La Mort Amoureuse

Dans le cadre de mes nouvelles de Noël 2018, ma Maman m'avait demandé un conte de Noël se déroulant au cimetière du Père Lachaise. Mon petit frère Alexandre souhaitait quant à lui une nouvelle sur le thème d'Halloween. Enfin, mon ami John m'avait laissé sujet libre : je l'associe ici à ce texte car je pense qu'il pourra lui plaire, et aussi parce que comme ça cela me permet de faire d'une pierre trois coups, mwahaha...

Bonne lecture ! 

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Il fait nuit noire dans le cimetière du Père Lachaise. En cette soirée de Réveillon, le jeune Billy s'est échappé de l'étouffante réunion familiale pour retrouver ses amis, Ben et Charlie. Ben a presque quinze ans ; il est grand avec des cheveux en brosse et une silhouette filiforme, étirée par les maléfices de l'adolescence. Charlie, lui, porte encore au même âge les dernières traces de l'enfance : un visage rond, de petites taches de rousseur semées au hasard comme le glaçage d'un gâteau, et un bonnet solidement enfoncé sur ses cheveux blond paille. Billy est le plus jeune des trois. A treize ans, c'est lui qui franchit le premier la trouée qu'ils ont découverte dans la muraille du Père Lachaise quelques semaines plus tôt. Avec sa petite taille et ses pieds agiles, cela ne lui pose aucun problème. Encore quelques branches de lierre à écarter, et le voilà dans le cimetière.

Aucun bruit. Les morts célèbrent Noël en silence, dans le secret de leurs tombes, sous la caresse discrète des flocons qui dérivent au ralenti. Le temps semble comme suspendu ici. On n'entend plus les bruits de la rue. Finis les chants de Noël, les rires des enfants et les cadeaux que l'on déballe. L'atmosphère est tout autre ici. Il fait plus calme, et Billy se sent comme apaisé. Derrière lui, ses compagnons crapahutent difficilement à travers la brèche :

- La vache ! s'exclame Ben pour se donner l'air adulte. C'est bien glauque ici.

Charlie, comme à son habitude, opine du chef. Billy, lui, contemple le paysage sans bouger. Une étrange fascination s'exerce sur lui à travers ces pierres silencieuses, ces mausolées aux fenêtres vides, et le visage triste des anges qui pleurent des larmes de gel. Il voudrait rester là à les admirer toute la nuit. Il trouve plus d'intérêt dans ces allées désertiques aux fleurs fanées que dans les cadeaux qui l'attendent auprès de la cheminée. Pourtant, s'il a entrainé ses amis dans cette folle aventure aujourd'hui, c'est bien que Billy a un plan. Prenant les choses en main, il désigne un chemin sur sa droite, qui serpente entre les sépulcres :

- Venez, c'est par là, déclare-t-il du ton assuré des leaders.

Les trois amis s'enfoncent plus profondément dans le cimetière. Les pavés craquent sous leurs pieds comme autant de fragments de squelettes. De temps à autre, Billy ne peut se retenir de regarder à travers les fissures des caveaux lézardés par le temps, pour tenter d'apercevoir un cadavre ou quelque autre vision macabre. Il guette dans l'air l'odeur de la décomposition, mais ne perçoit que le parfum glacé de la neige, et la nuance minérale de l'hiver.

Enfin, au plus profond du cimetière, dans une section depuis longtemps délaissée du grand public, ils aperçoivent une lumière :

- Je vous l'avais dit ! s'exclame Billy, au comble de l'excitation.

Il agrippe ses jumelles pour tenter de percer l'obscurité. Le mausolée se trouve à cent mètres environ, effondré et noirci de pluie, entièrement recouvert de mousse. On ne distingue plus rien du nom qui y était inscrit autrefois, mais le visage brisé d'une statue repose à même le sol sur le seuil de la porte, jeune fille figée dans une beauté parfaite et éternelle.

- Rappelle-moi ce qu'on fait ici, déjà ? demande Ben en se grattant la tête pour dissimuler son malaise.

- Tu le fais exprès ou quoi ? rétorque Billy, contrarié.

- Charlie n'a pas entendu l'histoire !

- Charlie était là !

- Non, je n'étais pas là !

Billy souffle bruyamment par le nez. De petites volutes de vapeur s'échappent dans le froid ambiant. Prenant son mal en patience, il fourre ses jumelles dans sa poche et commence son récit :

- Nous venons voir la sorcière, commence-t-il, très fier de son effet.

- La sorcière ? s'exclame Charlie, épouvanté.

- Oui, la sorcière du cimetière. Elle vit dans le mausolée qui se trouve là-bas, à ce qu'on raconte. Toutes les nuits, le mausolée est allumé, et personne ne sait pourquoi !

- Personne n'est jamais allé vérifier ? intervient Ben, dubitatif.

- Tous ceux qui s'en sont approchés sont morts avant de pouvoir regarder à l'intérieur..., répond Billy d'un air de suspense.

Charlie blêmit brutalement :

- Morts ? répète-t-il. Tous ? Mais pourquoi est-ce que tu veux y aller, alors ?

- Parce que ce soir, c'est le soir de Noël ! Nous sommes protégés ! La sorcière ne peut pas frapper à Noël !

- C'est n'importe quoi, décrète Ben en tournant le dos au mausolée.

- Si c'est n'importe quoi, alors tu n'as rien à craindre, rétorque Billy.

- On est vraiment obligés d'y aller ? demande Charlie.

Billy fulmine d'impatience :

- Allez-y ou pas, bande de mauviettes, moi je me lance, dit-il en partant d'un bond pas sur le sentier qui mène aux lumières.

Ben et Charlie restent un long moment plantés là, sans oser se regarder, partagés sur la démarche à suivre. Au bout d'un moment, Ben, rattrapé par un orgueil tout juvénile, décide qu'il ne se laissera pas devancer par un gamin de treize ans et emboite le pas à Billy sur le sentier. Charlie, lui, reste en arrière. La terreur et la honte lui font monter les larmes aux yeux. Incapable de bouger, incapable de partir, il finit par s'asseoir sur une tombe au bord du chemin et attend ses amis, se balançant d'avant en arrière pour éloigner le froid.

Billy et Ben se rejoignent devant l'entrée du mausolée. La façade vermoulue n'a rien d'engageant, mais la porte en fer forgé rouillé tient encore miraculeusement sur ses gonds. A l'intérieur, une lueur brûle indéniablement : une chaleur fluide et changeante, qui rappelle la vivacité d'une flamme.

Billy approche sa main. Il ne vit que pour cet instant depuis des semaines. Depuis que le vieux fossoyeur habitué à le voir faire des tours dans le cimetière lui a raconté la légende de cette sorcière que nul ne peut approcher. Mais Billy a trouvé la parade infaillible : nous sommes le soir de Noël, et rien de mal ne peut arriver.

Timidement, il frappe deux coups à la porte, frissonnant lorsque l'écho brise le silence autour de lui.

Pas de réponse. Il frappe encore, puis appelle :

- Madame la sorcière ? Nous voulons juste venir vous souhaiter un joyeux Noël !

Alors, il agrippe la poignée, qui tourne difficilement entre ses mains gelées.

Le mausolée n'abrite qu'une petite pièce de deux mètres sur trois. Le long des murs, des plaques commémoratives célèbrent la mémoire des ancêtres enterrés là. Un vitrail laisse deviner l'éclat de la Lune, au-dessus d'un autel de marbre blanc où repose un vase vide. Et, agenouillée face à l'autel, elle est là.

La sorcière, intégralement vêtue de noir, le visage et les cheveux recouverts par un voile. L'éclat d'une lampe à huile laisse deviner sa silhouette gracile au milieu des ombres de la pièce. Billy retient son souffle. Il ressent un tel mélange d'exaltation et d'angoisse qu'il ne sait laquelle domine l'autre. Derrière lui, Ben se tient en retrait, prêt à fuir.

- Bonsoir, bredouille Billy, se demandant à quel point il doit s'efforcer d'être poli envers une sorcière résidant au Père Lachaise. Je m'appelle Billy, et voici mon ami Ben. Nous sommes désolés de vous déranger, Madame, mais... Nous aimerions connaitre votre histoire.

La sorcière redresse la tête. Son voile délicatement ouvragé ondule sur son visage invisible. Délicatement, elle le relève de ses mains gantées, et révèle un visage jeune, d'une inexprimable perfection.

Billy reste bouche bée. La sorcière ne doit pas avoir plus de vingt ans. Sa peau de lait étincèle sous le ballet chaud des flammes. Ses magnifiques cheveux blond argent ruissellent comme de la soie sur ses frêles épaules, encadrant son visage en forme de cœur de petites boucles rebelles. Ses grands yeux gris les dévisagent, ouverts, curieux, sans la moindre trace d'animosité en eux. Elle ressemble au visage de la statue abandonné sur le seuil de la porte. Un ange tombé du ciel, prisonnier du cimetière.

- Bonsoir, dit-elle d'une petite voix surprise.

Ses lèvres rouges ressortent sur la pâleur de sa peau. L'espace d'un instant, Billy se demande s'il faut se méfier de cette apparence angélique, s'il ne s'agit pas là d'une ruse pour les attirer Ben et lui et sucer leur sang jusqu'à la moelle. Mais c'est le soir de Noël. La sorcière n'a aucun pouvoir.

- Pouvez-vous nous dire qui vous êtes ? demande Billy, hésitant.

- Je m'appelle Lily, répond la sorcière.

- Comment ça se fait que vous êtes aussi jeune ? s'exclame Ben en pénétrant davantage dans la pièce. Le fossoyeur a dit que vous viviez là depuis des dizaines d'années ! Depuis plus d'un siècle !

- Je ne vieillis pas, répond la sorcière en haussant ses petites épaules.

Sa voix est douce, comme si ce qu'elle racontait faisait sens le plus naturellement du monde.

Billy secoue la tête :

- Pourquoi restez-vous ici, si vous êtes si puissante ?

- Je ne suis pas puissante, répond-elle posément. Je n'ai aucun pouvoir. Je suis seulement maudite. Je reste ici pour éviter à d'autres de mourir à cause de moi.

- Vous voulez dire que vous n'êtes pas une sorcière ? fait Ben, presque déçu.

Billy l'écarte d'un geste agacé :

- Quel genre de malédiction vous frappe, Madame ?

La jeune fille sourit. Elle balade son regard alentour, sur toutes les plaques commémoratives déposées autour d'elle :

- Lorsque j'avais quinze ans, ma mère est morte des suites d'une longue maladie, commence-t-elle en s'arrêtant sur un nom gravé dans la pierre. Le jour de ses funérailles, j'ai aperçu un jeune homme vêtu de noir, que je ne connaissais pas... Je ne l'avais jamais vu auparavant. Je ne savais pas comment il connaissait ma mère. Je me souviens qu'il ne portait pas de manteau, même si nous étions en plein hiver ce jour-là et qu'il pleuvait. Il m'a regardée comme personne ne m'avait jamais regardée... Et puis, il est parti. Je pensais ne plus jamais le revoir, lorsque, quelques semaines plus tard, mon père est décédé à son tour en tombant de son cheval.

Son regard se voile de tristesse. Elle continue malgré tout :

- Aux funérailles, de nouveau, j'ai aperçu ce beau jeune homme qui ignorait le froid. Et puis, ma sœur est morte. Mon petit frère. Mes oncles. Mes tantes. Mes grands-parents. Toutes les personnes qui résidaient autour de moi sont mortes, les unes après les autres, en l'espace de quelques mois. Le voisinage a commencé à colporter des rumeurs sur moi. On racontait que j'étais maudite, mais je n'osais pas encore y croire. Je me croyais malchanceuse, oui. Je croyais que mon tour arriverait bientôt, et j'ignorais si je devais l'espérer ou non. A chaque enterrement, j'apercevais ce jeune homme vêtu de noir, toujours dans les mêmes vêtements, mais il disparaissait avant que j'aie le temps de lui parler.

Billy reste littéralement suspendu aux lèvres de la sorcière. Ben, lui, sent monter en lui un irrépressible sentiment de malaise.

- Que s'est-il passé ensuite ? demande Billy.

La sorcière tourne vers lui ses grands yeux tristes :

- J'ai intégré un pensionnat pour jeunes filles, après que tous mes parents proches aient disparu. Très vite, le malheur m'a suivie. Mes camarades de classe sont décédées dans des circonstances parfois inexpliquées, les unes après les autres. Les sœurs qui dirigeaient l'internat également. Les habitants de la petite ville où je résidais ont fini par me chasser, persuadés que j'étais soit une meurtrière impossible à confondre, soit une sorcière. Je me suis établie dans un village voisin. Une fois encore, la mort m'a suivie. Et à chaque nouvelle disparition, le garçon vêtu de noir m'apparaissait...

La sorcière incline la tête. Deux larmes symétriques roulent sur ses joues :

- J'ai fini par comprendre qui il était, et pourquoi cette terrible série noire s'attachait à mes pas.

- Qui était-il ? demande Billy, au comble de l'excitation, tandis que Ben lui agrippe le bras.

La sorcière relève les yeux :

- La mort, répond-elle. La mort est tombée amoureuse de moi, aux funérailles de ma mère, lorsque j'avais quinze ans. Dès lors, elle a cherché à me revoir, par tous les moyens possibles. Mais la mort ne peut se rendre sur Terre que pour prendre une vie... Alors, la mort a fauché tous ceux que je connaissais, l'un après l'autre. Tous ceux à qui j'avais parlé, toutes les personnes qui avaient un jour eu le malheur de croiser mon chemin ne serait-ce qu'une fois dans leur vie. La mort les saisissait, pour pouvoir s'incarner sur Terre, ne serait-ce que l'espace de quelques heures, et me retrouver...

La grande silhouette de Ben frémit d'angoisse. Billy, lui, est fasciné :

- C'est horriblement triste..., murmure-t-il.

La sorcière acquiesce, sourit :

- Je me suis retranchée dans ce mausolée, explique-t-elle. Loin de toute créature vivante, et auprès de ma famille disparue. Je n'avais aucun autre moyen de tenir la mort à l'écart.

- Pourquoi ne vous a-t-elle pas emportée vous ? demande Billy.

- Parce que la mort détruit ce qu'elle prend, répond la sorcière. Et la mort ne veut pas me tuer. Aussi longtemps que je reste en vie, elle garde l'espoir de me revoir. Voilà pourquoi je ne vieillis pas. Elle préserve ma vie, prolonge mon existence. Elle n'acceptera jamais de me prendre.

- Est-ce que vous l'aimez ? demande Billy, qui n'est pas parvenu à réprimer ses élans romantiques.

- Je l'aime et je la hais, répond la sorcière. Elle a défini toute ma vie. Tué tous ceux que j'aimais. Elle m'a forcée à cet isolement éternel, et aujourd'hui encore, je protège le monde de ses crimes. Mais il y a forcément une raison si la mort s'est attachée à mes pas, pas vrai ? On ne peut pas échapper à un tel amour.

Derrière Billy, Ben cède à la panique la plus totale :

- Est-ce qu'elle peut nous voir, en ce moment même ? demande-t-il en regardant nerveusement autour de lui. Est-ce qu'elle va venir nous prendre à présent que nous sommes près de vous ?

- Ne sois pas idiot, rétorque Billy. Je t'ai déjà dit que rien de mal ne pouvait arriver le soir de Noël.

La sorcière se fend d'un sourire triste :

- Il y a bien une nuit où la mort peut venir me rejoindre sans risque, répond-elle. Car cette nuit-là, la frontière entre le monde des vivants et le monde des morts s'efface. Cette nuit-là, la mort peut venir à ma rencontre, sans tuer qui que ce soit.

- Le soir de Noël ?

- Non. Le 31 octobre. Le soir d'Halloween.

Ben et Billy se figent. Alors, le masque de la sorcière se fissure et elle pleure :

- Vous n'auriez pas dû venir ici, sanglote-t-elle.

Une main glacée se referme sur le cœur de Billy. Il a le temps de percevoir l'amour terrible que renferme cette étreinte, avant que le monde ne s'efface sous ses yeux.

A l'autre bout du cimetière, Charlie voit son ami Ben ressortir du mausolée en hurlant. La lueur brûle toujours à la fenêtre. En ombres chinoises, deux silhouettes, un homme et une femme, s'enlacent dans un silence religieux. 

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