[Armelle]
Bien que ce foutu bouquin ne se targue d'aucun lien logique ni chronologique entre ses différents chapitres, cette histoire-ci est différente. Sans doute parce qu'elle représente beaucoup pour moi. Vous êtes avertis.
***
Elle habitait depuis quarante ans au même étage de ce même immeuble décrépi. Et si elle soupirait devant les pannes d'ascenseur, la vue depuis le septième avait toujours suffi à la dissuader de déménager.
Et puis, il y avait les enfants. Elle n'avait jamais su d'où ils étaient sortis ni pourquoi ils avaient décidé un jour de franchir le pas de sa porte, mais ils avaient toujours été là depuis. Chaque année, des nouveaux arrivaient, tandis que les anciens partaient vers l'âge adulte, des rêves plein la tête.
Armelle n'avait jamais cessé de grandir. On ne devient adulte que lorsque l'on commence à vieillir, après avoir grandi toute son enfance. Armelle, elle, avait décidé de conserver son enfance comme son bien le plus précieux. Et les enfants étaient venus.
Parce qu'elle racontait des histoires, parce qu'elle ne disait jamais non, parce qu'elle souriait, parce qu'elle prenait part à tous les jeux, parce qu'elle réussissait toujours ses gâteaux au chocolat ; elle avait offert à chacun de ces mômes ce bonheur qu'elle persistait à garder. Et chacun de ces mômes en ressortait comme rasséréné, en accord avec le monde.
Sur sa boîte aux lettres dans le hall crasseux, un des gamins avait gribouillé un "Fé" en lieu et place de l'étiquette "Stop-Pub". Elle ne s'était jamais résolue à y ajouter le e manquant. Seul le geste comptait. L'orthographe, ou plutôt l'horphograte, comme elle se plaisait à l'appeler, s'apprendrait plus tard.
Ainsi, tous les jours, elle veillait à distribuer son petit lot de bonheur équitablement entre ses petits invités.
Mais la vie n'est qu'une course, et un jour ou l'autre, la Mort nous rattrape au détour du chemin. Armelle avait aperçu cette vieille compagne du coin de l'œil, et avait décidé de l'attendre, simplement, pour lui faciliter ce travail inéluctable.
Sur le long chemin de sa vie, Armelle s'était assise. La Mort était arrivée tranquillement.
Ce jour-là, les enfants apprirent à l'école l'expression "le saut de l'ange". Et quand ils arrivèrent chez Armelle, le gâteau au chocolat avait noirci dans le four.
La maîtresse des lieux s'était endormie, un sourire au visage, prête à plonger dans le vide.
***
Armelle était ma grand-tante. Elle était foraine dans le sud de la France et a toujours gardé sa force jusqu'à ses quatre-vingt-dix ans. Elle est morte d'une crise cardiaque la semaine dernière, mais au moins n'a-t-elle pas souffert. Je ne l'ai vue qu'une ou deux fois quand j'étais petite, mais comme souvent, je n'ai découvert cette lacune que trop tard. Je considère ceci comme une hommage à une femme exceptionnelle que je n'ai pas eu la chance de connaître davantage.
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