Dvaras


Le château se dresse là telle une créature vivante, monstre sacré à l'assaut de la montagne. Ses pierres grises passées par le temps ont vu les générations défiler, insensibles aux guerres, au froid, aux intempéries et aux vents, tout ce qui nous rappelle que nous, pauvres humains, sommes mortels, alors que notre mémoire perdure.

Pour combien de temps encore ?

Cela fait plus d'un siècle que le château est abandonné. Ses proportions gigantesques auraient suffi à décourager n'importe quel milliardaire avide de vieux patrimoine, s'il n'y avait pas déjà l'isolement extrême qui l'entoure. Perché tel un dragon de pierre, le château règne sur un domaine de plus de dix mille hectares aux confins de l'Europe de l'Est, vestige d'une dynastie disparue. Quelles forces secrètes a-t-il fallu rassembler pour conduire à la création d'un tel monument ? Quel élan de crainte, de ferveur ou d'amour ont pu conduire les habitants de cette région boisée à dédier plus de trois décennies de leur vie dans ce chantier de géant ? Combien y ont laissé plus que leur vie ?

A l'heure où j'aborde le château, la route en friche crisse sous les roues de ma voiture. La propriété attire toujours un certain nombre de visiteurs curieux, ce qui empêche le sentier de sombrer dans l'oubli. Mais l'accès au domaine reste, en théorie, strictement interdit.

L'origine et l'histoire du château se perdent dans des archives rongées par le feu, les mites, disséminées à travers le temps par des remaniements successifs. On raconte qu'il fut initié par un prince de l'un de ces royaumes oubliés qui ensanglantent l'histoire de la vieille Europe. On raconte aussi qu'il fut longtemps la propriété d'une ancienne famille de la noblesse balte, jusqu'à ce que la demeure épuise les héritiers jusqu'au dernier sou.

Aujourd'hui, sans plus personne pour le réclamer, le château appartient à un état trop pauvre pour le restaurer et trop indifférent pour s'en soucier. Il se dessine en ombre chinoise à l'horizon des quelques villages qui persistent encore dans la région. Dans la croyance populaire, il est le « Dvaras », le Château avec un grand « C », le Maître par excellence. Son aura imprègne les lieux, orne les blasons des tavernes et les cartes postales des touristes suffisamment excentriques pour s'aventurer dans des contrées aussi reculées. Les soirs de pleine Lune, il luit tel un astre à part entière, divinité formidable au firmament de ce pays.

Difficile d'ignorer la présence lourde du château tandis que ma voiture se faufile entre les herbes hautes. De loin, je peux déjà apercevoir ses tourelles massives aux multiples extensions, ses murailles défensives et ses contreforts plongés dans la végétation. Des toits élancés, très peu de fenêtres, un profil austère qui ne présente qu'une façade unie à l'ennemi, barricadée, imprenable. Quelles étaient ces armées dont les constructeurs cherchaient tant à se protéger ? Quels conflits ont pu nécessiter l'érection d'une telle forteresse ?

Nos connaissances sur la région sont trop obscures pour espérer répondre à ces questions. Lorsqu'il devient évident que la route se fait trop impraticable, j'arrête ma voiture en pleine voie et poursuis mon ascension à pied. Il y a des ronces, des orties, et des années de feuilles décomposées qui forment une couche spongieuse sur le sol. Dans cette chaude journée d'été, l'atmosphère brûle d'une humidité vaporeuse qui brouille l'horizon. Le château tremble dans mon champ de vision, ombre éthérée comme sur le point de disparaitre, de s'effondrer, de prendre son envol peut-être... Ses flancs oscillent et ondulent tels les muscles puissants d'un grand lion.

Le climat fait aussi la joie des moustiques qui n'ont sans doute pas vu débarquer un tel festin depuis longtemps. Je les ignore. Devant moi se dressent enfin les grilles : deux battants de fer forgé rajoutés là au XIXe siècle par un égo gothique, et qui se tordent de rouille aujourd'hui. Ses battants fracassés ont dû voir défiler des générations de pilleurs au fil des décennies. Je balaye un instant ma honte de suivre la trace de tels prédécesseurs, et je me glisse dans l'interstice.

Enfin le château m'ouvre ses portes. De près, les dégâts sont accablants : les douves marécageuses ont englouti une bonne quantité des pierres de la façade, plusieurs lézardes menacent d'emporter les plus hautes tours, et l'immense gueule de l'entrée git, fracturée, sur le parvis du domaine. Il me faut enjamber les débris pour me frayer un chemin à l'intérieur.

J'arrive dans une cour suffisamment vaste pour accueillir à elle seule le village le plus proche. Encore une fois, le gigantisme des lieux m'effraie. Les multiples étages me contemplent de leur façade aveugle, les tours, les pignons, les passerelles, des kilomètres de marches et de galeries qui résonnent seulement du bruit de mes pas, et j'ai l'impression qu'une armée de fantômes s'est soudain mise à mes trousses. Tout est si vieux et si vide. Comment imaginer qu'une vie a un jour animé ces murs ? La demeure ne semble pas avoir été construite aux dimensions des hommes. Lorsque le château était peuplé, ses habitants parvenaient-ils à en explorer chaque coursive, chaque recoin, à porter la lumière de leur torche jusqu'au plus profond de ses oubliettes ? Et que dire de l'époque où le château n'était la propriété que d'une seule famille ? Comment une seule famille avait-elle pu vivre dans une forteresse construite pour en abriter des centaines ? Eperdu, mon regard se pose sur chaque arche, chaque fenêtre, chaque pièce laissée au secret de ses murs, et j'interroge le secret de ces vies passées.

Je ne suis pas là pour céder à tant de lyrisme, pourtant. Archéologue de mon état, spécialiste de l'Europe de l'Est médiévale, je n'ai officiellement pas le droit d'être là. Je pénètre dans la propriété comme le dernier des voleurs, espérant emporter pour seul trésor les renseignements nécessaires à la publication que je projette du fameux dvaras. Peut-être cela permettra-t-il de le sortir de l'abandon où l'histoire l'a jeté depuis des années...

Des heures durant, donc, je parcours les salles et les vieilles coursives du château. Certaines pièces du rez-de-chaussée portent encore des traces d'occupation récente : la suie d'un feu de cheminée dans ce qui devait être un petit salon, des vestiges de meubles tombés en morceaux ou de rideaux livrés aux souris. Mais les anciens propriétaires, les huissiers et les pillards sont passés par là depuis longtemps. Ils ont vidé le château de son contenu comme on éviscère une carcasse, n'en laissant rien de plus que les murs. Le plafond s'est dissout par endroit, révélant le plancher des étages supérieurs, ouverts aux feuilles mortes et à la pluie. Il me faut une bonne dose de courage pour m'attaquer à ces étages.

Ici, les sols semblent impraticables. Je ne tarde pas à me munir d'un vieux linteau de baldaquin pour tester la résistance des planches devant moi. Les parquets gémissent, grincent, murmurent, se répandent en un concert de plaintes qui m'évoque les supplices d'autrefois. Je m'arrête ici et là pour prendre en photo les détails architecturaux les plus intéressants. Un carnet de croquis à la main, je relève les sculptures, les inscriptions, je cherche en vain dans le chaos qu'ont laissé les années des documents intacts ou des gravures ciselées dans la pierre. Il faudrait des jours pour explorer la bâtisse méticuleusement, aussi je renonce pour la journée et je retrouve péniblement mon chemin jusqu'à ma voiture.

L'expérience m'a laissé un sentiment grisant, étrange. Je n'ai jamais rien aimé de mieux que ces ruines ouvertes à moi seul, comme si un dialogue s'était instauré entre moi et les siècles. Et pourtant, je ne peux que songer à l'immense gâchis que représente l'abandon de la forteresse.

C'est sur cette mélancolie partagée que je rejoins mon auberge pour la nuit. Le propriétaire est un vieil homme à l'accent à couper au couteau, qui s'amuse de ma jeunesse et de mon enthousiasme. Visiblement, je ne suis pas le premier à tenter de percer les secrets du dvaras. Tandis que je dîne dans la salle commune, je rejoins presque malgré moi la discussion des vieillards du village, qui me font part sous ma prise de notes frénétique de leur sentiment sur le château. Comme j'aurais pu le prévoir, ce qu'ils me racontent est un mélange de légendes et de rumeurs locales, sans doute destiné à impressionner le pauvre étranger que je suis. Pourtant, je prends plaisir à cette discussion, et je laisse les vieux hommes m'embarquer dans l'origine sanglante du château, à l'époque où un seigneur cruel réduisit son peuple en esclavage pour bâtir ses murailles, et où les souterrains regorgeaient des corps de ceux qui lui avaient désobéi. J'ai vaguement jeté un coup d'œil à ces souterrains en explorant le rez-de-chaussée et les ai trouvés à la fois effondrés et murés, aussi ces contes horrifiques devront sans doute attendre longtemps avant d'être confirmés.

Ces berceuses m'accompagnent cependant jusque dans mon lit. Happé par le sommeil, je revois en rêve le grand portail torturé du château, sa cour à ciel ouvert et le départ des souterrains, loin sous la surface. Plusieurs arches de pierres gardent le souvenir des passages qui se trouvaient là. Ils ont de toute évidence été murés plusieurs siècles avant même l'abandon du château, et les restes d'un crépi informe recouvrent même les plus accessibles d'entre eux. Pourtant, toutes les suppositions restent ouvertes sur l'à-propos de ces galeries et les lieux auxquels elles menaient... Tandis que mon esprit revisite en pensée ces soupiraux lugubres, je me surprends à guetter les cris des oubliettes non loin, l'humidité ruisselant sur les murs dans une forte odeur de salpêtre, et les gueules béantes de ces sauf-conduits effondrés sous la terre...

Un passage se distingue parmi tous les autres. Les pierres ici se sont descellées, laissant exhaler un souffle d'air froid qui joue entre les interstices du mur. Je ne me souviens pas avoir remarqué ce détail lors de ma visite des lieux, mais je laisse ma curiosité et les récits des vieillards me guider : glissant mes doigts entre les pierres, il ne faut pas plus de quelques poussées pour effondrer ce qu'il reste du mortier. La conscience de rêver refoule les scrupules de l'archéologue en moi. Il n'y a que dans mes rêves que je peux m'amuser à jouer à ces explorateurs qui peuplent les films et les jeux-vidéos de mon enfance : aussi je détruis les restes du mur allègrement et je m'enfonce sous la voûte obscure.

Il fait froid et très sombre. Je fouille les poches de mon pyjama pour vérifier si mon subconscient a pensé à me doter de mon éternelle lampe torche, et là voilà qui apparait, fidèle au poste. Le pinceau de lumière éclaire des murs de terre nue envahis par les racines. Il en faut plus pour m'impressionner. Regardant précautionneusement où je vais, je remonte le long du corridor. Des blocs de pierres épars m'apprennent qu'une partie au moins du conduit était consolidé. Ces parois artificielles ont cédé avec le temps, révélant dans l'obscurité des formes qui me deviennent soudain trop familières...

Des crânes. Je reconnais des crânes pris dans les débris des parois. Des mâchoires et des maxillaires sourient dans leur prison de terre, offrant leur denture figée à la faveur de ma lampe. Les récits des vieillards me reviennent en mémoire, et je sens mon rêve irrésistiblement basculer vers le cauchemar.

Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir que je me suis aventuré trop loin désormais pour apercevoir la sortie du souterrain. Ses bifurcations régulières suffiraient à égarer n'importe quel archéologue suffisamment stupide pour s'y aventurer seul. Le dédale de galeries semble égaler le château en terme de superficie, et déjà je discerne des escaliers dans l'ombre : une forteresse sous la forteresse, des étages de secrets livrés aux ténèbres.

Ici aussi, il y a des squelettes et des restes épars partout. Ils parsèment le sol, craquent sous mes pas malgré mes précautions, parsèment mon parcours de bruissements funestes. L'odeur de terre pénètre fortement dans mes narines et ma bouche, réussissant à me faire oublier, l'espace d'un instant, que tout ceci n'est qu'un rêve.

Des murmures se font entendre autour de moi. A mesure que les parois se resserrent, de plus en plus de racines accrochent mes vêtements, ma peau, autant de phalanges putréfiées tournées vers moi pour me crocheter en pleine course... Bientôt les silhouettes se révèlent au grand jour : armée de cadavres qui s'animent à la lueur de ma torche, qui tendent vers moi leurs restes en lambeaux en me suppliant...

Je me mets à courir. La folie et les hurlements me rattrapent, s'accrochent à moi telle une malédiction pour avoir osé profaner ces lieux. La terre des parois bouillonne des morts qui la traversent. Ils sont partout, gémissant de leurs gorges vides, avides de ma présence telles des créatures misérables livrées à la nuit.

Je me réveille en sursaut, le cœur battant à tout rompre et le corps en sueur. Il me faut plusieurs secondes pour chasser les visions de cauchemar de mon esprit. Je me fustige d'avoir accordé foi aux racontars des villageois : ils avaient raison, les jeunes étrangers sont décidément trop impressionnables... Et je ne boirai plus jamais de cet alcool de mûres qu'ils m'ont servi pendant le dîner.

Enfin redevenu moi-même, je jette un coup d'œil au Soleil déjà haut dans le ciel. Il est tard... Mon temps ici est limité si je ne veux pas me faire repérer par les gardes forestiers.

Agrippant donc ma résolution, je quitte mon lit en vitesse pour me préparer, mais un détail retient mon attention. Intrigué, je me rassois. Une forme très particulière d'angoisse se fait jour dans mon esprit tandis que j'examine la plante de mes pieds nus, imprégnés d'un résidu étrange...

De la terre, et de la poussière d'os.

l

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top