Louis L'Ornithorynque

Première nouvelle de Noël de l'année 2018 pour Louis, un de mes amis d'université ;D

Le sujet était : "Un ornithorynque enlevé par des extraterrestres s'évade"...

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Solidement campé sur ses petits pieds palmés, Louis l'ornithorynque s'efforce de chercher un met délicat pour son dîner. Il fait nuit. Autour de lui, le marais bruisse d'agitation : les insectes bourdonnent et crissent dans les fourrés, les hautes herbes s'affolent, et les mystères de toute une vie aquatique se déploient silencieusement sous la surface.

Louis frotte sa fourrure dans la boue. Il aime le contact frais et humide du limon entre ses doigts. Pour ce soir, une fournée de larves et quelques crustacés devraient faire l'affaire. Louis se met donc en chasse. Souplement, de sa démarche chaloupée qui lui a valu bien des moqueries, le petit ornithorynque s'enfonce dans l'eau vaseuse. Le froid glisse sur lui sans l'atteindre : sa fourrure, lisse et parfaitement adaptée, emmagasine la chaleur dont il a besoin pour cette plongée prolongée.

Louis enfouit sa tête sous l'eau pour un premier repérage. Aussitôt, ses oreilles et ses yeux se ferment, l'isolant totalement du monde extérieur. On pourrait croire qu'il s'agit là d'un handicap pour ce grand prédateur qu'il incarne, mais pas du tout. Louis n'a pas besoin de ses yeux pour voir, pas besoin d'oreilles pour entendre. Il ressent. Ses électro-récepteurs détectent les champs magnétiques de ses proies, ce qui s'avère bien plus fiable que n'importe quel organe sensoriel trompeur.

Louis s'aventure donc paresseusement dans l'eau froide, qui s'illumine autour de lui comme un feu d'artifice. Il distingue tout ce qui nage dans son sillage : les poissons aux écailles scintillantes, les reptiles aux ondulations si proches des siennes, les volatiles nocturnes au-dessus de lui, tout un monde de la nuit qu'il connait par cœur et qu'il maitrise à la perfection. Les ornithorynques n'ont quasiment pas de prédateurs dans cette partie du marais, c'est donc sans crainte que Louis se livre à une petite ronde de son royaume personnel.

Il règne sur un territoire d'environ sept kilomètres carrés. Quelques centaines de mètres plus loin, s'il prend l'embranchement de droite, il sait qu'il tombera sur le terrier de Gladis, avec qui il a déjà eu deux portées les années précédentes. L'embranchement de gauche, et ce sera Iphigénie. Mais ce n'est pas la saison des amours, et Louis se sent décidément d'humeur paresseuse ce soir. Il enfouit donc son bec dans la boue à la recherche de quelques vers et se dépêche ensuite de faire une pause sur la berge.

C'est là que son destin bascule. Tout à coup, sans prévenir, Louis sent une force surnaturelle l'extirper de sa tourbière chérie. Dans un abominable bruit de succion, ses pattes s'arrachent du sol, sans qu'il ne puisse rien faire pour s'y retenir, et le voilà qui flotte dans les airs, comme une toute autre branche du règne animal !

Louis se débat. La peur déchaine son pauvre petit cœur dans sa poitrine. Mais il n'a pas dit son dernier mot pour autant. Au-dessus de lui, une lumière intense l'éblouit, blesse son regard de créature de la nuit. Une bouche gigantesque semble s'ouvrir au milieu de cet enfer solaire. Encore quelques mètres, et Louis disparait complètement, avalé par la gueule qui l'aspire. C'est le moment pour l'ornithorynque d'agir.

Sans attendre d'avoir recouvré la vue, Louis dégaine son arme secrète : un minuscule aiguillon venimeux, dissimulé dans ses membres postérieurs. Avant que le monstre n'ait eu le temps de le déglutir, Louis plante son dard venimeux dans sa gueule, encore et encore et encore, mais le prédateur ne réagit pas. L'aiguillon de Louis ne semble pas pénétrer la surface rigide de sa peau, qui résonne d'un son métallique à chaque fois qu'il le frappe.

Louis regarde autour de lui. Il n'est pas dans la gueule d'un monstre. Il se trouve dans une sorte de terrier rond, horriblement lumineux, haut de plafond, avec des parois lisses et un sol tout dur. Pas de doux tapis de boue pour se blottir, ici. Pas de quoi se creuser un terrier où se cacher. Louis tremble de peur tout seul sous la lumière crue de la pièce, et il attend sans bouger de voir ce que le destin lui réserve.

C'est alors qu'il les aperçoit. Deux grands monstres bardés d'yeux et de dents, qui l'observent à travers une paroi transparente. Louis connait bien les grands monstres aux grandes dents. Ce sont eux qui construisent d'immenses terriers au-dessus des marais, qui chassent les petits ornithorynques comme lui de leurs terres, et qui font peur à l'ensemble des animaux, même les plus redoutés de tous.

Les grands monstres aux grandes dents ont capturé Louis. Mais Louis, lui, leur souhaite bien du plaisir. S'ils désirent le manger, ils apprendront que sa chair est maigre et sans saveur. S'ils désirent le tuer, ils devront tâter de son aiguillon d'abord. Et s'ils se contentent de l'observer, comme leurs semblables aiment parfois le faire, eh bien Louis n'a pas l'intention de rester planter là en attendant que ça se passe.

Affutant ses sens, Louis se met en quête d'une issue. Il fait trois fois le tour du terrier, inspecte, renifle, déchaine ses sens électromagnétiques, jusqu'à ce qu'enfin : victoire ! Un minuscule trou dans la paroi vitrifiée laisse entrevoir un espoir.

Louis jette rapidement un coup d'œil aux monstres aux grandes dents. Ils le regardent, mais tant pis. Louis se précipite de toute la force de ses pieds palmés, et il retrouve avec soulagement l'atmosphère de l'extérieur.

L'espace d'une seconde, il se rappelle de la distance parcourue dans les airs avant d'être avalé par le terrier géant des monstres, mais il n'a plus le temps de s'en inquiéter. De toute façon, son angoisse est aussitôt dissipée : c'est sur un sol meuble que Louis atterrit, souplement, dans une gadoue bien tiède. Louis s'ébroue rapidement. Il jette un coup d'œil venimeux en arrière, où le vaisseau des grands monstres reprend déjà de l'altitude dans le ciel nocturne. Puis il se dépêche d'aller se creuser un nouveau terrier avant que l'envie ne leur reprenne de l'enlever.

A quoi rimait tout ce cinéma, au juste ? Pourquoi s'en prendre à lui, Louis l'ornithorynque, pour l'emmener faire une petite balade dans les airs avant de le ramener tout droit chez lui ?

Sauf que...

Il n'est pas chez lui.

Tétanisé, Louis redresse la tête et renifle. Les odeurs sont différentes, ici. Les sons également. Les insectes ne sont pas les mêmes. La vie végétale et aquatique qui quelques heures encore lui semblait si familière ne lui évoque soudain plus rien du tout. Où sont passées les grandes herbes bleu vif de son terrier natal ? Où se situent les poissons multicolores, les insectes géants, les eaux rouges et les nuages aux tons rosés ?

Ici, tout est bleu et vert. Le monde est plus terne, les proies plus petites. Louis ne reconnait plus rien de ce qui se trouve autour de lui. Où a-t-il atterri ??

Au même instant, dans la salle de contrôle du vaisseau spatial qui vient de déposer Louis dans son nouveau foyer, deux techniciens ne peuvent se retenir de rire aux éclats. La voix de leur supérieur vient les interrompre :

- Gérald ! Théodore ! Vous avez recommencé ? Ça vous amuse tant que ça, de foutre le bordel chez les scientifiques des espèces inférieures ?

- Mais Monsieur ! s'exclame Gérald, sans parvenir à retenir les soubresauts qui agitent ses tentacules. Cette créature n'a pas de dents ! Pas d'estomac ! C'est un mammifère qui pond des œufs, et elle a un dard venimeux planté dans chaque patte arrière ! Elle détecte ses proies par électromagnétisme ! Ils ne vont tellement rien y comprendre, c'est à mourir de rire !

Le chef des deux extraterrestres, lui, ne goûte visiblement pas à la plaisanterie.

Pendant ce temps, à des dizaines d'années-lumière de là, sur la planète Terre, Louis l'ornithorynque tombe nez à nez avec le premier humain de sa nouvelle existence, et inaugure, pour les décennies à venir, des milliers de mystères et d'interrogations.  

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