait besoin d'en dire plus. Il est tout autant en colère que moi, envers ceux qui ont fait ça à Maï. Mais il est aussi en colère contre moi.
- Tu vas cesser de faire l'enfant et descendre avec moi la voir.
Je ne réponds rien. Je me contente de le fixer, toujours surprise de le trouver là. C'est normal qu'il vienne la voir, pourtant. Elle reste sa fille, peu importe si elle ne partage pas son sang.
Je tiens rarement tête à mon père. Rien à voir avec son statut, mais plutôt avec l'estime que j'ai pour lui. Mon modèle, depuis toujours. Mais cette fois, je n'avance pas. Je n'y parviens pas. Mon cœur a envie de le suivre. Mon esprit veut rester planté là. Une guerre intérieure, qu'ils n'avaient pas encore entamé malgré les mots de mon loup ces derniers jours. C'est l'effet qu'a le premier homme de ma vie sur moi. Et malgré le lien que je partage avec Cyrus, je doute qu'il soit possible de l'égaler un jour.
Me voyant solidement attachée au sol, je sens la colère monter un peu plus en lui alors que l'atmosphère de la pièce se rafraîchit. Sa puissance monte, sa magie se déploie, tandis que la mienne se ratatine au fond de mon être. Comme une enfant qui aurait fait une bêtise et se préparerait à être grondée. C'est un peu le cas, au final.
Je sens que Cyrus n'apprécie pas. Il comprend ce qu'il est en train de se passer, et comme tout loup avec sa compagne, il n'aime pas qu'on me menace. Mais il ne bouge pas, conscient qu'il n'a pas à intervenir dans cet échange.
Le vent se lève. Pourtant, les fenêtres sont closes. Des flocons de neige le suivent dans sa course. De plus en plus nombreux, rapides, dangereux. Je ne bouge pas. Je n'en ai pas le temps, de toute façon. Ce qui paraît durer de longues minutes lorsqu'on le raconte se produit en réalité en quelques secondes. La tempête de neige s'abat sur moi et mon corps part en arrière. Je décolle du sol quelques instants pour m'écraser contre le mur derrière moi. Il n'y a pas vraiment de douleur. Je suis habituée à me battre avec lui, depuis ma plus tendre enfance. C'est grâce à lui que je suis devenue qui je suis.
Je grimace tout de même, quand ma tête claque contre le mur. Je me retrouve sur le postérieur, entourée de flocons et attaquée par un vent glacial qui me maintient au sol.
J'entends la voix de Cyrus au loin, demander si c'est vraiment nécessaire. Mon père ne répond pas. Ça l'est. C'est exactement ce dont j'ai besoin, et nul autre que mon géniteur ne pourrait le savoir mieux. Alors il maintient la pression, encore, toujours plus fort et plus longtemps. Je ne me débats pas. Je reste dans cette spirale infernale, parce que je sais que c'est ce qu'il me faut pour me remettre les idées en place.
Les minutes passent, et le vent se calme. Je me retrouve couverte de neige, comme tout ce qui se trouve autour de moi.
- C'est bon ?
Sous-entendu, c'est bon, ou tu en veux encore. Je suis au bord de l'hypothermie, mais ça ne l'empêcherait pas de continuer. Il ne faut pas y voir un signe de maltraitance. Il connaît mes limites. C'est lui qui me permet de les pousser si loin depuis toujours. Exactement comme je l'ai toujours voulu.
Je grogne, pour toute réponse, et finis par me relever malgré mes membres ankylosés de froid. J'y suis peu sensible, je maîtrise la même magie que lui. Mais il a quelques millénaires de plus à son compteur, et la puissance qui va avec. Je ne tire pas la mienne de n'importe où, après tout.
Il ne dit rien et se contente de se diriger vers l'extérieur de la pièce, et je le suis sans un mot de plus. Cyrus nous laisse y aller seuls, et nous arrivons bien trop vite à mon goût devant la porte de l'infirmerie. Mon père n'a pas les mêmes réticences que moi, et il ouvre rapidement la porte pour s'engouffrer à l'intérieur. Je suis bien tentée un instant de faire demi-tour, mais je serais sûrement ramenée de force par mon géniteur.
Je n'ose dans un premier temps pas poser mon regard sur elle. Sans un mot, Arman sort de la pièce, nous laissant seuls tous les trois. Maï ne dit rien pendant un moment, bien que je sente son regard sur moi, avant que sa voix ne vienne briser le silence.
- J'en connais une qui s'est prise une tempête de neige en pleine tête.
Pour la première fois depuis des jours, mon regard s'accroche au sien. Je reste déstabilisée un instant de ne pas y trouver ce que j'attendais. Il n'y a pas de colère, de déception ou de rancœur. Même pas de tristesse. C'est comme si elle s'était juste endormie pour quelques heures. Alors qu'elle a perdu un jambe tout de même !
- Vous allez continuer à faire ces têtes d'enterrements longtemps ? Je suis vivante, tout va bien.
- Je ne suis pas certain que « tout va bien » soit l'expression adéquate.
J'acquiesce d'un signe de tête les dires de notre père, mais Maï ne semble pas de notre avis.
- Que voulez-vous que je fasse ? Que je me morfonde et me laisse dépérir ? Ce n'est pas ce que je veux. Je vais faire ma rééducation, j'aurai une prothèse et tout ira bien. C'est juste une épreuve à passer. Je ne suis ni la première ni la dernière à vivre ce genre de chose.
De l'optimiste qui paraît vrai, mais sonne faux. Je la connais suffisamment pour l'affirmer, et je suis certaine qu'elle ne trompe pas non plus le vampire à mes côtés. Nous sommes sa famille. Elle peut mentir à qui elle veut, même à elle-même, mais pas à nous.
Cependant, il semble pour l'instant préférable de ne pas insister sur ce point. Alors ma colère, notre colère se dirige ailleurs.
- Il faut trouver la taupe. Il est évident qu'il y en a une, ce ne peut pas être un hasard.
Je ne peux qu'être d'accord avec lui. C'est trop gros. Ils connaissaient en détail nos positions, notre heure d'arrivée, et notre plan d'attaque. Il n'y a pas de coïncidence possible.
- Faites. Mais pitié, arrêtez de me regarder de cette façon. C'est encore plus insupportable que d'avoir été amputée d'une jambe.
Je déglutis, pas certaine d'arriver à mettre mes émotions de côté pour l'instant. Elles sont trop vivaces, et je ne sais pas si je parviendrais à les masquer aux yeux de Maï. Mon père a l'avantage de ne pas vivre ici, il pourra donc ruminer dans son coin sans qu'elle ne s'en aperçoive. Ce n'est pas mon cas.
Il se tourne vers moi après un dernier regard pour ma sœur.
- Je vais commencer les recherches avec mes meilleurs soldats.
- C'est moi ton meilleur soldat.
- En effet, mais pour l'instant ta mission est de rester aux côtés de ta sœur. Et j'attends de toi que tu la réussisses comme tu as réussis toutes celles que je t'ai confiées.
Le sous-entendu est clair. Hors de question de me cacher à nouveau pour me ronger de culpabilité. Je n'en avais pas l'intention. Maintenant que mes yeux se sont posés sur elle, je ne veux plus la quitter du regard une seconde.
J'acquiesce d'un signe de tête et il annonce devoir parler à Bahram avant de rentrer pour commencer les recherches. Il s'avance vers le lit de Maï, et se penche pour déposer un baiser sur front. Elle lui sourit, et je vois qu'elle retient une larme, sur laquelle je préfère ne rien dire.
Dans un geste tendre, que nous nous gardons d'avoir en public, il embrasse également mon front, avant de quitter la pièce.
D'un pas lent, je contourne le lit et m'avance vers elle.
- Je suis un peu en retard.
Je lui tends ma main, en tentant un sourire que je sais tout de même teinté de tristesse. C'est ma façon de dire pardon. J'espère seulement qu'elle va l'accepter.
- Mais je suis là maintenant.
Et la tristesse s'amenuise un peu, quand elle glisse ses doigts entre les mains, et me sourit en retour.
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Une petite tempête de neige pour se remettre les idées en place x) Rien de plus efficace.
On entre dans une partie du récit un peu plus calme, avant une dernière grande bataille.
A dimanche prochain pour la suite,
Kiss :*
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