A la fenêtre
Les premières lueurs de l'aube s'insinuaient dans les rues étroites, chassant de leur douce chaleur le froid et l'humidité qui sévissaient, fin manteau hivernal inhérent à la Sérénissime. Les flots frémissaient déjà des quelques habitants fendant l'eau de leur embarcation fébrile. La ville s'éveillait doucement et les étalages mercantiles commençaient à fleurir, attendant la venue des badauds, leurs propriétaires baillant excessivement à l'attente d'une journée de négociations vives et acharnées.
C'est dans ce doux éveil qu'un jeune homme, riche marchand solitaire sort de sa demeure, vaste palais flottant, empli de fortune et de grâce, mais vide d'émoi et d'âmes. Les murs des maisons adjacentes supportaient les étals éphémères des marchands de toutes sortes, nourriture, boisson, objet, tout était œuvre de commerce. Le jeune marchand, traînait les pieds depuis l'étage supérieur, tout percé de lumière, légèrement ombragé par les tentures de brocard de sa demeure, vers l'escalier de marbre qui menait à la grande porte donnant sur la rue, grouillante de vie et d'offres.
Sa vie n'était que négociations, pactes et commerces, discussions hargneuses avec des commanditaires étrangers ou locaux, parmi toutes les bonnes figures de la ville, il sortait du commun. Hors de toutes les fêtes et réunions propices à commercer et à se faire bien voir, solitaire dans l'âme, sans famille, sans femme ou même amante, il était extrêmement introverti et rares étaient ses amis, mais tous lui reconnaissaient son immense talent de négociation, et sa constance en affaire. Rien ne lui échappait, tout lui revenait en temps et en heure. Malheur à celui qui mettait en retard ses projets ! Malheur à celui qui perturbait l'efficacité de son commerce !
Toute sa vie gravitait autour de son affaire et rien d'autre.Mais en ce jour d'hiver grelottant, mue par un étrange frisson, le jeune marchand leva les yeux du bois laqué qui composait son sol, et il trouva le regard d'une belle jeune femme, égaré au loin derrière une fenêtre soutenue d'atlantes gémissants. Drapée d'une longue robe d'or, aussi éclatante que le soleil, couvert d'un chaud manteau d'hermine, appuyée légèrement et délicatement de la main droite sur le bois tendre d'un balcon, son regard azur portait au loin, languissant et tendre, sa chevelure blonde, remontée en boucles larges à sa nuque brillait autant que sa toilette, rehaussée d'un collier de saphir et de boucles bleues.
Vacillant, il cria en sa demeure, demandant un serviteur. Ayant trouvé l'un deux, il lui chuchota au creux de l'oreille quelque murmure. Surpris, le serviteur s'exécuta après avoir suivi son maître du regard tandis qu'il disparaissait dans une des pièces de la maison.À partir de ce jour d'hiver finissant, le jeune marchand épiait avec émerveillement, tous les matins, la jeune fille paraître à sa fenêtre cherchant au loin, du regard quelque chose. Et caché au coin de sa fenêtre, le jeune marchand s'extasiait. N'était-ce pas un nouveau bracelet qui ceignait son délicat poignet ? Et ainsi, chaque jour, il remarquait, il redécouvrait la beauté de la jeune femme. Les journées passantes, le jeune marchand passait chaque jour un peu plus de temps derrière sa fenêtre à épier la belle, repoussant ses affaires mercantiles.
Ses associés rompaient leurs contrats sans protestation de sa part, et son nom se ternissait un peu plus et prenait la teinte d'un lépreux que l'on évite, car d'aucuns le considéraient comme fou de ne plus sortir de chez lui et d'ainsi laisser ses affaires sans plus d'explications. Les rumeurs allaient bon train au fil des mois, véhiculées par ses servants et diluées dans toutes les rues de la Sérénissime. Et tout comme son argent se perdait dans ses frais d'entretien, le jeune marchand se perdait dans le regard bleuté de la femme.
Un peu plus chaque jour, il cherchait le courage de la voir, de sonner à sa porte, de pouvoir lui parler enfin. Et un peu plus chaque jour, sans avoir raison aucune, il sombrait dans la peur et la terreur de l'échec. Jusqu'au jour, au jour où ses derniers servants le quittèrent, moins lassés par la folie perverse de leur maître que par les fonds commençant à manquer, car sans son esprit aiguisé, ses divers employés disparaissaient peu à peu entraînant avec lui les reliquats de sa fortune commerciale. Et ses anciens partenaires, ne se souciant guerre de sa santé, outrés de ne pas voir leurs contrats respectés et de ne point recevoir les compensations requises pour rassurer leurs finances, commençaient à s'échauffer en silence.
Alors, profitant de la détresse émotionnelle et mentale du jeune marchand, mais déçus de ne pouvoir récupérer leurs gains propres en espèces sonnantes et trébuchantes, envoyèrent leurs huissiers quérir les derniers restes de cette carcasse autrefois florissante.
Sans aucune réaction, hypnotisé par la beauté de la femme à sa fenêtre, légèrement appuyé de ses doigts maintenant faméliques sur le rebord de l'opercule, le jeune homme ne se souciait guerre du balai des vautours dans sa demeure autrefois faste.
Une fois entièrement vidé de tout son luxe restant, le palais vénitien n'habitait désormais plus qu'un être squelettique et flageolent de tous ses membres. Et ces vautours, indécis devant le dernier bien qu'il dût arracher à l'être étrange, n'osait approcher. Quelques minutes passèrent près du grand escalier avant que l'un des charognards passa à l'action.
Voyant les mains s'agripper à la fenêtre, la saisir brutalement, le jeune homme poussa un cri d'outre-tombe. Apeuré, l'huissier glissa rapidement la fenêtre sous le bras et commença à dévaler les marches. Mais désormais alerte par l'enlèvement de son précieux, le jeune marchand sauta à sa suite, cherchant frénétiquement de ses doigts longs et squelettiques l'objet de son désir. Et dans un cri de colère et de joie, il agrippa le bord de la fenêtre enlevée. Soudainement, son pied ripa sur l'une des marches traitresses de marbre, et ses doigts effilés accrochèrent le bord tendre de la fenêtre, la déchirant en deux. S'entremêlant avec l'huissier apeuré, tous deux chutèrent brutalement.
Le contact de pierre dure arracha un long cri au jeune homme, mais lorsque sa tête heurta violemment la dernière marche et que sa nuque se rompit, il était heureux. Car de ses mains, désormais froides, il touchait pour la première fois la peau claire de la jeune femme.
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