Derry

Nul ne sait quand l'exploitation minière a démarré à Derry. Petite ville côtière au Nord de l'île, elle se niche là comme si une vague pouvait l'emporter d'une seconde à l'autre, et pourtant, elle a toujours été là. Dans ces terres noires et reculées, où le lichen tient lieu de verdure et l'océan d'horizon, il y a toujours eu un Derry. Quelques masures recroquevillées les unes sur les autres pour se tenir chaud. Du bois flotté rejeté par la marée, des plaques d'ardoise extraites des hauts plateaux : voilà toute l'hospitalité que les habitants de Derry ont à offrir. Le terrain est trop rocailleux pour l'agriculture, aride et battu par les vents ; seules les racines les plus coriaces survivent ici, et elles ne sont pas comestibles. Pas d'animaux non plus, en dehors du cri des mouettes qui résonne sans cesse sur les falaises, au rythme de la houle. La fureur des eaux rend toute pêche impossible : les habitants survivent du commerce avec l'intérieur, et des quelques bateaux qui se fracassent sur les récifs sans laisser de survivants.

A première vue, Derry parait donc un désert dans son amertume minérale, froide et stérile. Pourtant, il y a toujours eu un Derry. Quel attrait recèle donc ce lopin de terre, perdu aux confins d'une île dont personne ne se préoccupe ?

La réponse se trouve sous la terre. Sous la roche, sous le niveau de la mer, au terme d'un gigantesque réseau de galeries creusées par les générations et les années, se trouve la clé pour comprendre Derry.

On raconte qu'en posant le pied sur la rive, les premiers habitants de cette île ont découvert un sillon de pierre sanguine, s'enfonçant dans les profondeurs de la falaise. Ils ont creusé, troué le rivage de grottes artificielles, et laissé sur les parois exsangues le témoignage de leur passage. Aujourd'hui encore, leurs dessins énigmatiques accueillent les mineurs de Derry. Depuis plusieurs années maintenant, quelques amateurs de ce nouveau passe-temps qu'est l'archéologie ont insisté pour relever ces peintures, les reproduire, les préserver, mais les exploitants de Derry ont autre chose à faire que de se préoccuper de leurs lointains prédécesseurs.

A Derry, il y a de l'or.

Juin 1878. Il n'y a pas d'été sur ce rivage : les saisons se fracassent sur les récifs comme une brise orpheline. Toujours, le même ciel gris couronne les falaises, et toujours, la pierre rouge des mines luit dans le lointain telle une plaine en feu. Quand vient le crépuscule, la roche saigne de la mort du Soleil, elle se couvre de veines et transpire d'un ultime éclat. Les écueils qui bordent Derry baignent dans ce résidu écarlate, comme si les marins embrochés dans la nuit sombraient à nouveau, jour après jour.

Le mystère demeure encore entier sur ce composé qui rend la pierre rouge et l'air acide. S'il empoisonne les poumons et dévore peu à peu la chair des mineurs, on sait en revanche ceci : là où la pierre saigne, il y a de l'or. Et les hommes s'enfoncent de plus en plus profondément dans les veines de la Terre.

J'aborde aujourd'hui le village après deux longues journées de marche. Le chemin de fer ne se rend pas jusqu'ici. La route s'est interrompue à l'entrée des collines, et de là, il m'a fallu suivre les chemins de passe qui alimentent les habitants en produits de première nécessité. J'ai croisé quelques relais sur la route, mais guère plus. Les autochtones sont à l'image de leur île : fermés et austères, aiguisés par des années de vie sous la serpe du vent et du sel. Mon argent ne les intéresse pas : il m'a fallu marchander quelques-uns de mes vêtements pour négocier le gite et le couvert. Les raisons officielles qui m'amènent jusqu'ici, pas plus que les documents qui l'accompagnent, ne sont d'une quelconque importance pour ces gens. Ils mènent une vie rude, où l'or est plus abondant que la nourriture.

Je ne sais quoi démêler de tout ceci en abordant les petites cahutes de Derry. Officiellement, on m'a délégué ici pour enquêter sur les conditions de vie des mineurs : Derry traine une histoire aussi sanglante que la roche qui l'imprègne. Pourtant, l'exploitation perdure... Et de nouveaux mineurs arrivent encore et toujours pour dégager les veines rouges de la mine.

Le danger est multiple : contamination de l'air et du sol, effondrements, effets secondaires dus à la profondeur toujours croissante des galeries, inondations, poches de gaz... L'enquête préliminaire menée au pays m'a appris qu'en moyenne, l'espérance de vie d'un mineur de Derry ne dépasse pas trente-cinq ans. Le village a été frappé d'accidents effroyables, parfois inexpliqués. La terre tend à absorber les mineurs qui l'exploitent. Pourtant, la population perdure.

Mes supérieurs m'ont remis une liste des occupants actuels du village, dans la mesure de leurs connaissances. Ils sont deux-cents-quinze en tout, hommes, femmes et enfants. Tous sont originaires du continent ou de l'intérieur de l'île. Ils ne touchent pratiquement rien pour le travail qui est le leur. Pourtant, jamais Derry n'a connu la moindre grève. Du point de vue de mes employeurs, cette ville est l'exploitation parfaite : main d'œuvre docile à bas prix, très haut rendement, métal précieux. Mais je ne peux me départir du sentiment de malaise qui m'étreint en surplombant le village.

Personne ne vient m'accueillir. Je sais avant même de pénétrer dans les rues que la vie ici est misérable : pas de circulation, pas de marché, pas même l'odeur fraiche du poisson qui irrigue l'atmosphère des petits villages du Sud. A mesure que je m'approche, j'aperçois les maisons se dresser telle une rangée de dents branlantes, le vent jouant dans les scissures qu'on a laissées libres. Il doit faire aussi froid à l'intérieur que sur cette plage dénudée. Pas de fumée sortant des cheminées, pas de séchoirs laissés au Soleil, et toujours aucune vie.

J'agrippe malgré tout ma résolution. Il est midi : tous les villageois doivent être en plein travail à la mine. Une bâtisse un peu mieux achalandée que les autres porte le sigle de mes employeurs : je m'y presse en espérant rencontrer ici le responsable de la colonie.

C'est une femme qui m'ouvre la porte. Les premières secondes, son aspect me laisse sans voix, et je dois faire appel à tous les résidus de mon éducation pour me ressaisir et lui tendre la main :

- Bonjour, dis-je en me présentant. Je cherche monsieur Everett Lewis. Vous pourriez m'aider ?

Elle ne répond pas à mon salut. Elle me contemple, créature pâle et décharnée, vêtue d'une robe de toile si usée qu'on en voit la corde. De longues années de travail à la mine en ont teinté la moindre fibre de cette nuance rouge si particulière qui la fait paraitre nimbée de sang. En détaillant la villageoise, je me rends compte que le phénomène s'étend à sa peau, ses ongles, ses cheveux, et même ses yeux : la teinte semble avoir imprégné toutes les fibres de son être, tel le fruit d'une longue et terrible usure.

Contenant mes émotions, j'essaye d'estimer son âge : ses traits ont fondu sur son visage émacié, ses os saillent sous la peau pendante, et pourtant, elle ne doit pas avoir plus de vingt ans. Elle me dévisage de ses yeux caves, la bouche agitée de tics nerveux, agrippant désespérément le tablier qui enserre sa taille :

- Il n'est pas ici, répond-elle finalement.

Son regard passe à travers moi. Je ne sais qui de nous deux impressionne le plus l'autre : elle me fait l'effet d'un fantôme, alors que ma seule présence fait naitre des crispations dans ses poings serrés.

- Vous savez où il est ? j'essaye malgré tout de demander poliment.

Ses iris se tournent vers la falaise :

- A la mine, dit-elle.

Une forme de vie presque sauvage anime ses traits lorsqu'elle prononce ces mots. Stupéfait, je la vois baisser la tête sur ses jambes plantées dans le sol et marmonner pour elle-même des paroles incompréhensibles.

- Vous savez quand est-ce que je pourrai le rencontrer ? je lui demande avec un sourire encourageant.

- Il m'a demandé de vous attendre ici, répond-elle d'un ton sec. Il m'a dit de vous attendre, et maintenant, je ne peux pas y aller...

A nouveau, son regard se perd dans le vide, vers ce gouffre sans fond que je ne peux pas voir.

- Je suis désolé si je vous ai causé des ennuis, je réponds, diplomate. Peut-être pourriez-vous me montrer la mine ? Je devrai m'y rendre pour enquêter, de toute façon.

Elle m'écarte aussitôt pour franchir le seuil de la maison. Mes paroles semblent l'avoir libérée : elle court presque sur le chemin de la carrière, sans manteau pour se prémunir du vent, sans se soucier de ma présence, avec une force surprenante pour une femme aussi squelettique. Je la suis malgré tout. Le tunnel s'ouvre telle la gueule d'un grand monstre gavé de rouge : immense et sanguinolent. C'est une blessure dans le flanc de la falaise qui suppure depuis des générations. Je sens ma résolution faiblir face au gigantisme des lieux, mais ma guide disparait déjà dans l'ombre de la montagne.

Je me dépêche, cherchant en vain un casque ou des gants pour me protéger des profondeurs qui m'attendent.

La galerie s'enfonce en suivant une pente douce aux multiples embranchements. J'aperçois la silhouette de la jeune femme au loin qui se précipite comme pour retrouver un amant. Quelle est donc cette urgence qui la pousse à courir jusqu'au fond de la mine ?

A mesure que nous progressons, la hauteur sous plafond diminue. Je peux bientôt sentir l'aura si particulière de la roche autour de moi, l'odeur minérale qui remplace les embruns de l'océan, et la pression des dizaines de milliers de tonnes de pierre au-dessus de ma tête. Malgré moi, je ne peux réprimer un sournois sentiment de claustrophobie. La mine se déploie toujours, tentaculaire, labyrinthique, tel le vaste système limbique d'un géant endormi sous la Terre. L'air vicié qui remonte le long des conduits m'évoque son souffle, l'humidité le long des murs son sang que les hommes répandent en espérant son réveil. Quelle sera la réaction du géant ?

Enfin, alors que la température se fait insoutenable et que ma guide a disparu depuis longtemps, j'entends le bruit des pioches qui attaquent la roche.

Je ralentis. Il y a comme une vibration dans l'air qui résonne contre mes os, derrière mes yeux, tout au fond de mon crâne. L'air me parait lourd et écrasant, rempli d'une présence insidieuse qui pénètre dans mes poumons, laisse son empreinte sur ma peau et son goût métallique sur ma langue. Est-ce cela l'odeur de l'or ? Est-ce la clé de cette mystérieuse attraction que Derry semble projeter sur tous ceux qui l'approchent ?

J'aperçois les mineurs au fond de la galerie. Une dizaine d'hommes pressés dans la chaleur suffocante, torses nus sous l'effort, dégageant des pelletées d'argile rouge et humide dans une obscurité quasi complète. Pourtant mes yeux perçoivent la scène, surnaturelle et pailletée d'or, comme si les parois projetaient leur propre éclat.

Ce n'est qu'une galerie parmi tant d'autres. J'entends plus loin le bruit d'autres groupes de travailleurs grignotant la montagne. Je ne sais pourquoi, je choisis d'ignorer les premiers mineurs pour m'enfoncer plus loin dans le dédale sous la mer.

La présence de l'eau est presque palpable ici. Les murs transpirent un résidu salé ; la lueur trouble des lampes à pétrole donne l'impression de voir le monde à travers un hublot, petit univers aquatique loin des réalités de la surface...

Je débouche soudain sur une cavité plus grande que les autres. Les ténèbres voilent la voûte rocheuse : les contreforts se perdent quelque part loin au-dessus de ma tête, dans des proportions insoupçonnées si loin sous le niveau de la mer...

Je retrouve la jeune femme qui m'a attendu au village. Elle a retroussé les manches de sa robe de chanvre : des deux mains, sans même un outil, elle arrache des fragments de roche poisseuse du flanc de la mine. Des dizaines d'autres mineurs l'entourent, hommes, femmes et enfants, et je comprends soudain que j'ai retrouvé la population de Derry. Ils sont tous là, affairés à leur tâche sans même me voir, les traits tendus dans une expression d'avidité pure, au-delà de la folie. Ils sont nombreux à avoir abandonné leurs outils brisés à même le sol pour attaquer la roche à mains nues, se frayant un chemin, grattant, creusant, fouaillant, encore et encore, dans le ventre de pierre.

Je reste un instant étourdi par cette vision. L'espace d'une seconde, le rouge obture mes sens, me remplit, envahit tout. La vibration qui n'était que murmure hurle et déchire mon esprit. Je tombe à genoux, je relève les yeux, et je vois, je vois au fond de cette caverne, la chose terrible que les mineurs sont en train de déterrer.

Il n'y a pas de mots pour décrire ce que l'esprit ne peut concevoir. L'horreur et l'abomination sans nom se sont conjuguées pour produire cette chose rouge, informe, qui suinte telle une maladie dans les strates rocheuses de la falaise, qui brille d'un éclat de convoitise aux yeux des hommes qui l'exhume.

Je contemple ce monstre, trop formidable pour être nommé, engourdi depuis combien de millions d'années dans le secret de cette terre stérile...

- Qu'est-ce que c'est... ? je m'entends murmurer.

La femme du village se retourne vers moi. D'un geste fébrile, elle attrape ma main pour me relever :

- C'est l'Ancien ! s'exclame-t-elle, le souffle court. C'est l'Ancien qui offre l'or, et qui attend qu'on l'éveille !

Alors, d'autorité, elle plaque ma main contre le flanc du monstre.

Un courant d'électricité me traverse. Un état de grâce, ou un instant de folie pure, qui me lie à cette créature sans fondements ni limites, sans conscience, ou si terrible que je ne peux pas l'appréhender. Je me sens mourir, je me perds : les frontières de l'individu éclatent face à cet être intemporel endormi là, qui n'attend qu'une chose de moi : ma vie, mes efforts et mon sang, pour toujours.

Le contact me vide de la moindre force. Ma peau se détache de la pierre, avec la sensation d'y abandonner quelque chose : un petit peu de moi, un bout de mon essence que je ne retrouverai jamais. Il est parti, il a nourri le monstre. Le monstre est vorace : il a dévoré des dizaines de générations de mineurs, mais bientôt, il se réveillera. Bientôt, il sera délivré de la pierre, et alors, il n'aura plus jamais faim. Il pourra déchaîner son appétit sur les légions qui l'attendent en surface.

Ces desseins, je les lis imprimés dans mon esprit ; ils me paralysent et pourtant, d'une certaine façon, ils me fascinent...

Je m'enfuis en courant de la mine de Derry. Je rassemble ce qui me reste de raison et de souffle pour quitter le village et refaire à pied le long chemin qui m'a conduit jusqu'aux tréfonds de l'Enfer. De retour sur le continent, mon esprit embrouillé n'est plus capable de démêler le vrai de l'absurde. Mes mains me trahissent, cependant, en rédigeant d'elles-mêmes une missive à mes supérieurs, indiquant qu'il reste encore profusion d'or à Derry, et que l'on a besoin de main-d'œuvre.

Je retombe dans mon hébétude épuisée sitôt le document envoyé. Etait-ce là le but de ma mission ? La conscience ineffable prisonnière sous la roche a-t-elle déployé son influence sur moi comme sur des milliers d'autres, pour réclamer les esclaves qui la libéreront ?

Cette pensée me fait frémir la nuit. Je ne trouve plus le sommeil depuis mon retour de Derry. Je ne vis plus qu'à travers un quotidien embrumé, tentant de me persuader moi-même que j'ai rêvé, que le cauchemar est fini, que la créature en a terminé avec moi et que ne viendra jamais l'heure de son terrible règne. Pourtant, il n'est pas rare pour moi de me réveiller en sursaut la nuit, couvert de sueur, pour me rendre compte que j'ai marché durant des heures jusqu'au port qui pourrait me rembarquer vers l'île.

Un jour, je sais que je cèderai. Un jour, je sais que l'œil immense aperçu sous la Terre aura raison de ma volonté.

Je dois rassembler mes affaires, plier bagages, partir par le premier bateau et le rejoindre...

Je dois libérer l'Ancien.

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