La Sirène
Le professeur Reynolds entre dans la pièce, et comme tous les savants autour de moi, je me tais aussitôt. Je retiens mon souffle. Plus un son, plus un bruit dans cet amphithéâtre gigantesque où l'on nous a rassemblés en urgence, moi et dix autres chercheurs. Je reconnais là Rodolph Plank, Millie Harmond, David Moore, Oliver Cane... Tous des prodiges issus des meilleurs laboratoires du monde. Tous des experts en biologie, zoologie, génétique... Des domaines variés, mais somme toute voisins...
Je ne sais pas ce que nous faisons ici. Comme tous les autres, on m'a tiré du lit à deux heures du matin pour me conduire ici. Un centre du gouvernement tenu secret. Le rêve de tout scientifique... Son pire cauchemar également, peut-être.
Aussi me voilà, moi, Spencer Drake, spécialiste en faune marine, décoiffé, mal réveillé et toujours vêtu de mon haut de pyjama, assis dans cette salle intimidante en face de l'un des plus grands savants de tous les temps... Charles Reynolds. Mon excitation est à son comble. Je me moque presque de ce pour quoi nous sommes là. C'est Charles Reynolds. Ça ne peut qu'être fascinant...
Le vieil homme nous dévisage quelques instants, tous, l'un après l'autre. Puis il déclare lentement :
- Mesdames et messieurs... Comme vous vous en doutez, je ne vous ai pas fait venir ici pour rien ce soir.
Consultant sa montre, il reprend :
- Je ne peux pas vous dire exactement où vous vous trouvez. Sachez simplement que nous sommes sur une installation flottante, au large des côtes philippines.
Une installation flottante ? Les Philippines ?? Je ne sens même pas le roulis sous nos pieds... Ce bateau doit être énorme !
- Il y a environ vingt-quatre heures, une équipe de chercheurs déléguée pour explorer la fosse des Mariannes a fait une découverte... Pour le moins surprenante.
Je retiens mon souffle. Un milliard d'hypothèses se mélangent déjà dans mon esprit. Je vois la fosse des Mariannes, et je pense : « Abyss ». Le film de James Cameron. Aliens. Ou alors, je pense : « Sphere ». Le film de Barry Levinson. Et là, mon estomac se tord d'angoisse...
- Ce qu'ils ont découvert défie tout ce que nous croyions savoir de la faune sous-marine, de l'évolution... et de nous-mêmes.
Pour sûr, Reynolds sait ménager ses effets... Il garde le silence, jusqu'à ce que l'un d'entre nous – David Moore – n'y tienne plus et lève la main :
- Qu'est-ce qu'ils ont découvert, monsieur ? demande-t-il du ton religieux d'un écolier, ou d'un disciple fasciné.
Reynolds esquisse un sourire :
- Je crois que le mieux est encore que je vous le montre. Mais permettez-moi de vous rappeler que vous avez tous signé un contrat de confidentialité avant d'être amenés ici. Si vous décidez que tout ceci ne vous intéresse plus et désirez partir, c'est votre dernière chance.
Personne ne se manifeste. Reynolds ne semble pas surpris. Satisfait, il nous fait sortir de l'amphithéâtre pour nous conduire à travers un labyrinthe complexe de laboratoires et de corridors. Il y a du personnel militaire partout. Mais nous sommes les seuls scientifiques. Seigneur, qu'ont-ils donc trouvé ?
Reynolds s'arrête enfin devant une porte blindée fermée à double tour :
- Soyez prêts à tout, nous accorde-t-il en guise d'avertissement.
Sur ce, la porte coulisse et nous pénétrons dans une pièce sombre et basse de plafond. Aucun hublot. Toutes les lumières sont éteintes. On distingue pourtant sur les murs comme un rayonnement bleuté, un ballet onduleux qui ne m'évoque qu'une seule chose : l'atmosphère si particulière des fonds marins. La seule lumière de la pièce provient d'un immense aquarium, qui occupe toute la cloison du fond. L'eau y est limpide, transparente. Et à l'intérieur, quelque chose se déplace.
L'un après l'autre, nous entrons dans la pièce. Les dimensions sont étroites pour autant de monde. Nous restons à distance respectueuse, comme si tous, nous pressentions l'attrait du mystère et de l'inconnu, et la peur que cela procure... Quelque chose d'étrange et d'inquiétant, de dangereux, potentiellement, et qui nous attend derrière le verre renforcé de ce bassin...
Ce que je vois dépasse tout ce que j'aurais pu prévoir. Dépasse l'entendement. Dépasse l'imagination.
C'est un être organique. Indéniablement. Une créature de chair et de sang, qui respire et se meut au plus profond du bassin, très loin de la paroi transparente. Tapie dans les ombres, j'ai du mal à distinguer son apparence. Mais du peu que j'en vois...
Reynolds prend soudain la parole. Sa voix est calme et étonnamment fière, sereine, comme un prix Nobel donnant sa première conférence :
- Comme vous pouvez le constater, la créature est un animal vertébré à branchies, dont le corps est intégralement recouvert d'écailles. Elle dispose d'un pédoncule caudal d'environ un mètre de long – une queue, pour ceux d'entre vous qui ne serez pas familiers de l'anatomie aquatique. On constate en revanche l'absence de nageoires annexes. En lieu et place des nageoires pectorales, la créature a développé des membres supérieurs en tous points semblables aux membres supérieurs humains : bras, avant-bras et mains, à l'exception notable des doigts, qui eux sont palmés (mais au nombre de cinq). La créature possède en outre une tête clairement séparée du tronc par l'intermédiaire du cou – comme dans l'anatomie humaine. Les traits sont, eux aussi, plus proches de l'humain que du poisson, même s'ils sont marqués par les nécessités de la vie sous-marine : ainsi les yeux sont durs et dépourvus de paupières, pour résister aux fortes pressions. Les branchies sont incisées au niveau du cou. Les oreilles sont bien développées, ce qui suggère une bonne ouïe. Le nez est présent, ce qui pourrait indiquer une vie amphibie. Absence totale de pilosité et de glandes mammaires : la créature n'appartient donc pas à l'ordre des mammifères.
Le professeur Reynolds esquisse à nouveau son léger sourire :
- Pour plus de commodités, nous avons choisi de l'appeler : « la sirène ».
Je reste muet. Comme tous mes collègues autour de moi, je fixe l'aquarium, incapable d'y croire. Une créature hybride se cache au milieu des algues décoratives du bassin... Se sentant observée, la sirène se dévoile soudain au grand jour et se colle à la vitre.
Tous, nous sursautons et nous reculons. Sauf Reynolds. Lui éclate de rire :
- Doucement, ma jolie, dit-il en fixant la créature droit dans les yeux.
Celle-ci lui rend son regard. Elle n'a rien de jolie. Oubliées les sirènes des mythes et des contes de fées. Celle-ci est proprement... Incroyable. Repoussante, et incroyable...
Pour le scientifique que je suis, c'est à la fois une merveille et une aberration de la nature. Mais pour l'homme... La description de Reynolds se suffit à elle seule. La sirène est recouverte d'écailles sur l'intégralité de son corps. Ce dernier – à peu près au niveau de ce qui correspondrait au bassin – s'incurve pour former une longue queue puissante et gracieuse, soulignée de longs voiles bleutés. Ses membres humains, en comparaison, semblent forts mais décharnés. Les écailles leur donnent une teinte olivâtre qui luit d'un éclat malsain sous l'éclairage de l'aquarium. Au niveau du cou, quatre plaies béantes marquent les branchies qui s'ouvrent au gré du courant, rouge vif... Quant au visage... Il n'a proprement rien d'humain. Des yeux de requin, incrustés dans un crâne aux os épais, résistants. Des lèvres plates, solides. Des narines prononcées. Et ce regard fixe, froid, qui ne cille jamais...
La chose nous contemple tous, sans peur, presque avec défi, séparée de nous par quelques centimètres de verre à peine... Et son attention me glace le sang. Malgré moi, les mots franchissent mes lèvres :
- Est-ce qu'elle est sentiente, professeur ? je demande.
- Je vous demande pardon, docteur Drake ?
- Est-ce qu'elle est intelligente ? je reformule. Consciente ?
Reynolds hausse les épaules :
- Difficile à dire. Nos chercheurs l'ont capturée par hasard dans les grands fonds, alors qu'elle semblait faible. Nous la détenons ici depuis. Elle n'a montré aucun signe visible de sentience, aucune tentative de communication, rien. Elle se contente de rester recroquevillée au fond de l'aquarium, dans l'angle le moins visible, en observant les nouveaux venus de temps en temps.
Je fronce les sourcils :
- Ne serait-ce pas le comportement normal d'un captif pris au piège ?
- Pas de jugement subjectif, me réprimande Reynolds.
Je me tais. J'observe la sirène. Celle-ci me rend mon regard, et j'ai envie de le fuir. Je vois plus qu'un simple animal derrière ces yeux morts...
- Je suppose que vous comprenez tous pourquoi vous êtes ici à présent, reprend Reynolds. Vous êtes les plus grands spécialistes dans vos domaines respectifs. Et nous avons besoin de comprendre ce qu'est cette chose. Sans qu'aucune information ne filtre à l'extérieur pour le moment. Vous avez toute latitude pour l'étudier. La seule et unique condition est de la maintenir en vie.
Malgré moi, une sirène d'alarme s'allume dans mon esprit. Je dévisage à nouveau la créature. C'est vrai que je devine une féminité, derrière cet aspect chimérique... La sirène est bien UNE sirène. Et peut-être bien plus que cela...
XXX
Dans les jours qui suivent, les expériences se succèdent. Il s'avère très vite que la sirène supporte à la fois l'eau douce et l'eau salée – une combinaison extrêmement rare dans le règne animal. En l'absence d'eau, elle est en outre capable de s'adapter à l'air ambiant en l'espace de quelques secondes : ses branchies régurgitent l'eau infiltrée et se ferment, tandis qu'un nouveau système respiratoire semble prendre le relai. Des radios ont révélé la présence de poumons, certes très atrophiés, mais parfaitement fonctionnels. La sirène est donc bien amphibie.
Un problème majeur se pose cependant très vite : la nourriture. La sirène n'accepte rien de ce qu'on lui donne. Reynolds s'en arrache les cheveux : il a tout essayé, et craint de la voir dépérir en à peine quelques jours. Difficile de dire si elle refuse par nature ou par volonté...
Cane, Plank et Moore se sont déjà livrés à des expériences douloureuses sur elle. Elle a toutes les raisons de se méfier de nous. Pour ma part, je me contente d'observer et de dessiner. Je passe la majeure partie de mon temps assis au bord de l'aquarium, absorbé dans mes études comportementales...
Reynolds a raison, la sirène ne montre aucun signe de comportement social. Une prise de sang a révélé qu'elle avait le sang-froid, ce qui pourrait expliquer son faible régime alimentaire, si elle fonctionne à la manière de certains reptiles... La question de la reproduction reste un mystère. Y a-t-il des sirènes mâles ? Des tritons ? Probablement. Aucune espèce animale ne peut survivre sans la combinaison des deux sexes...
Malgré moi, je ne peux m'empêcher de me sentir mal à l'aise entre ces murs, et particulièrement devant l'aquarium. La sirène ne se montre pas coopérative. Elle fuit, lutte et se débat à chaque fois que l'on tente de l'approcher pour un prélèvement. Comme elle est résistante aux sédatifs – et que Reynolds refuse de lui administrer trop de ces substances tant que l'on ne connait pas son métabolisme – j'ai vu Plank lui infliger une décharge électrique pour l'immobiliser et lui arracher des écailles en plusieurs endroits, sans anesthésie. Moore a fait de même pour des échantillons de muscles, d'épiderme, de moelle... Quant à Cane, si ça ne tenait qu'à lui, on réaliserait une autopsie complète sur le champ.
J'assiste à tout cela en collègue impuissant. Je ne peux m'empêcher de trouver ces traitements inhumains, indignes de nous, et j'ai honte. Surtout face à une espèce inconnue, et dont nous ignorons tout de l'origine. Le rêveur de science-fiction en moi refait surface, en se demandant : « Et si la sirène venait bel et bien d'une autre planète ? Comment ses congénères nous jugeraient-ils ? ».
Mais ma compassion seule suffit à m'alarmer la plupart du temps. J'ai beau connaitre les nécessités de l'expérimentation animale, j'en ai toujours désapprouvé les souffrances. Et la souffrance que je vois parfois sur les traits de la sirène... Des traits tellement humains...
Reynolds peut tenir tous les discours qu'il veut, je crois que le bénéfice du doute devrait être appliqué en de telles circonstances. Mieux vaut bien traiter une créature qui se révèle n'être « qu'un » animal plutôt que prendre le risque de maltraiter un être conscient...
Reynolds a choisi le postulat inverse. Il présuppose l'animalité de la sirène. Alors que l'histoire nous a prouvé maintes et maintes fois que l'humanité devrait être primordiale...
Je n'y peux rien, j'ai pitié de la sirène. Je la vois qui capte mon regard, parfois. Il n'y a jamais de peur dans ses yeux étranges. Rien qu'une froide détermination. J'essaye de lui transmettre mes encouragements, je crois. Intérieurement, je lui dis : « C'est bien. Tu te comportes dignement. Ne laisse pas Reynolds et les autres te briser ». Et plus les jours passent, plus j'ai l'impression qu'elle m'entend.
XXX
Nous avons fait des progrès aujourd'hui. Il s'avère que la sirène – comme c'était à prévoir si les grands fonds constituent son habitat naturel – supporte incroyablement bien la pression et les basses températures. Elle dispose en outre d'une vision parfaite dans le noir quasi complet. Son squelette est un mélange d'arêtes et d'os étrangement similaires à l'anatomie humaine. Son crâne a une capacité égale voire même supérieure à celle d'un crâne humain. Ses dents suggèrent qu'elle est âgée de vingt à vingt-cinq ans, et sa longévité est sans doute comparable à celle d'une femme en bonne santé. Et surtout, la sirène émet des ondes inaudibles à l'oreille humaine.
J'en aurais presque envie de sourire. Le mythe – ce fameux mythe des sirènes chantant pour envoûter les marins – semble nous rattraper finalement. Il s'avère que la sirène émet des ondes, en quantité et quasiment en continu. Elle ne cesse que lors de ses phases de sommeil, toujours très courtes. Difficile de dire s'il s'agit d'une tentative de communication, et si oui, comment l'interpréter... Les radios ont montré la présence de cordes vocales au niveau du cou, mais lorsque nous l'avons privée d'eau, la sirène n'a jamais manifesté le moindre signe d'une voix.
Enfin, elle ne s'alimente toujours pas. Elle commence à devenir faible. Je le vois de jour en jour. Alors que nous avions l'habitude de la voir nager quelques minutes chaque nuit pour détendre ses muscles – sans doute est-elle à l'étroit dans ce bassin – elle reste à présent allongée sur le fond de l'aquarium. Elle bouge très peu, et réagit de moins en moins aux stimuli. Reynolds se tape la tête contre les murs.
Il y a d'autres signes plus inquiétants. Les écailles et la peau de la sirène se sont décolorées. Par endroits, beaucoup sont tombées, dévoilant la chair à vif. Les voiles de la queue sont partis en lambeaux jusqu'à totalement disparaitre. Des sortes de pelures sont apparues sur tout le corps. La sirène est en train de mourir...
XXX
C'est la nuit. Je suis seul dans le laboratoire. Bien souvent, je m'y endors dans mon coin et mes collègues m'y laissent pour assurer la surveillance. L'un de nous doit toujours être présent.
Lorsque je me réveille cette nuit-là, il est quatre heures du matin. Machinalement, je me relève, pars me chercher un café. Je n'ai pas totalement les idées en place, et c'est pourquoi il me faut un certain temps pour remarquer les traces humides sur le sol. Mon sang ne fait qu'un tour. Je me rue vers l'aquarium, pour le découvrir entièrement vide. Au fond, là où la sirène gisait encore quelques heures plus tôt, je découvre un long scalp rêche et couvert d'écailles grisâtres, comme une mue de serpent.
Je regarde autour de moi, totalement paniqué. Les traces sortent du laboratoire pour s'aventurer dans l'entrelacs des corridors. Dans mon esprit ne résonne qu'une seule question : « Comment est-ce possible ? Comment est-ce possible ?? ».
Je m'arrête soudain au beau milieu d'un tournant, incapable d'en croire mes yeux. A l'autre bout du couloir, une silhouette vacillante se tient appuyée contre le mur, de tout son poids. Elle lutte pour avancer. Ses mouvements sont lents et maladroits. La silhouette est nue, féminine, et debout sur deux jambes fragiles.
L'espace d'un instant – un instant ridiculement long – je reste immobile, totalement incapable de décider quoi faire. Puis, je m'approche doucement. Sans chercher à dissimuler ma présence. Au cas où la sirène déciderait de m'attaquer, je préfère être encore en mesure de fuir... Car c'est elle, il n'y a aucun doute possible.
Elle entend mes pas et se retourne. Pour la première fois, je lis la peur dans ses yeux. Ses forces semblent l'abandonner, et ses jambes se dérobent sous elle : elle parvient à se redresser au prix d'un violent effort, mais s'écroule à nouveau.
Je m'approche jusqu'à réduire l'espace qui nous sépare à seulement quelques mètres. Je la contemple et elle me contemple.
C'est impossible. Là où les écailles parasitaient son visage, il n'y a plus qu'une peau lisse et très pâle. Là où ses yeux sans paupières jouissaient d'une solidité renforcée, ce sont bien à présent deux yeux humains qui me fixent : des yeux gris comme la Lune, plissés sous l'éclat des tubes cathodiques. Mais surtout, surtout... Là où la sirène déployait autrefois une queue majestueuse, se dessinent à présent deux jambes maigres, atrophiées, malingres. Des jambes qui semblent n'avoir jamais marché. Des jambes qu'aucune radio n'avait indiquées.
- Comment est-ce possible... ? je murmure malgré moi.
La sirène me retourne un regard éperdu. Elle est terrifiée, et maintenant que ses yeux sont humains, je n'ai plus le moindre doute : il y a des émotions derrière ce visage transformé, et même plus que cela : un esprit, une intelligence, une âme. Ses traits ont changé à un point tel... Elle pourrait presque passer pour l'une d'entre nous, à présent. Je devine même la naissance d'une pilosité à la surface lisse de son crâne. Deux tâches roses marquent désormais l'emplacement d'une légère poitrine, et ses jambes se croisent sur une intimité purement féminine...
Je n'arrive pas à y croire. Je n'arrive pas à y croire ! La sirène s'est métamorphosée ! Comme un papillon, elle a... Elle s'est forgée un cocon, et en est ressortie totalement transformée. C'était cela, tous ces jours immobiles au fond de son bassin, à perdre lentement ses écailles et sa peau...
Je la regarde. Je ne sais pas quoi faire. Je vois la panique dans son regard gris. Et, soudain, elle ouvre la bouche.
Mon cœur reste suspendu. Va-t-elle parler ? Une voix, rauque, cassée, éraillée, émet un son totalement inintelligible. Mais c'est un son. La sirène a parlé. Pour la première fois, peut-être ? Est-ce la première fois, comme pour ses jambes ?
Elle semble presque effrayée par sa propre voix... Décontenancée, elle recommence, encore et encore, jusqu'à ce que je croie discerner quelque chose dans ces feulements désespérés...
- Aide...moi....
Je me recule brusquement. Mais la sirène me regarde. Comme lors de notre première rencontre, elle ne me quitte pas des yeux :
- Aide...moi...
L'hésitation possède encore mon esprit, l'espace de quelques secondes. Et puis, ma conscience court-circuite tout. Comme si ces deux mots étaient le prétexte qu'attendait ma morale depuis tout ce temps, pour se déchainer...
Sans plus hésiter une seconde, je m'approche de la sirène et la prend dans mes bras. Son corps est glacé, mouillé et recouvert de frissons. La métamorphose a fait d'elle une créature à sang chaud, qui se meurt de froid à présent. Elle ne doit pas peser plus de cinquante kilos.
Remontant les couloirs à toute vitesse, je suis les chemins contournés par les gardes et parvient tant bien que mal jusqu'au pont du navire. En chemin, de bref piques de stress parviennent à m'atteindre. Je songe à toutes les caméras probablement en train de me regarder commettre un acte de haute trahison en ce moment même. Je songe à la mort de ma carrière scientifique, et à ma possible mort effective, quand Reynolds découvrira ce que j'ai fait... Je songe à tout cela tandis que lentement, irrésistiblement, je poursuis mon périple jusqu'à déposer la sirène tout contre le bastingage, à l'avant du bateau.
Nous restons là quelques secondes, à nous observer, sans rien dire. J'ignore comment la sirène connait ma langue. J'ignore si elle saurait dire autre chose. Mais je peux sentir sa reconnaissance, rien que par son regard. Je vois aussi qu'elle s'interroge. Pourquoi l'ai-je aidée ? Elle serait probablement morte au fond de cet aquarium, sans moi...
Soudain, la sirène approche son visage, tout près, si près que je peux sentir l'odeur salée de sa peau. Et là, distinctement, je l'entends. Une voix intérieure qui n'a rien d'humain. Une onde qui me transperce et me possède au plus profond de mes os :
« Merci », dit-elle. « Je ne t'oublierai pas. Et toi non plus ».
Alors, doucement, elle pose un bref instant ses lèvres sur les miennes. La seconde d'après, elle s'est envolée. Aucune gerbe d'eau ne vient saluer son retour à l'océan. La sirène s'enfonce simplement dans l'obscur, loin de la lumière, loin du Soleil, pour ne plus jamais y revenir...
Désemparé, je retourne à ma cabine, totalement perdu. Je suis un scientifique, nom de Dieu... Et je viens de dire adieu à la plus grande découverte du XXIe siècle... Mais je n'arrive pas à penser que j'ai eu tort. Je n'arrive pas à regretter, ni à redouter les conséquences. J'ai fait ce qui était juste. Je l'ai senti au fond de moi, je l'ai su... Je suis en paix.
Je me mets au lit, bien décidé à profiter d'un dernier sommeil paisible avant d'affronter le lendemain.
XXX
Le lendemain, le professeur Reynolds nous annonce le programme de la journée. Notre mission sera d'explorer les fonds marins en quête d'espèces inconnues.
Malgré moi, je fronde les sourcils :
- Mais, professeur... Le bassin...
- Le bassin est prévu à cet effet, Drake.
- Non, monsieur, je veux dire... Il est vide !
C'est au tour de Reynolds de froncer les sourcils :
- Mais bien évidemment qu'il est vide, Drake. Que voudriez-vous qu'on y trouve ? Vos poissons rouges ?
Sa blague fait sourire les autres, mais je reste stupéfait :
- Mais... La sirène ?
Nouvel éclat de rire, franc et général. Je regarde autour de moi. David Moore m'assène une bonne claque dans le dos :
- J'en connais un qui a fait d'un peu trop beaux rêves cette nuit.
Je renonce à répondre tandis qu'un doute affreux se fait jour dans mon esprit. Une fois libéré du petit déjeuner, je me rends dans le laboratoire. J'allume tous les ordinateurs, les uns après les autres, et convoque les images des caméras. Toutes les bandes sont vierges. J'ouvre alors tous les dossiers, toutes les analyses, toutes les données récoltées... Plus rien. Tout a disparu. Et alors, soudain, je comprends. Les ondes de la sirène. Ces mystérieuses ondes qu'aucun d'entre nous n'avait été capable d'interpréter...
Je la revois sous la clarté limpide de la Lune. Je revois sa beauté surnaturelle, et ces paroles qu'elle m'a adressées en esprit : « Je ne t'oublierai pas. Et toi non plus ».
Tous les autres, eux, ont oublié. Même les ordinateurs ont oublié. Mais pas moi. Voilà le cadeau qu'elle m'a fait...
Lentement, je m'approche de l'aquarium. Je touche le verre du bout des doigts. La sirène... Tous les autres croient que je l'ai rêvée. Tous les autres croient que je suis fou. Mais moi, je sais. Il y avait bien une sirène derrière ce verre. Et je l'ai aidée...
Pour moi seul, jusqu'au bout, je garderai ce secret.
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