The Forest

Pour mon anniversaire le mois dernier, SunWildEnorae m'a offert une version illustrée d'une de mes nouvelles, "La Mort Amoureuse" (je publierai peut-être les illustrations bientôt). Du coup, pour SON anniversaire, j'ai décidé de lui offrir le même cadeau : une petite nouvelle inspirée de quelques-uns de ses merveilleux dessins, que vous trouverez ci-dessous émaillant votre lecture ;D

Si vous voulez lui faire plaisir ou si son travail lui plait, n'hésitez pas à y jeter un petit coup d'oeil en suivant ce lien : 

http://zenorae.tumblr.com/

Et encore bon anniversaire Enorae !! <3

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Il était une fois, dans un village perdu au milieu de l'hiver, une jeune orpheline aux cheveux de feu et à la peau de neige. Elle vivait seule dans une maison de bois, à la lisière du village, satisfaite d'une vie simple et prospère. Tous les jours, elle arpentait la forêt à la recherche de racines, de graines, de fleurs et de plantes, dont elle connaissait depuis toujours le secret. Elle prenait soin du petit potager qui s'épanouissait derrière chez elle malgré les rigueurs du climat. Et tous les jours, elle préparait poudres, décoctions, baumes, médicaments, qu'elle vendait ensuite au petit marché du village, sur son étal qui sentait bon le miel et le romarin.

La jeune fille était belle. Elle avait reçu en cadeau de ses parents inconnus un visage délicat, des membres graciles, de grands yeux tristes et des mains fermes. Ses cheveux, tresses enflammées d'or, se paraient d'une couronne de feuilles et de brindilles lorsqu'elle se promenait en forêt. Au village, nombre de jeunes hommes l'admiraient en secret, prononçant pour eux-mêmes son prénom mélodieux : Jessamine.

Jessamine menait son existence en paix, ignorant d'où elle venait et non désireuse de le découvrir, aspirant simplement à une vie de calme et de tranquillité. Elle avait pour seule compagnie un petit rat domestique, gras et duveteux, qu'elle avait baptisé Pollux. Si nombre de personnes s'interrogeaient sur son identité, la jeune fille, elle, avait tout simplement la sensation d'avoir toujours vécu ici, dans ce village perdu aux confins de tout, au rythme lent des années et des vies.

Mais la solitude lui pesait. Jessamine ne se mélangeait pas aux jeunes gens du village. Sa beauté et le mystère qui l'entourait dissuadaient les plus téméraires de ses prétendants. Les jeunes femmes la jalousaient, les vieillards la craignaient. Malgré elle, Jessamine restait confinée à la lisière du village, comme un mal nécessaire que l'on dissimule du mieux que l'on peut, une invitée gênante dont on assume mal la présence lorsqu'il faut venir frapper à sa porte.

Dans son dos, Jessamine apprit peu à peu que les villageois la surnommaient « la sorcière », et cette sinistre réputation finirait par lui être fatale.

Cela se passa au crépuscule, par une nuit de pleine Lune teintée de sang. Depuis des mois maintenant, le village traversait l'hiver le plus rigoureux de son existence. Les hivers précédents n'avaient pas été beaucoup plus tendres avec eux. Le Soleil semblait s'être retiré du monde, et depuis plusieurs jours maintenant, la Lune brillait haut dans le ciel, écarlate, sinistre présage prompt à raviver les pires superstitions.

Nul ne peut imaginer ce que peuvent susciter dans l'esprit des hommes des mois de famine, de souffrances et de privations, dans un cadre aussi reculé peuplé de légendes et de religions oubliées. Le village se tenait au creux d'une vallée obscure, à la lisière d'une gigantesque forêt que l'on nommait la Pourpre. L'hiver, l'argile rouge qui composait la terre colorait la neige, donnant à la forêt son surnom ensanglanté. La Pourpre vivait comme une entité à part entière ; elle soufflait son haleine sur le village, y plantait ses épines, y projetait son ombre. Depuis des décennies maintenant, le village et la Pourpre vivaient en harmonie. De vieilles croyances affirmaient que l'on ne devait pas s'aventurer plus loin que le sous-bois où Jessamine récoltait ses baies, et les villageois s'y tenaient. La forêt ne conservait plus de son aura mystique que le respect qu'elle leur inspirait. Mais à présent, les temps avaient changé.

Après le froid et la famine, ce fut la maladie qui s'abattit sur le village au bord de la forêt. Les remèdes de Jessamine se révélèrent impuissants. Pourtant, la jeune orpheline paraissait toujours en pleine santé, et les cultures de son potager prospéraient.

Peu à peu, inexorablement, les villageois se mirent à chercher un responsable à tous leurs malheurs. Qu'avaient-ils fait pour mériter un tel sort ? Assurément, une telle série de catastrophe ne pouvait qu'être un châtiment, une sanction divine énoncée par les dieux, et qui exigeait réparation. N'avaient-ils pas abandonné les vieilles pratiques depuis des lustres, après tout ? N'avaient-ils pas cessé de croire aux dieux de la forêt, ces entités terribles auxquelles ils avaient sacrifié pendant des siècles, croyant qu'elles s'étaient finalement endormies pour l'éternité ?

Aujourd'hui, les divinités semblaient de retour, et cette Lune de feu ne pouvait signifier qu'une seule chose. Elles désiraient du sang.

Eprouvé jusque dans ses derniers retranchements, le village plongea dans le pire des fanatismes. Un sacrifice devait avoir lieu, et il aurait lieu le plus vite possible. Mais comment désigner la victime ? Fallait-il choisir un homme de valeur ? La plus belle femme du village ? Un enfant innocent ? Pendant des heures, le village se disputa pour savoir qui serait envoyé à la rencontre des dieux de la forêt, ce domaine sacré et inviolé dont personne ne revenait jamais.

Tous les esprits se tournèrent peu à peu vers Jessamine. L'orpheline dont personne ne savait d'où elle venait, ni depuis combien de temps elle vivait, éternellement jeune dans sa petite maison au bord de la forêt. Jessamine n'était-elle pas familière de ces lieux, après tout ? Peut-être avait-elle offensé la Pourpre avec ses incursions répétées dans le sous-bois. Et puis, n'avait-elle pas des connaissances impies ? Comment pouvait-elle savoir soigner tant de maux à l'aide des produits de la forêt, et pourtant rester impuissante face à l'épidémie qui les frappait ? Une jeune femme avec un tel pouvoir, ce n'était pas naturel. Il y avait une magie vicieuse à l'œuvre derrière tout cela, un secret malsain adroitement dissimulé derrière un joli visage et des manières innocentes. Jessamine n'était-elle pas rousse, par-dessus tout ? La couleur de cette Lune de sang qui les narguait depuis des jours...

Oui, plus les villageois y réfléchissaient, plus leurs arguments faisaient sens. Ils étaient à cours de solutions. Du désespoir le plus absolu, ils émergèrent avec cette idée terrible, cette tradition issue du plus noir de leur histoire, d'un passé non pas disparu mais juste endormi sous la surface. Des générations plus tôt, il était d'usage d'envoyer une jeune fille dans la Pourpre pour apaiser les dieux. Cette nuit-là, la jeune fille, ce serait Jessamine.

Les villageois pénétrèrent dans la cabane de la jeune fille aux alentours de minuit. Ils se saisirent d'elle, mirent toute la maison à sac et empalèrent Pollux sur la porte d'entrée. Dix minutes plus tard, Jessamine était abandonnée, seule, à la frontière de la Pourpre. En pleurs, en sang, incapable de comprendre ce qui lui arrivait, la jeune fille fut contrainte de disparaitre dans la forêt sous la menace des fourches et des torches.

Commença alors une longue errance, qui ne devait jamais prendre fin.

Jessamine avançait péniblement dans la neige et le froid. Elle portait pour tous vêtements sa chemise de nuit déchirée et la couverture en mailles de son lit. Ses cheveux en désordre lui tombaient devant les yeux, sans qu'elle ait la force de les repousser. Elle tremblait de tous ses membres. Elle avait mal là où on l'avait tirée, griffée, frappée. Elle ne se remettait pas du déferlement de violence qui s'était abattu sur elle. Et le froid aiguisait toute cette peine.

Autour d'elle, la forêt ne faisait rien pour la rassurer. Jessamine avait toujours considéré la Pourpre comme une vieille amie. Elle ne craignait pas son sous-bois rempli de murmures, ni les petits animaux qui le peuplaient. Elle nourrissait un profond respect pour les produits et les connaissances qu'elle retirait de ses profondeurs, et jamais, jamais elle n'avait profané la frontière sacrée des anciens dieux.

Aujourd'hui, pourtant, elle y était obligée. Elle ne pouvait pas faire demi-tour. Les villageois la tueraient. Et puis, de toute façon, aurait-elle vraiment envie d'y retourner ? Auprès de ces gens qu'elle avait aidés toute sa vie, et qui, au plus noir de la nuit, l'avaient trahie, sans poser de question ?

Non. Hors de question d'y retourner. Elle préférait mourir de froid dans cette forêt plutôt que d'affronter à nouveau cette haine dont elle avait fait l'objet.

Essuyant ses larmes, Jessamine se mit à genoux dans la neige écarlate, à la lisière de la forêt profonde, et elle pria :

- Seigneurs de la forêt, murmura-t-elle. Je vous en prie, pardonnez-moi. Je m'aventure dans votre territoire, alors que je n'en ai pas le droit. Je vous en prie, épargnez ma vie. Pardonnez mon sacrilège.

Alors, elle se releva lentement, et pénétra dans le territoire interdit.

La Pourpre n'avait plus rien à voir avec le joli sous-bois qu'elle avait connu durant toute son existence. La forêt qu'elle découvrait à présent était plus épaisse, plus sombre. Les feuillages poussaient drus sur les troncs rêches des arbres. Les ronces tapissaient le sol, craquant comme des ossements sous les pas de la jeune fille. La glace se frayait un chemin partout, jusque dans les larmes qui coulaient sur ses joues. Elle tremblait si fort qu'elle en voyait presque flou. Par moment, il lui semblait que la forêt se jouait d'elle, affichant des formes et des couleurs qui ne pouvaient pas être réelles, des jeux à la fois angoissants et merveilleux, qui transformaient une pénombre obscure en un festival de lueurs mystérieuses. A plusieurs reprises, il lui sembla apercevoir une silhouette parmi les arbres, un voile éthéré à forme humaine, sous le hurlement du vent froid...

Finalement, alors qu'il lui semblait marcher depuis déjà des heures dans cette obscurité sans fin, ce furent quatre petites flambeaux qui l'accueillirent au détour d'une clairière, sous la Lune de sang.

Jessamine s'arrêta. Elle était si épuisée qu'elle ne ressentait même plus la peur ou le froid. Elle laissa les créatures l'approcher : quatre minuscules boules de flammes en forme de larme, qui glissèrent vers elle dans le silence brumeux de la forêt. Leur passage faisait craquer la glace et fondre la neige en vapeur délicate. Au cœur de leur brasier, deux yeux malicieux brillaient, sans que Jessamine puisse dire s'il s'agissait de bonté ou de menace. Elles s'arrêtèrent devant elle, et tout

à coup elles se mirent à danser, onduler, allongeant leurs formes gracieuses en une chorégraphie hypnotisante, comme seules les flammes savaient l'être.

- C'est elle ! chantèrent leurs petites voix suraiguës. C'est elle ! L'Envoyée ! L'Envoyée !

Même si leurs paroles lui glaçaient le sang, Jessamine ne pouvait s'empêcher de trouver ces feux follets magnifiques, et elle puisait un certain réconfort dans leur vision. Peut-être avait-elle tout simplement décidé, inconsciemment, qu'elle refusait d'avoir peur. Elle resta immobile devant les petites créatures tourbillonnantes, jusqu'à ce qu'une silhouette apparaisse dans la clarté rougeâtre de la clairière.

- Esprit ! s'écrièrent les feux follets. Esprit ! C'est elle ! L'Envoyée ! L'Envoyée ! Trois épreuves elle devra affronter !

- Silence, flammèches, dit l'inconnu.

Jessamine frémit. La voix qu'elle avait entendue ne ressemblait à rien de ce qu'elle avait jamais connu dans sa vie. La personne qui se tenait en face d'elle ne parlait pas comme un être humain, elle parlait comme un souffle, un murmure, comme... Elle parlait comme le vent.

Une petite brise se leva dans la clairière. Puissante, et pourtant douce, remplie des parfums de la forêt. Elle apportait avec elle des flocons qui tétanisèrent Jessamine. Elle avait l'impression que la chaleur de son corps s'écoulait de sa peau comme du sang.

- Qui vient à nous au plein cœur de la Lune rousse ? demanda l'esprit.

Il était grand et mince, vêtu d'une épaisse cape d'un bleu polaire, aussi chaude que Jessamine avait froid. Son visage avait la forme d'un bec d'oiseau, allongé, pointu et noir, tranchant dans l'atmosphère de la clairière. Le vent qui parlait par sa bouche avait la voix d'une femme.

Jessamine tomba à genoux. Comme au moment de pénétrer dans la Pourpre, elle joignit ses mains devant elle, et articula :

- Je m'appelle Jessamine... Je suis désolée d'avoir profané la forêt sacrée. Je vous en prie, pardonnez-moi.

- Qui t'envoie ?

- Les gens de mon village.

- Dans quel but ?

Jessamine baissa les yeux. Elle ne sentait plus ses doigts croisés devant elle :

- Ils pensent que je suis responsable des maux qui s'abattent sur leur village. Ils espèrent apaiser les dieux en me sacrifiant dans la forêt sacrée.

- Ils ont raison.

Jessamine sentit sa respiration se bloquer dans sa poitrine :

- Non, répondit l'esprit. Mais les dieux de cette forêt ont été abandonnés, et les dieux réclament un sacrifice.

La peur, intense, déferla à nouveau en masse dans le cœur de Jessamine. L'espace d'une seconde, elle songea à s'enfuir. Mais pour aller où ?

- Cependant, pour être efficace, le sacrifice doit être volontaire, reprit l'esprit. Le choix est entièrement tien. Choisis. Repars là d'où tu es venue, et ton village sombrera dans la ruine. Aucun mal ne te sera fait. Ou reste ici. Donne ta vie, et dès demain, un Soleil nouveau se lèvera pour tes concitoyens.

Jessamine n'en crut pas ses oreilles :

- J'ai vraiment le choix ? demanda-t-elle. Vous me laisserez en vie ?

- Oui. Mais tous ceux que tu auras connus mourront. Que t'importe ? Ils étaient prêts à te sacrifier.

Jessamine songea au village. Elle songea aux hommes, aux femmes et aux enfants qu'elle avait soignés pendant toutes ces années. Eux ne l'aimaient pas, mais elle les avait aimés. A sa manière. Cette nuit, ils l'avaient détruite. Ils lui avaient tout pris, ils avaient détruit son foyer, arraché ses vêtements, et ils avaient même cloué Pollux à la porte de sa maison en flammes. Pourtant, elle ne désirait pas leur mort. Elle ne désirait plus rien. A quoi bon revenir d'où elle venait, étant donné ce qui l'attendait ? A quoi bon vouloir vivre quand on la haïssait autant ? Alors que sa mort pouvait servir à quelque chose...

En larmes, Jessamine contempla l'esprit, magnifique dans ses habits de neige. Elle admira les feux follets, dont la chaleur rassurante provoquait des picotements dans ses doigts engourdis. Après tout, ce n'était pas une si mauvaise façon de mourir. L'esprit ne lui faisait pas peur. Il la prendrait dans ses bras et l'emporterait loin de tout cela. Les feux follets la réchaufferaient. Elle mourrait en honorant la nature qu'elle avait toujours servie.

Jessamine prit son inspiration :

- Très bien, déclara-t-elle. Si cela peut sauver mon village, j'accepte d'apaiser les dieux. S'il-vous-plait, ne me faites pas souffrir.

L'esprit inclina la tête. L'espace d'une seconde, son bec se releva, révélant un sourire humain comme caché derrière le masque :

- Il n'y aura pas de sacrifice ce soir, déclara-t-il. Je suis l'esprit du Vent, et je déclare que tu es digne.

Dans une bourrasque gigantesque, peuplée de fleurs et de feuilles mortes, l'esprit se volatilisa, dispersé en un millier de flocons rosés. Jessamine, abasourdie, resta seule agenouillée dans la neige. Les feux follets aussi avaient disparu. Il faisait noir, il faisait froid. Elle n'avait plus suffisamment de forces pour se remettre sur ses jambes.

Que venait-il de se passer exactement ? Etait-ce le froid ? Etait-ce le supplice de cette nuit abominable qui lui avait fait perdre la raison ? Peut-être était-elle en train de mourir, et tout ceci n'avait été qu'une hallucination...

Mais voilà qu'une immense lumière jaune envahit tout à coup la clairière. Jessamine plissa les yeux, tentant de s'abriter derrière sa couverture durcie de neige. La lumière perçait ses paupières comme si le Soleil lui-même se tenait devant elle. Pourtant, il n'y avait aucune chaleur dans cette apparition éblouissante, rien de plus qu'une nouvelle épreuve, un nouvel esprit qui, peu à peu, se révéla à sa vue.

C'était une déesse. Jessamine le sut rient qu'à sa couronne de Soleil, ses habits d'or pur et sa peau, dorée comme le sable en été. Elle était blonde, elle était belle, plus magnifique que tout ce que Jessamine avait pu contempler de toute son existence.

- Lève-toi, fille de la forêt, dit la déesse en lui tendant la main.

Jessamine n'osa pas la toucher. Elle se dépêcha malgré tout d'obéir, réunissant ses dernières forces pour se remettre sur pied devant la femme de lumière.

- Je suis l'esprit du Soleil, dit cette dernière. Je suis venue te sourire, et te féliciter, ma sœur, car tu as passé l'épreuve avec succès. Tu es jugée digne de devenir l'une d'entre nous.

- L'une d'entre vous ? balbutia Jessamine.

- Oui, sourit la déesse avec bienveillance. Comme le Soleil et comme le Vent, tu vas devenir un esprit de la forêt. Une déesse, dotée des plus grands pouvoirs que possède cette Terre. Tu seras alors en mesure de châtier ces humains qui nous ont délaissés, et qui t'ont tant blessée.

- Mais je ne veux pas les châtier..., bredouilla Jessamine, de plus en plus perdue.

- Ma sœur, dit la déesse en lui prenant les mains, et ses paumes étaient délicieusement chaudes. Tu n'as plus à t'en faire. Tu n'as pas à y réfléchir : ils sont impies, ils n'ont plus aucun respect pour nos entités anciennes, ils bafouent tout ce que nous incarnons et ils sont prêts à sacrifier leurs propres enfants pour se purger des maux qui les frappent. Ils ne méritent pas ta miséricorde.

- Peut-être, mais je la leur donne, protesta Jessamine, plus déterminée que jamais.

Elle sentait sa résolution se cristalliser comme le sang qui gelait à l'intérieur de ses veines :

- Si je dois devenir une déesse, alors je refuse d'incarner la mort et la destruction. Je veux apporter l'abondance et la prospérité. Je ne serai pas le bras armé de votre vengeance.

Le beau visage de la déesse se fana :

- Alors, tu vas mourir, déplora-t-elle. Tu resteras une humaine, bloquée dans cette enveloppe charnelle qui t'abandonne lentement, et ton squelette pourrira seul dans cette forêt obscure, ignoré de tous jusqu'à la fin des temps.

Jessamine sentit de nouvelles larmes se frayer un chemin sur ses joues. Elle ferma les yeux pour abandonner le Soleil :

- Qu'il en soit ainsi, dit-elle.

La lumière éclatante disparut. Jessamine eut tout juste le temps de sentir le froid l'attaquer de nouveau de plein fouet, avant d'entendre cette voix murmurer dans la nuit :

- Bravo, ma sœur...

Jessamine s'effondra dans la neige. Elle ne savait pas ce qui lui était arrivé ni pourquoi ces esprits la tourmentaient. Elle ne savait pas combien de temps son esprit malade lui imposerait ces épreuves terribles avant de l'abandonner. Elle voulait juste se reposer à présent, dormir dans un sommeil glacé, en pleurant sur le destin de déesse auquel elle avait peut-être renoncé.

Ce fut une nouvelle voix qui vint la réveiller. Une voix très douce, masculine.

- Jessamine, dit-elle.

Jessamine ouvrit les yeux. La première chose qu'elle vit, ce fut la Lune, redevenue blanche à nouveau. Puis le visage d'un beau jeune homme penché sur elle remplit sa vision.

Il avait une peau d'ivoire, des cheveux de neige et des yeux d'acier. Tout son être irradiait tellement de blancheur qu'il semblait presque irréel. D'ailleurs, il l'était probablement. Il était le plus beau jeune homme que Jessamine avait jamais vu. Et, sans qu'elle ne se l'explique, elle avait instinctivement envie de lui faire confiance. Le froid terrible qui meurtrissait tout son corps cédait la place à une chaleur intérieure, une chaleur du cœur qui ne sauverait pas sa vie, peut-être, mais qui apaiserait au moins son âme. Elle ignorait qui il était, mais elle l'aimait.

- Jessamine, ma douce, reprit l'esprit. Je suis l'esprit de la Lune, et tu es ma promise.

Jessamine secoua la tête. Les flocons craquaient sous son poids :

- Je ne suis la promise de personne, murmura-t-elle. Vous êtes encore là pour me faire une fausse promesse. Vous mentez.

- Je ne te mentirais jamais, ma douce.

- Les feux follets ont parlé de trois épreuves.

- Et tu as remporté les deux premières avec succès.

L'esprit de la Lune sourit. Il était si beau, et Jessamine avait tellement envie de le croire...

- Voici quelle est ta troisième épreuve, ma douce, déclara l'esprit de la Lune. Me croire. M'accepter. Faire un acte de foi. Car si tu me laisses te toucher, alors, tu ne feras plus jamais partie du monde des humains. Si tu acceptes mon baiser, ce froid glacé que tu ressens prendra le pas sur toi, et tu me rejoindras pour régner à mes côtés au royaume des cieux.

Jessamine ferma les yeux. La vision de ce beau jeune homme lui faisait mal :

- Je ne suis pas une déesse, sanglota-t-elle. Je ne suis qu'une orpheline dont personne n'a jamais voulu. Une pauvre fille insignifiante, qui n'a jamais su se faire des amis, et dont tout le monde se moquait tellement qu'on l'a envoyée mourir dans la forêt au plein cœur de l'hiver en s'empressant de l'oublier. Je ne suis rien. Je ne mérite pas d'être votre reine.

- Jessamine, murmura l'esprit de la Lune en lui caressant la joue. Tu ne t'es donc jamais demandé d'où tu venais ? Pourquoi le temps passait différemment pour toi et pour les hommes ? Pourquoi tu ne t'intégrais pas au village ? Pourquoi crois-tu qu'ils t'ont choisie, à ton avis ? Ce n'est pas un hasard. Ils ont senti ta différence. Même s'ils s'y sont pris de la pire manière qui soit, ils t'ont renvoyée parmi les tiens.

- Parmi les miens... ?

- Tu es l'Envoyée, Jessamine. L'épouse de la Lune, qui s'était perdue dans le monde des humains, et que j'ai passé tant de temps à pleurer. J'en ai tellement pleuré que j'y ai versé mon sang. Mais je ne saigne plus à présent. Car je t'ai retrouvée.

- Tu es une hallucination, pleura Jessamine. Je suis en train de mourir, et tu es une hallucination.

- Oui, mon amour, dit l'esprit de la Lune. Rentre à la maison.

Jessamine l'enlaça de ses bras. Elle sentit sur ses lèvres son baiser glacé au goût de pluie. L'étreinte de la Lune se referma sur elle, tendre et définitive, promesse d'un voyage sans retour. Elle était heureuse. Pour le meilleur et pour le pire, elle l'acceptait. Dans son dernier souffle, elle devint l'épouse de la Lune.

Quelque part, au fond de la forêt qu'on appelait la Pourpre, le squelette d'une jeune femme reposait, seul, sous l'éclat argenté de la Lune. Ses os luisaient dans cette lumière très pure, et ses cheveux de feu formaient une couronne au-dessus de sa tête. Personne ne venait troubler son repos éternel.

Au bord de la forêt, dans le petit village au creux de la vallée, les habitants se souvenaient de la jolie jeune fille qui animait autrefois leur marché de ses décoctions colorées, et ils la pleuraient. Dix ans plus tôt, le jour s'était levé sur l'étendue de leur crime, condamnant leurs âmes plus sûrement que tous les maux qui les avaient jamais frappés. Depuis lors, les villageois tentaient de faire amende honorable, en déposant des fleurs devant la maison de la jeune fille.

Au loin au firmament, la Lune brillait, plus souveraine que jamais. Ellen'avait plus pleuré de larmes de sang depuis plus de dix ans.

THE END

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