Chapitre 72

PDV Yuki

J'ai l'impression d'étouffer. Plus les minutes, les heures passent, plus la pression de cette main invisible sur ma gorge se renforce.

Elle ne devrait pas tarder à ouvrir les yeux. A-t-elle déjà conscience de ce qui lui arrive ? Combien de temps lui faudra-t-il pour réaliser ce qu'elle a perdu ? Je ne suis pas capable de répondre. Comme je ne suis pas capable de faire face à son regard quand il apparaîtra. C'est trop dur.

Je ne pensais pas être une lâche. J'ai toujours fait face à toutes les situations sans jamais fuir. Mais cette fois... j'ai envie de me terrer le plus loin possible d'ici. Parce qu'il s'agit d'elle, ma sœur, ma moitié depuis des centaines d'années. Je n'ai jamais supporté qu'elle aille mal. La moindre de ces égratignures me faisaient paniquer, alors que je pouvais me fracturer le bras sans sourciller. Je ne veux pas qu'elle ait mal. Pourtant elle a été blessé de façon irrémédiable. Et je ne doute pas que l'impact psychologique sera tout aussi douloureux pour elle.

Je ne sais pas comment y faire face. Et j'ai honte, parce qu'au final, je pense plus à moi qu'à elle. Je ne sais pas quelle est la bonne manière d'agir, alors je fuis. Par peur de ne pas supporter de la voir dans cet état.

J'en veux à la terre entière, pour ce qui lui arrive. Au Destin, aussi. Mais surtout je m'en veux. Cette culpabilité me coupe le souffle.

Je meurs de chaud, je suffoque dans cette petite pièce. Le bruit de toutes ces machines auxquelles elle est reliée m'horripile.

Je déglutis difficilement quand j'aperçois le mouvement de ses yeux sous ses paupières. Elle va bientôt les ouvrir.

Et décidément non, je ne peux pas rester ici.

Je ne m'occupe pas du regard d'Arman, quand je quitte la pièce. Ni de celui des loups, quand je passe devant eux. J'ai besoin d'air. J'ai besoin d'oublier. Je n'arriverais jamais à le faire. Mais je veux essayer, juste une minute. Juste une seconde sans me sentir coupable.

Sans avoir l'impression de voler sa douleur pour la faire mienne. Je ne devrais pas avoir le droit de me plaindre. Elle a perdu sa jambe, failli perdre sa vie. Elle seule devrait avoir le droit de souffrir, pas moi.

Je me sens tellement égoïste.

Et pourtant je n'arrive pas à cesser d'avoir mal.

Je m'éloigne sensiblement de la maison. M'enfonce entre les arbres, jusqu'à trouver un tronc renversé, où m'asseoir. Je n'ai jamais ressenti de pareilles émotions. Je ne sais pas y faire face, pas les contrôler. J'ai l'impression de ne pas être moi, tant je me sens faible.

Mon esprit imagine mille et une façon que j'aurai eu de lui éviter cela. Rester avec elle, laisser Arman les accompagner, comprendre plus rapidement le piège tendu. Je remonte même jusqu'à notre enfance. Si seulement je l'avais mieux formée. Si j'avais fait en sorte qu'elle soit une guerrière autant que moi.

Mais ce n'est pas elle, ça. Elle sait se battre, se défendre. Elle n'est juste pas un soldat. Elle n'aurait jamais pu faire face à des types de cette carrure, vu leurs nombres, vu leurs armes.

J'aurai dû être là. Elle aurait dû être en sécurité. Je n'ai jamais fait une mission sans m'assurer que ma sœur ne risquait rien. Pourtant cette fois, j'ai failli. Et c'est un poids que je porterais pour le reste de ma vie.

- Tu ne peux rien y changer.

Je mets un moment avant de relever le visage vers Nader. Il s'adosse à l'arbre en face de moi, bras croisés. Sa colère semble s'être dissipée, son visage a reprit le masque de neutralité qu'il affiche d'ordinaire.

Étrangement, je ne suis pas surprise de le voir ici. C'est comme si je sentais qu'il allait venir. Lui, ou Ramin.

- Tu essaye de me réconforter ?

- Je ne suis pas le mieux placer pour ce genre de choses.

Sans joie, j'affiche un petit sourire. Il est certain qu'Emna ou Jeiran serait plus à même de remonter le moral, avec leur entrain. Cela rend d'autant plus surprenant le fait qu'une partie de moi se sente apaisée que ce soit Nader à ce moment là à mes côtés.

- Je suis lâche.

Et je suis surprise de le dire à voix haute. Tout autant que de me confier sur ce que je peux ressentir. Pourtant ce regard noir et ce visage froid me paraissent rassurant et me donnent envie d'en dire plus, plus que ce dont je me pensais capable.

- Je n'ose même pas la regarder en face.

Il ne dit rien. Il ne pose pas de questions. C'est comme si je les entendais avant même qu'il ne les prononce.

- J'aurai dû la protéger.

- Tu n'es pas plus coupable que l'un de nous.

- Je suis sa sœur.

Sa grande sœur. C'est mon rôle, cela a toujours été mon rôle, depuis que je l'ai trouvé dans ces décombres, de veiller sur elle. Je n'ai jamais manqué à ma tâche. Sauf cette fois. Et les conséquences en sont dramatiques. Toute ma vie, le regard de Maï me rappellera que mon erreur lui a coûté une partie d'elle.

- Le rôle d'une sœur, c'est avant tout d'aimer. Tu vas cesser de le faire ?

Je reste muette un instant, le détaillant. Il y a un tel décalage entre ses paroles et son visage que cela en est déstabilisant. Il brise rarement ce masque qu'il porte. Mais lorsqu'il le fait, c'est généralement impressionnant, à l'instar de sa récente colère.

C'est un point qui me déstabilise, chez lui. Et comme il devient trop douloureux de parler de Maï, il est plus favorable pour moi de saisir cette occasion de changer de sujet.

- Tu montres rarement ce que tu ressens.

Je n'attends pas de réponse de sa part. Je sais qu'il ne m'en donnera pas, tout simplement car il n'a rien à dire de plus sur ce point. Il ne peut pas le nier, ni l'expliquer. C'est simplement ainsi qu'il fonctionne.

- Alors qu'est-ce qui t'a poussé à être si en colère, il y a quelques heures ?

- Toi.

Un mot. Une surprise autant qu'une évidence. Moi, ma propre rage, voilà ce qui l'a fait vriller. Nous sommes sur une même toile, je suis la dominante. Mais cela ne peut expliquer pourquoi il a ressenti ma colère si fort au point de faire exploser la sienne. Cela ne peut expliquer pourquoi il est toujours prêt à bondir devant moi en cas de danger. Pourquoi il est toujours collé contre moi lorsque nécessaire. Lui comme son frère. Il y a autre chose, un lien en plus par rapport aux autres loups.

Je l'ai remarqué, je ne m'y suis jamais attardé. Je crois qu'il est temps de le faire.

- Pourquoi es-tu ainsi, quand il s'agit de moi ?

C'est bien trop éloigné de son comportement habituel pour passer inaperçu. Il n'a d'ailleurs pas l'air de s'en surprendre, alors je suppose qu'il sera capable de répondre à la question. Je ne me trompe pas quand il se décide enfin à mettre des raisons sur ses actions.

- Tu sais ce qu'est un gardien ?

Je me contente de secouer la tête. La façon dont s'organisent les loups n'est pas un élément que j'ai jugé bon de connaître. Je n'avais tout simplement pas prévu de me retrouver lié à l'un d'eux, qui plus est un alpha.

- Chaque dominante possède un gardien. Un loup lié d'une façon particulière à elle. Il ressent ses émotions, parfois avant elle, et a un besoin inexplicable et incontrôlable de veiller sur sa personne. Un gardien est un protecteur sans faille. Il éliminerait n'importe qui pour la protéger.

J'ai des milliers de questions. Mais l'une d'elle s'impose à moi avec plus de force.

- N'importe qui ?

Il hoche la tête avant d'ajouter, comme pour me faire comprendre toute l'entendue de ce lien :

- Même son alpha. Même lui-même.

Nader serait capable de tuer Cyrus si il me faisait du mal. Il serait capable de s'éliminer lui-même. C'est un lien... aussi fort que celui de compagnons. Peut-être même plus.

Nader est mon gardien.

Mes sourcils se froncent sans même que je ne le remarque. Pourquoi lui ? Il me répond avant que je n'ai posé la question.

- On ne choisit pas son gardien comme on ne choisit pas de le devenir. On le ressent.

- Pourquoi... est-ce que j'ai l'impression que ce titre te va aussi bien qu'à Ramin ?

Il reste silencieux un moment. Je ne sais pas si il réfléchit vraiment à la question, ou si il est juste perdu dans ses pensées.

- Puisque l'on est jumeaux... il semble que le lien soit double. En revanche je ne pense pas qu'il en ait conscience pour l'instant.

Je ne retiens pas une exclamation d'amusement. Je dois avouer ne pas être étonnée que Ramin n'ait pas saisi ce qui peut l'unir à moi. Pourtant, c'est peut-être encore plus flagrant que chez son frère. Sûrement à cause du nombre d'actions idiotes qu'il a pu entreprendre.

Le silence tombe entre nous un moment et je me permets de détailler le loup. Il ne me regarde pas, et si il remarque mon regard sur lui, il ne dit rien. Si Ramin est mon bouclier, Nader est mon ombre. On l'entend pas, mais il veille, jamais bien loin. J'ai l'impression de prendre conscience de certaines choses, quand je le regarde. C'est comme si j'avais envie de me rapprocher de lui. De le toucher. Ce n'est pas une attirance pour sa personne. Mais à l'instar des loups avec moi, le lien que je sens m'apparaître petit à petit me donne envie de me blottir contre lui.

C'est légèrement dérangeant.

Suffisamment pour que je cherche à l'oublier pour l'instant.

- Ce genre de lien ne pose pas de problème au sein d'une meute ?

- Sur quel point ?

- Les compagnons. La jalousie.

Il hausse les épaules, et j'aperçois un vague sourire en coin, moqueur.

- Cyrus devra s'y faire.

Je me mords la lèvre un instant en pensant au loup et aux réactions qu'il pourrait avoir si il me trouvait dans les bras de Nader ou Ramin. Ce sont ses loups, mais ce sont des hommes. Et j'ai comme l'impression que les loups ne sont pas du genre partageurs.

- Et pour les compagnes des gardiens ?

- Je suppose qu'elles n'ont pas vraiment le choix. Ça m'étonnerait que Tala bride Ramin là-dessus.

Si les deux étaient là, j'imagine la rougeur que prendraient leurs joues. Mais je suis d'accord avec lui. Je suis persuadée qu'ils finiront liés ensemble. Et je doute que Tala prenne mal le fait que Ramin me colle, vu qu'elle a tendance à faire pareil.

- Tu penses que ta compagne l'acceptera ?

Il hausse un sourcil, comme si je venais de dire une absurdité.

- Compagne ?

- Il y a bien quelqu'un qui voudra d'un loup mal léché comme toi.

- Qui te dit que le loup mal léché veut d'une compagne ?

- Tu as prévu de rester seul toute ta vie ?

Nouveau mouvement d'épaule, nouveau silence. Je sais qu'il n'aime pas s'épancher sur ce genre de sujet, mais ma curiosité est trop piquée pour que je me taise. Et parler de lui m'empêche de penser à d'autres sujets moins plaisant.

- Qu'est-ce que tu penses de l'amour, Nader ?

- Je n'ai pas d'avis sur la question.

- Tu l'accepterais, si il se présentait à toi ?

- J'y songerais, si le Destin m'a réservé un sort plus sympa que le tien.

Il me tire un sourire et le visage de Cyrus s'imprime dans mon esprit. Oui, rien n'est simple, pour nous. Notre chemin nous mène vers la mort, et nous devons combattre contre un adversaire que nous ne pouvons pas voir.

J'avale ma salive quand je me rends compte que j'accepte malgré moi ce qu'il y a entre nous. De l'amour. C'est... sûrement la première fois que je pense à ce terme de façon concrète.

J'ai toujours voulu le repousser, consciemment ou inconsciemment. Parce que cela me permettrait de remettre en question toute cette histoire de réincarnation. Mais je suppose qu'au fil du temps qui passe, je l'accepte, et j'accepte en même temps les sentiments qui nous lient également.

C'est une étape plus facile que ce que je pensais, au final. Presque naturelle.

- Tu devrais aller le voir. Je crois que pour l'instant, tu as plus besoin d'un compagnon que d'un gardien.

Je relève le visage vers lui et sourit devant son expression stoïque, qui tranche encore une fois avec ses paroles.

Il n'a pas tort, et je finis par m'éloigner et me diriger vers la maison principale.

Mes pas me mènent jusqu'à sa chambre, sans que je n'ai besoin de me demander où il pourrait se trouver.

Je reste plantée dans l'embrasure de la porte, alors qu'il me regarde silencieusement pendant un long moment.

Puis sa main se tend vers moi, et je ne me sens même pas avancer pour entrelacer nos doigts. Il me tire vers lui, nous allonge sur le lit, et m'entoure de ses bras.

Je me laisse faire, comme une poupée de chiffon. Entrer dans cette maison me fait ressentir à nouveau toutes ces horribles émotions. Le corps en sang de ma sœur s'affiche encore derrière mes paupières, laissant parfois la place au vide qui s'étend là où devrait se trouver sa jambe.

Mon cœur se serre une nouvelle fois, mon estomac se retourne. Sauf que là, dans ses bras, j'ai l'impression d'avoir le droit.

Alors je profite de cette bulle qu'il construit autour de moi, et je laisse ma peine rouler sur mes joues.  

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Si vous saviez le mal que j'ai eu à écrire ce chapitre ! Il m'a fallu une semaine et demi pour en venir à bout. Du coup j'ai pris un retard monstre sur mon planning d'écriture, mais impossible d'avancer, les mots ne voulaient pas venir. C'était affreusement frustrant x)

Mais il est là à temps, ouf. En espérant que le syndrome de la page blanche ne revienne pas m'embêter x)

A dimanche prochain pour la suite, 

Kiss :*

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