Le Bal des Laze

Ce petit texte a été écrit pour l'anniversaire de mon amie Enorae, meilleure amie qui soit ;D

Elle s'inspire d'une chanson que nous affectionnons beaucoup toutes les deux : "Le Bal des Laze", de Michel Polnareff. 

Bonne lecture ! 

Nat'

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Je serai pendu demain matin.

Cela pourrait être le début d'une mauvaise ballade composée par l'un des bardes du château, mais il n'en est rien. Ces mots sont une réalité, actés par l'encre d'une décision de justice en bonne et due forme, la justice de la reine, et ils seront mis en application dès l'aube.

D'aucuns diraient que je l'ai mérité. Je ne suis pas d'accord. Lorsque l'on vous arrache la femme que vous aimez pour la jeter de force dans les bras d'un autre, n'avez-vous pas le droit de la défendre ? N'est-il pas même de votre devoir d'intervenir, d'être cette main armée salvatrice qui la préservera de ce destin affreux ?

Tel a été mon crime. Et je ne regrette rien. A chaque fois que je repense à Jane, à ses cheveux d'été, ses yeux d'azur, et à tous ces instants secrets que nous avons dérobés ensemble, je ne regrette rien. Certains hommes naissent avec la malchance d'un passé trop lourd, d'un nom tâché d'infamie, voire même pas de nom du tout. Jane, elle, a eu l'infortune de naître Lady Jane de Laze, fille unique et héritière de Lord et Lady de Laze, dont le château se dresse fièrement à seulement quelques lieues d'ici.

La plupart des gens rêvent de naître plus grand qu'eux, mais c'est une erreur. La petitesse de ma condition m'a toujours garanti liberté de cœur et d'esprit. Autant de choses que l'on a déniées à Jane. Le carcan des responsabilités s'est refermé sur elle dès avant même sa naissance, et aujourd'hui, ce sont nos deux vies qu'il exige. La mienne au bout d'une corde, la sienne au doigt d'un anneau. Pour l'impudence d'avoir osé nous aimer. D'avoir transcendé ce que le nom de Laze requérait de nous.

Je soupire. La cellule dans laquelle on m'a jeté ne doit pas mesurer plus de deux mètres sur trois. Suffisamment pour m'allonger sur le sol de pierre humide, mais guère plus. Heureusement, en ce beau mois de juin, le temps est clément. Les barreaux non vitrés de ma prison laissent pénétrer l'odeur des glycines en fleur, le chant délicat des oiseaux, et aussi le martèlement sourd, régulier, de morceaux de bois que l'on entrechoque.

Je me dresse sur la pointe des pieds. Je ne devrais sans doute pas : je sais déjà ce que je m'apprête à voir. Mais c'est plus fort que moi. J'ai toujours été du genre à affronter l'ennemi en face. Aujourd'hui, c'est ma propre mort que je contemple, imminente, à mesure que l'on bâtit l'échafaud qui mettra en scène mon trépas. Pour le plus grand plaisir de la foule, je n'en doute pas. Jane viendra-t-elle elle aussi assister au spectacle ? Nul doute que ses tordus de parents pourraient bien l'y obliger... A moins qu'ils ne redoutent de réveiller en elle la flamme de son amour pour moi, en la contraignant ainsi à me revoir une dernière fois, à graver dans son âme le souvenir de ma mort tragique en son nom ?

La colère en moi se débat. Je ne sais ce que je préférerais : emporter avec moi la vision du visage de Jane serait incomparable, mais je n'accepte pas la soumission que cela implique... Humilier les amants maudits, contraints de se voir séparer l'un de l'autre sous les crachats de la foule, avec l'approbation des parents tourmenteurs... Non, sans doute vaut-il mieux que je meurs seul. J'ai plein d'autres images de Jane à emporter avec moi, de toute façon, et probablement de bien plus incomparables que celle-ci.

Je la revois lorsque nous étions enfants, alors que je venais à peine d'arriver au château, et qu'elle en était déjà la reine... Je la revois dans ses atours de grande dame, inconfortables pour une petite fille qui ne demandait qu'à courir et à grimper aux arbres, rendant folle toutes ses gouvernantes, indifférente aux réprimandes de ses géniteurs...

Déjà à l'époque, ce petit animal sauvage m'avait arraché un sourire. Nous n'avions pas mis longtemps avant de nous remarquer, puis de nous pourchasser dans tous les couloirs du château. Ma petite taille avait fait de moi l'un des multiples ramoneurs anonymes que l'on envoyait chaque jour nettoyer les conduits de cheminée aux quatre coins de l'immense bâtisse.

Un travail ingrat, selon certains. Dangereux. Et pourtant, grâce à lui, toutes les portes m'étaient ouvertes.

Il ne m'a pas fallu longtemps pour initier Jane aux avantages de ma condition. Quelques jours à peine après notre rencontre, elle se glissait elle aussi dans les conduits d'évacuation remplis de suie, et elle en ressortait noircie, invisible. Elle aussi ne devenait plus que l'une de ces orphelines sans nom que l'on laissait vagabonder à tout-va dans les cours et sur les toits du château. Tandis qu'une armée de serviteurs sonnait le branle-bas de combat pour retrouver Lady Jane de Laze, Jane et moi jouions sous leur nez, protégés par notre déguisement de suie, et personne ne nous regardait.

L'adolescence avait mis un terme à ces jeux insouciants. Désormais, plus de liberté pour Jane : la cheminée de sa chambre se refusait à elle, avec ses nouvelles robes toujours plus volumineuses que jamais, ses nouvelles formes, et la surveillance que l'on renforçait autour d'elle.

Pour ma part, je n'ai jamais beaucoup grandi, mais il est malgré tout arrivé un âge où le monde merveilleux des cheminées et leur réseau secret m'ont fermé leurs portes.

Quelle est la prochaine étape dans l'échelle sociale, pour un ancien ramoneur ?

Je suis devenu garçon d'écurie. Encore un travail ingrat pour certains, mais le plus merveilleux des postes pour moi. Seuls ceux qui ont un glaçon à la place du cœur peuvent rester insensibles à l'atmosphère qui règne dans une écurie. Les chevaux, leur odeur douce et chaude, l'affection dans leur regard lorsqu'ils vous connaissent bien...

J'ai toujours grandi entouré de chevaux. J'ai toujours eu un contact naturel avec eux. Et la petite lady Jane de Laze, du haut de ses douze ans, devait bien apprendre à monter à cheval...

Nos jeux se sont fait plus espacés, mais Jane trouvait malgré tout toujours le moyen de semer ses instructeurs, et de me retrouver pour jouer dans la paille, dans la boue, ou au chenil lorsqu'une portée de petits chiots venait de naître.

Parce que j'étais doué, on m'a rapidement élevé au rang de palefrenier. D'ici à ce que nous atteignons nos seize ans, croyez-le ou non, Jane était devenue une cavalière assidue, et j'étais son instructeur.

Finies les surveillances constantes et l'interdiction de nous voir ensemble. Finis les jupons et les gouvernantes. Tous les jours, Jane et moi avions le droit de nous rencontrer pendant deux, trois heures, voire plus, et personne n'avait rien à y redire. Nous partions arpenter la campagne au triple galop, découvrir ce fabuleux domaine des Laze dont elle devait hériter un jour, rencontrer sa verdure, ses champs, ses habitants, et nous hurlions notre jeunesse dans le vent vivifiant.

Nous étions beaux, nous étions amoureux. Je me souviendrai toujours du jour où Jane m'a embrassé pour la toute première fois. C'est elle qui a osé le faire. Elle qui rêvait depuis toujours de s'échapper de la vie que l'on avait tracée pour elle, elle brisait ainsi un carcan de plus. Embrasser son palefrenier sous le soleil clair de juillet.

Combien de fois nous sommes nous retrouvés ainsi depuis, loin du château, nus là où personne ne pouvait nous voir, entrelacés comme si nous ne faisions plus qu'un, ses cheveux d'or glissant entre mes doigts ?

Oui, indubitablement, j'ai aimé Jane, et Jane m'a aimé. Mais le monde ne voulait pas de cet amour. Lord et Lady de Laze ne voulaient pas de cet amour.

Pour les vingt ans de Jane, il y a quelques jours à peine, un grand bal a été célébré. Tout palefrenier de mon état, je n'y ai pas été convié. La reine, elle, était présente. Et avec elle, l'interminable cortège de courtisans, tous venus rendre hommage à l'une des plus puissantes familles du pays, et à son avenir resplendissant : l'incomparable Lady Jane.

Pour ses vingt ans, les parents de Jane et leur reine lui ont offert en guise de cadeau un fiancé. Le propre fils cadet de la reine. Un prince, rien de moins. Que vaut un simple palefrenier face à un prince ?

Tout le temps qu'a duré la soirée, je suis resté caché dans le jardin, à observer les convives dans leurs tenues chatoyantes, la souveraine en personne, et surtout Jane, lorsqu'on lui a présenté son promis...

A la surprise sur son visage, j'ai su qu'elle n'avait pas été mise au courant des projets de ses parents. Elle découvrait la nouvelle en même temps que moi. Mais c'était le fils de la reine, et Jane, en digne héritière du domaine des Laze, ne pouvait se permettre une faute de protocole.

Toute la soirée, j'ai regardé Jane danser avec son fiancé, les poings serrés, noirci par une rancœur encore plus pénétrante que la suie qui nous unissait autrefois. Je ne sais quelle douleur primait en moi : le chagrin ou la haine. Haine de voir ce qu'ils avaient tous fait de ma Jane, haine de la voir danser dans les bras d'un autre homme que moi, haine de ne pouvoir rien y faire, et de voir mon petit animal sauvage domestiqué ainsi par le monde de ces brutes...

Toute notre vie, ils attendent de nous que nous obéissions et que nous soyons invisibles. Toute notre vie, nous devons la dédier à la leur, à leur bien-être, aux attentes que notre naissance a conditionnées pour nous. Même Jane. Et nous ne devrions rien dire, jamais ?

J'ai refusé de ne rien dire. A cet instant précis, alors que je regardais ma bien-aimée de toujours danser avec son fiancé imposé, magnifique dans sa robe de soieries blanches et dorées, j'ai refusé de me taire.

Nous étions en juin. Il faisait chaud ; toutes les fenêtres de la salle de bal étaient ouvertes pour évacuer la chaleur des milliers de chandelles se consumant dans la nuit. Je n'ai pas réfléchi une seule seconde de plus.

Cette nuit-là, j'allais exister. Cette nuit-là, j'allais revendiquer mon amour pour Jane aux yeux du monde entier, et tant pis si on me prenait pour un fou : je les emmerdais tous.

J'ai enjambé la balustrade, je me suis introduit dans la salle de bal depuis le jardin, et j'ai couru jusqu'au centre de la piste de danse. Dans les mains, je tenais un couteau emprunté aux écuries.

Lorsqu'elle m'a aperçu, Jane s'est instantanément figée. Son fiancé aussi. L'espace de quelques secondes, l'atmosphère de la salle s'est pétrifiée, là dans la lumière sépulcrale des bougies, la musique éteinte et les cris étouffés dans toutes les gorges.

J'ai vu dans son regard que Jane avait compris. Bien sûr. Depuis toujours, elle était celle qui me comprenait, instantanément. Elle n'a pas lutté lorsque je me suis approché du fils cadet de la reine, et que je lui ai tranché la gorge.

Voilà. Vous connaissez toute mon histoire. Guère plus que l'histoire d'un palefrenier, mais qui aura aimé, plus que la reine, que les Laze, et que tous leurs courtisans parfumés réunis. Pour cet amour, je serai pendu demain au jour. Si c'était à refaire, je le referais.

Mon seul regret sera pour Jane, que j'abandonne seule dans cette vie, dans ce nid de vipères auquel on l'a toujours destinée. Peut-être aura-t-elle de la peine pour moi lorsque sera venue l'heure de monter sur l'échafaud, mais j'ose espérer qu'elle triomphera de tout cela. De la peine que l'on cherche à nous infliger à l'un et à l'autre. Elle est suffisamment forte pour cela.

Non, si vous devez me plaindre, plaignez-moi de ne pouvoir la sauver une fois de plus. Car elle s'appelle Lady Jane de Laze, qu'elle le veuille ou non. Un nom pareil attisera toujours la convoitise dans le cœur des hommes. Tôt ou tard, et sans doute plus tôt que tard, on lui donnera un autre fiancé.

Et je ne pourrai pas supprimer celui-là. 

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