Origines
Dans le cadre de mes nouvelles de Noël 2018, @sophierch m'a demandé de lui écrire une nouvelle dans le même genre que le roman "Hypérion", parlant de l'espace. Quiconque a lu Hypérion saura que c'était une demande particulièrement compliquée haha, vu que c'est une saga de quatre tomes avec des récits imbriqués, qui parle autant de guerres spatiales interespèces que de pèlerinage vers un monstre mystérieux, de paradoxes temporels, d'intelligence artificielle, de transhumanisme, de religion, d'élu, de destin, de poésie, d'amour, d'enquête...
Je n'ai donc retenu que quelques unes de ces thématiques : le transhumanisme, les I.A. et les multiples planètes, dans une nouvelle qui sera de toute évidence trop courte pour retransmettre de façon satisfaisante ce qui aurait pu tenir dans tout un roman.
Enjoy ! ;D
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Les portes du vaisseau s'ouvrent sur un ciel d'un bleu troublant. Un petit vent frais pénètre aussitôt à l'intérieur du sas, excitant mes détecteurs de micro-organismes. L'environnement est riche ici. La vie foisonne entre chaque molécule d'oxygène. Un peu d'azote pour tempérer le tout, et quelques gaz rares qui se promènent ici et là, comme une note d'épices sur un plat raffiné... Un mélange intéressant. Rien qui ne soit dangereux pour moi dans l'immédiat. Je n'ai pas besoin de réfléchir que déjà, mon corps s'adapte à ce dosage inconnu : mon exosquelette s'ajuste de lui-même pour empêcher le passage du moindre organisme étranger, ma température augmente pour s'accorder à celle de l'atmosphère, et mes iris abandonnent la sensibilité de leur vision de nuit pour supporter la lumière de l'étoile qui brille, tout là-haut au-dessus de nos têtes.
Une planète intéressante, pour sûr. Troisième de son système, à une distance idéale pour recevoir les rayons de son soleil. Un bouclier magnétique, une atmosphère dense qui isole des rayons solaires. Mon espèce n'a plus besoin d'une telle protection depuis longtemps, bien sûr. Mais quelque chose me dit que cette petite planète possède toutes les qualités nécessaires pour abriter la vie, la vie vulnérable et originelle, la vie telle qu'elle est apparue, il y a des millions d'années, avant que les manipulations génétiques n'entrent en scène.
Jetant un coup d'œil autour de moi, je risque un pas au dehors. Mon exosquelette, bien qu'aussi solide que des fibres de diamant, me transmet la sensation du sol sous mes pieds. La terre est recouverte d'une sorte de fourrure verte qui ressemble à une population végétale. J'ai déjà vu ce type de plantes sur Mevizen IV, un signe que je me rapproche du but. Et si c'était la bonne ? Et si, après toutes ces décennies de recherches, enfin, je touchais au but ?
Autour de moi, mes compagnons de voyage se livrent aux premiers relevés géothermiques. Je les regarde faire avec l'œil du spécialiste évolutionniste que je suis devenu. Depuis cent-vingt-sept ans maintenant, j'étudie les multitudes d'espèces qui composent notre belle alliance unifiée. Six-cent-vingt-trois planètes habitées d'une vie intelligente dénombrées jusqu'à présent. Certaines sont occupées depuis des millénaires, d'autres depuis seulement quelques siècles. Toutes possèdent un point commun néanmoins : une espèce dominante unique, sous une forme ou une autre, au milieu d'un écosystème qui se décline à l'infini. Il y a autant de combinaisons possibles qu'il y a de chemins pour l'évolution à emprunter. Un terrain d'études fascinant. Et pourtant, une question m'a toujours interpellé.
Pourquoi une seule espèce dominante ? Pourquoi toujours une seule et unique espèce intelligente, avec certes des caractéristiques variées, des systèmes politiques, religieux et sociaux différents, mais ce point commun étrange, qui a attisé ma curiosité de chercheur dans mes jeunes années...
Cette unique question en a entrainé d'autres. Pourquoi des peuplements aussi récents ? Pourquoi la vie sur la plupart de ces planètes ne pouvait-elle pas être retracée au-delà de quelques centaines d'années ? Colonisation il y a eu, c'est certain. Chaque espèce a apporté avec elle sa faune et sa flore uniques. Mais d'où venaient-ils ? Pourquoi n'en conserve-t-on aucun souvenir ?
Cette question, je l'ai résolue avant même de l'avoir posée, bien sûr. La guerre contre les I.A. nous a volé la mémoire de notre passé. Tous les peuples de l'alliance conservent ce traumatisme commun, et cette immense amnésie collective. Tous, nous ignorons d'où nous venons. Et je me suis mis en tête de le découvrir.
Une question à laquelle chacun de mes compatriotes a toujours été sensible, bien sûr. Cela explique que je n'ai jamais eu de peine à obtenir un financement pour mes folles entreprises. Et même si les théories que je me suis risqué à développer ces dernières années ont commencé à alerter l'opinion publique, je trouve encore quelques fous qui veulent bien m'accompagner ici, aux confins de ce système solaire minuscule, à la recherche d'une idée dangereuse.
Ils sont trois à avoir fait le voyage avec moi cette fois-ci. Merytamen, la délicate chef scientifique originaire du système de Kemet, analyse la composition chimique de l'air. Ses immenses ailes d'un doré chatoyant absorbent la lumière de l'étoile pour reconstituer son énergie en permanence. Sa silhouette gracile supporte mal, en revanche, la légère brise qui nous balaye. Si les membres de son espèce sont parfaitement adaptés à la vie dans l'espace, avec une homéothermie intégrée et une résistance aux fortes pressions, cela fait bien longtemps qu'ils n'évoluent plus sur la terre ferme.
Deoghar, lui, éprouve exactement l'effet inverse : sa carrure massive adaptée à la gravité titanesque de Tô-Sethi rend les mouvements de ses multiples bras plus simples sous ces cieux plus cléments. Sa peau quasi-minérale ne réagit pas à l'atmosphère autour de lui. Il creuse le sol avec une facilité mécanique, préparant le chemin des capteurs dont nous aurons besoin pour les mesures en profondeur.
Sylfid, quant à lui, a déjà disparu dans le paysage. Démesurément grand et fin, son espèce à l'intelligence subtile se rapproche plus du végétal que de l'animal. Il nous a été utile dans chacune de nos missions afin de communier avec la flore locale, dont il sait faire parler le langage connu de lui seul.
Ne reste plus que moi. Tête pensante de ce projet insensé, originaire de Théodé-Magna, planète labyrinthe où règnent la nuit et le froid. Je suis surpris par la douceur des conditions que je découvre ici. Des conditions propices à confirmer ma théorie, peut-être...
- Il y a des habitations un peu plus loin à l'Ouest, s'exclame soudain Merytamen, ses yeux perçant le lointain avec plus d'acuité que nous tous réunis.
- A quelle distance ? je demande dans le dialecte de l'alliance.
- 624 unités standards.
- Parfait. Je vais y faire un tour, poursuivez par ici.
- Mes capteurs détectent une forte présence animale, prévient Merytamen.
- Oui, je les ai sentis aussi.
- Cette planète ne fait pas partie de l'alliance. Tu connais le protocole en cas de prise de contact...
- Ils ne me verront pas, ne t'en fais pas. Et nos scanners ont déjà établi l'absence de technologies évoluées. Ils n'ont pas pu détecter notre présence.
Les ailes de Merytamen frémissent légèrement, signe de son agitation. Je ne peux m'empêcher d'admirer les reflets du soleil sur ses élytres irisés. Son espèce m'a toujours paru davantage dédiée à la beauté qu'à l'adaptation pratique pure...
Je chasse ces pensées de mon esprit. Passant en position de course, mon exosquelette prend soin d'adopter les couleurs de l'environnement qui m'entoure avant de se fondre totalement dans le paysage. Je me mets en route, traversant rapidement une enfilade de vastes plaines avant d'affronter les flancs d'une grande chaine de montagnes. Rien de très compliqué pour moi. Théodé-Magna n'est qu'un enchevêtrement de gouffres verglacés cernés de monts gigantesques. Ma petite balade ici ressemble à une promenade de santé.
Je cours à quatre pattes, m'accordant la fantaisie de laisser le soleil réchauffer ma peau, savourant le contact doux de cette planète sous mes pas. Les habitations ne tardent pas à se profiler devant moi. Mais alors que mes capteurs optiques balayent la zone, je m'arrête net dans mon effort, paralysé sur place.
Un autochtone se tient à l'entrée de la cité, au beau milieu de la route, son regard braqué sur moi. Je n'ai pas besoin de zoomer pour confirmer qu'il me voit, et qu'il m'attend là, peut-être même depuis l'arrivée de notre vaisseau.
Il ne servirait à rien de se cacher. Ses sens percent de toute évidence mon camouflage, et je ne détecte aucune technologie hostile dans les environs. Bien sûr, je ne suis pas à l'abri d'une mauvaise surprise, mais il est trop tard pour faire marche arrière. S'il avait voulu s'en prendre à moi, mon hôte l'aurait fait depuis longtemps.
Je laisse donc apparaitre mon exosquelette, et je me dirige d'un pas chaloupé vers l'entrée de la ville.
L'autochtone qui m'attend a une allure étrange. Je le détaille à mesure que la distance qui nous sépare se réduit : il se tient debout sur deux pattes, parfaitement droit, ses membres antérieurs restant quant à eux croisés sur son abdomen. Il a la peau si fine que je pourrais la percer du bout de mes griffes. Son crâne ne comporte aucune protection, aucun renforcement si ce n'est une touffe de fourrure inutile. Ses organes internes m'apparaissent cruellement en évidence grâce à ma sensibilité thermique. Somme toute, un organisme plus que fragile, et pourtant...
Pourtant, je ne peux m'empêcher de discerner en lui une ressemblance avec ma propre espèce. Une symétrie duelle dans l'organisation de ses membres. Des organes visuels, auditifs, gustatifs, olfactifs et reproducteurs, disposés exactement aux mêmes endroits que les miens. Il ressemble somme toute à une version moins solide de moi-même, une espèce non renforcée par les progrès de la génétique et des mutations contrôlées.
Il ressemble aussi à Merytamen. Et à Deoghar, et à Sylfid. Malgré les différences extérieures flagrantes de nos apparences, nous possédons tous cette symétrie étrange, ces mêmes organes sensoriels disposés aux mêmes endroits, bien que tous les aient adaptés, renforcés et améliorés de différentes façons.
Voilà la théorie qui m'a dévoré depuis si longtemps, depuis mes plus jeunes années de chercheur. Cette idée folle, incongrue : que toutes les espèces si différentes qui peuplent notre alliance unifiée, n'en forment en réalité qu'une seule. Une seule espèce, partie d'un point d'origine unique, pour se répandre dans l'univers au gré des améliorations génétiques... Serait-ce possible ? Aurions-nous pu modifier nos corps au point de ne plus nous reconnaitre comme une seule et unique espèce ? Les I.A. auraient-elles pu nous faire oublier cette origine commune de tous nos peuples ?
La réponse se tient sous mes yeux aujourd'hui. L'autochtone s'avance vers moi, sans la moindre crainte, et articule quelques sons. C'est un dialecte archaïque que mon traducteur accéléré, étonnamment, n'a pas le moindre mal à comprendre. Pas si étonnant que ça, enfin de compte, puisqu'il s'agit d'une version déformée du dialecte de l'alliance :
- Bienvenue, dit l'autochtone.
Mon cerveau me fournit automatiquement la réponse à donner :
- Bonjour, j'articule, adaptant mes cordes vocales à cet environnement particulier.
- Cela fait un petit moment que nous suivons vos recherches, professeur Kantobald, déclare l'autochtone à ma plus grande stupéfaction.
- Vous savez qui je suis ? je m'exclame maladroitement.
- Bien sûr.
- Comment ?
La bouche de l'autochtone s'incline vers le haut dans ce qui doit être une espèce de sourire :
- Nous avons souffert de la guerre contre les I.A., tout comme vous. Elles ont détruit tous nos moyens de communication au-delà de l'imaginable. En revanche, nous sommes toujours capables de recevoir. Cela fait des siècles que nous suivons l'évolution de l'alliance, professeur, mais sans pouvoir la contacter ni la rejoindre.
- Vous faisiez partie de l'alliance avant la guerre contre les I.A. ?
- Bien sûr. Nous l'avons initiée.
A nouveau ce petit sourire mystérieux :
- C'est pourquoi nous avons suivi vos recherches avec le plus grand intérêt, professeur. De tous les brillants savants de l'alliance, vous êtes le seul à vous être posé la question de vos origines. Et à avoir mis dans le mille.
- Que voulez-vous dire ?
- Votre théorie était la bonne. Vous avez constaté des ressemblances parmi les différentes espèces de l'alliance. Vous avez procédé à des analyses génétiques, qui ont montré l'existence d'une origine commune, par-dessous les multiples couches d'améliorations artificielles. Vous vous êtes mis en tête de recréer un arbre génétique recensant les espèces les plus proches entre elles, remontant l'origine des mutations, de plus en plus loin dans le temps. Votre périple vous a conduit jusqu'ici, dans ce petit bout de galaxie isolé, où les espèces que vous analysiez se révélaient de plus en plus proches entre elles. Vous avez tenté votre chance ici, sur ce petit caillou inconnu que vos cartes avaient baptisé Néova. En réalité, le nom de cette planète est la Terre, mon cher ami. La planète mère, d'où vos ancêtres sont partis il y a de cela des milliers d'années.
- Vous voulez dire...
- Vous avez touché au but, cher professeur. Vous avez trouvé l'origine de votre espèce, et de l'alliance toute entière. Des humains comme moi ont quitté ce monde il y a longtemps pour coloniser les étoiles. Ils ont eu recours au transhumanisme pour améliorer leur corps et l'adapter aux conditions extrêmes de l'espace. Avec le résultat que vous connaissez aujourd'hui : des centaines de peuples humains, aux apparences si différentes. Nous conservions d'excellents rapports avec toutes les colonies de l'alliance, jusqu'à ce que les guerres avec les I.A. ne se déclarent, nous coupant de tout et nous plongeant, nous et notre histoire, dans l'oubli. Fort heureusement, professeur... Vous êtes arrivé.
- Mais alors vous êtes...
- Je suis un humain, oui. Génétiquement pur. Je fais partie de cette ancienne génération qui s'est refusé à la moindre modification artificielle, afin de préserver un fragment de notre espèce originelle.
- Comment puis-je vous croire ?
L'autochtone sourit de nouveau, et je ne peux m'empêcher de discerner pour la première fois, parmi ses traits, un semblant de familiarité :
- Vous êtes un scientifique, professeur. Je me livrerai à tous les tests que vous voudrez si cela peut aider à rétablir la connexion entre nos deux mondes. Mais laissez-moi vous montrer un exemple flagrant.
Tendant son membre antérieur devant lui, l'autochtone saisit mon bras droit sans que je ne puisse me dégager. Ma main ressemble à une énorme patte griffue entre ses doigts délicats. A ma plus grande surprise, il exerce alors une pression sur mon exosquelette, juste ce qu'il faut pour en rétracter les premières couches protectrices.
Je me tends face à cette vulnérabilité inhabituelle. Mais l'autochtone me rassure. La taille de ma main vient de se réduire de moitié, révélant la structure originelle de mes os sous la carapace améliorée. Alors, l'autochtone presse sa paume contre la mienne.
Je le regarde dans les yeux. Des yeux verts, comme les miens. Il n'y a pas d'autres mots à échanger. Sous le ciel bleu, au milieu de ce paysage irréel, nos deux mains se correspondent à la perfection, écho lointain d'un seul et même héritage.
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