🎩Le Dernier Voyage de Rodoliméro🎩

   Je suis conteur. Je voyage à travers les mondes et je raconte des histoires. On m'en raconte parfois et j'en vis quelques unes. Mais ces derniers temps, je ressasse. C'est pour cela, mon ami, que je t'écris cette dernière lettre.


   Il y a quelques mois, je suis parti en quête d'inspiration. J'ai commencé à errer au hasard dans les rues de ma vieille cité. Si tu voyais comme elle s'écroule sous le poids des années ! Sur les pavés usés par tant de passages, gîsent les éclats de dernières bouteilles brisées. Celles qui terminent les soirées des étudiants et des délaissés. Les étudiants, il n'en reste que très peu, à vrai dire. La ville vieillit et sa population aussi. Les jeunes désertent, ils partent pour de plus vertes contrées ou pour un monde plus moderne. Et ici ne restent que les fous, comme moi, qui s'accrochent à un passé révolu. J'ai fait le tour de la ville, je suis passé par le vieux port, les bâtiments qui y sont échoués ne bougeront plus jamais. C'est étrange, quand je les ai revu, j'ai repensé à mon vieux rafiot, tu t'en souviens ? Il nous avait mené si loin au large que plus rien au monde n'existait que nous et l'aventure qui nous attendait. À ce moment-là, je m'imaginais reprendre la mer, pour une folle raison, une dernière virée. Mais comme tu le sais, mon navire n'est plus ce qu'il était et j'avais dû le délaisser bien loin de ma triste cité.

     J'ai bien constaté qu'il n'y avait plus rien à dire ni à raconter, sur ces lieux désertés alors j'ai pris mon baluchon, comme autrefois, et armé de mon seul bâton de marche et de ma plume effilochée, j'ai pris la route pour la grande campagne. Je marchais à travers champs des heures durant, sans croiser ni rien ni personne. Puis au loin, je vis les bâtiments d'une ferme. Alors j'y allai, espérant y trouver quelques anecdotes à me mettre sous la dent. Quelle déception que ce fut ! Tout avait été laissé à l'abandon et le lierre commençait déjà à briser les pierres de son envahissante présence. Si tu avais vu ça de tes yeux, toi qui a grandi dans une ferme semblable, tu en aurais sûrement pleurer. Il ne restait rien du passage des habitants que des vestiges de pierres et quelques meubles en bois écorchés. Une fois de plus, je me trouvais là, nostalgique, dans ce désert des oubliés et je pensais alors qu'il n'existait peut-être bien plus aucune histoire à raconter. Et puis, s'il ne restait personne, à qui pourrait-on les raconter ?

     Pourtant me disais-je, il y avait bien eu quelque chose ici, ainsi qu'en ville, il y avait eu quelque chose à raconter. Mais tout comme les gens avaient quitté ma terrible cité, ceux d'ici avaient sans doute rejoint la modernité. Comme tous, comme les autres. Devrais-je m'y rendre, moi aussi ? Voilà ce que je pensais. Mais je ne pus m'y résoudre. Ma vie n'avait été faite que de voyages insolites et merveilleux, qu'y avait-il de merveilleux dans le marbre lisse et les vitres sans teint ? Qu'y avait-il d'insolites dans les magasins de vêtements à la mode et dans les usines bruyantes ?

     Je passais alors ma route, espérant trouver ma chance plus loin, peut-être dans les montagnes, y avait-il encore cette grotte autrefois habitée par un vieux sage ? Saurais-je la retrouver ? J'entrepris alors l'ascension du mont le plus ardu de nos terres. J'étais usé moi aussi, comme les pierres qui roulaient sous mes pas trébuchants. Enfin, enfin je crus voir quelque chose, une corne qui dépassait plus haut. Je grimpais alors, redoublant d'effort et arrivais enfin sur un terrain approximativement plat. Malheur, oh, quel malheur ! La corne que j'aperçus plus tôt s'avéra faire partie du reste d'un bouc. La carcasse de la pauvre bête s'étalait devant moi. Il me sembla alors que tout ce qui restait en ces lieux n'avaient plus qu'à mourir. Voilà ce que ma défunte terre me racontait : meurs, ou vas-t-en. Mais tu sais comme j'aime la vie, tu sais comme je tiens à mon monde. Je suis attaché à ses lieux, j'y suis enchaîné et je ne saurais m'en défaire. C'est bien le seul endroit où je n'ai cessé de revenir malgré tous mes départs.

     Je rejoignis alors ce qu'il me semblait être l'entrée de la fameuse grotte, dans mon souvenir du moins. Et quelle ne fut pas ma tristesse que de constater que de grotte, il ne restait rien non plus. La voûte avait cédé sous son propre poids et d'énormes rochers ne laissaient deviner aucun passage de ce qui avait été autrefois l'habitat d'un grand sage. Qu'est-il arrivé à mon monde pour qu'il sombre ainsi, sans que je ne le remarque, sans que l'on ne puisse rien y faire ? Tu aurais peut-être su, toi, mon ami à l'esprit vif, ce qu'il m'aurait fallu faire. Tu m'aurais sans doute conseillé, mais ta voix ne résonne plus en moi depuis bien longtemps. Cela fait bien longtemps, que toi aussi tu es parti bien loin.

     Certains de tes mots me revinrent cependant : "Quand tu ne sais plus où tu vas, retourne sur tes pas. Quand tu n'y vois plus clair, retrouve ta première lumière". Et ainsi ces mots me dictaient la route à suivre. Je devais retourner à la plage, celle où tout avait commencé. Celle de mon premier voyage, celle où j'avais abandonné mes rêves de marin. Je descendis donc de la montagne, la descente me parut plus facile que la montée, mais elle était raide et plus d'une fois je faillis chuter. Je ne crois pas que mes os auraient tenu. Tu sais sûrement mieux que quiconque comment notre âge nous fragilise. C'est tout épuisé que j'arrivais enfin là où je l'avais laissé. Mon navire. Il ne ressemblait plus à rien désormais. Il n'avait plus l'allure de sa jeunesse, mais moi non plus. Nous étions bien assortis, lui et moi. Il avait ce grincement au moindre souffle de vent. J'espérais seulement qu'il ne prenne pas l'eau. Il m'était cher cependant. Je lui voyais toujours cet air arrogant quand le vent souffla dans ses voiles défraîchies. Ah, qu'il était beau, autrefois, mon bâteau. Comme j'en étais fier. Te souviens-tu du jour où je t'ai invité à le voir ? Tu n'en croyais pas tes yeux, moi, partir en mer ? Ça te paraissait inconcevable. Nous en avons fait du chemin ensemble, tous les trois. J'espère que tu ne le regrettes pas aujourd'hui.

     Maintenant que j'étais donc revenu sur mes pas, je naviguais vers ma première lumière. J'avais mené, à travers le décor inachevé, deux amis voyageurs et aventureux. Ils étaient désireux de voir de nouvelles terres, je les avais donc présenté à nos amis chers. Ces êtres si mystiques et si bleus. Ceux qui avaient leurs bras longs et souples comme les branches des arbres de leur jungle. Te souviens-tu de leurs mets, si délicieux ? Ces espèces de cakes savoureux de toutes les couleurs connues et d'autres que l'on ne peut voir. Ah que j'avais hâte de les revoir. Au moins eux seraient toujours là me disais-je. Et rien ne serait changé, c'est ainsi qu'ils vivent. Chaque jour, ils fêtent. Chaque jour se célèbre chez eux.

     Malheureusement pour moi, plutôt que de l'espace blanc du décor oublié du dessinateur, je fus pris dans une violente tempête. Je pensais alors à ma fin. J'espérais qu'au moins, cette histoire pourrait se raconter, après ma mort. Mon adorable rafiot craquait bruyamment de toute part. Et bientôt, le pont fut submergé par une vague gigantesque. Je m'attachais, je tenais bon, du moins, du mieux que je pus. Quand la tempête cessa, je m'étonnais de respirer encore. La mer avait fait des ravages. Je n'avais plus de voile, plus de mât. Il ne restait plus grand chose de ce navire qui avait autrefois si fière allure. On aurait à peine dit une barque. Il semblait bien vouloir rester à flot, cependant. Et c'est ainsi que je parvins à rejoindre l'île de nos amis fêtards.

     Je m'effondrai sur le sable chaud, le corps tout endoloris de mon effroyable nuit tempétueuse. Je m'endormis des heures durant et rien ne vint troubler mon sommeil. Quand je me réveillais, la nuit était tombée et mes premières pensées étaient confuses. Je ne savais plus où j'étais puis la tempête me revint, et le reste, peu à peu. Assis et les idées un peu plus claires, je m'interrogeai alors sur un point étonnant : Puisque j'étais sur l'île depuis des heures, pourquoi personne n'était venu à ma rencontre ? Un doute s'immisça en moi. Étaient-ils partis, eux aussi, vers un monde plus moderne ? Ce n'était pas leur façon d'être, c'était impossible qu'ils aient fait ça, qu'ils aient quitté leur si belle île. Je me relevai alors, les jambes engourdies de la fraîcheur qui m'entourait. Tu sais comme je suis, j'aime la chaleur d'un doux foyer, celle d'un feu de joie nocturne et celle du soleil printanier. À la première brise d'automne, je frissonne.

     J'entrepris de traverser la jungle si familière. Les branches étaient étroitement serrées et l'avancée fut longue et pénible. Je dûs couper quelques lianes à l'aide de mon canif, je me sentais à nouveau aventurier durant quelques instants. Mais le plaisir que cette idée me procurait cessa bientôt, mes courbatures entravaient mes gestes et je me trouvais à bout de souffle. Je ralentis la cadence sans pour autant l'arrêter. Plus j'avançais, plus je m'inquiétais. Je n'entendais nulle musique. Il y avait pourtant bien longtemps que j'aurais dû l'entendre. Je commençais à douter : avais-je bien débarqué sur la bonne île ? Je finis vite par avoir ma réponse. Il y avait là une statue, un totem en bois sculpté. Aucun doute, je le reconnaissais. C'était mon portrait. Ils m'avaient sculpté dans un bois dur et avaient dit que j'étais chaleureux comme le feu que ce bois procure quand on le brûle et que j'étais solide comme ce bois qui resterait intact longtemps après ma mort. Pourtant, ce morceau de bois, il n'y avait aucun doute, il était bel et bien abîmé et meurtri, tout comme je l'étais. Étais-je déjà mort ? Si on se fiait à l'allure de cette statue, oui, je l'étais.

     Mes amis, nos amis, avaient déserté leur île. Et à voir la végétation qui poussaient là, cela faisait bien longtemps. Auraient-ils vraiment pu partir ? Je l'ignorais, je l'ignore toujours, tu sais. Peut-être que toi, tu connais la réponse, tu as toujours réponse à tout. J'ai cherché à retourner sur mes pas, j'ai cherché ma première lumière et maintenant que tout cela était fait, je me rendis compte que cela n'avait servi à rien, n'est-ce pas ? Je n'avais rien trouvé, ou retrouvé et je désespérais plus encore que de coutume. J'étais retourné sur la plage, avec cette sculpture de bois qui ne me ressemblait plus tellement. Ou peut-être que c'était moi qui lui ressemblait désormais. Et j'avais attendu là, laissant passer le temps, le laissant finir son oeuvre. N'était-il pas prêt à me prendre ?

     L'aube arriva et avec elle, le soleil vint ricocher sur l'étendue calme et infinie devant moi. Alors il me vint une idée. N'étais-je pas écrivain, parfois ? N'étais-je pas aventurier aussi ? N'étais-je pas conteur ? Je sortis ma plume et ces feuilles où je t'écris. Et je me mis à écrire. À t'écrire à toi, et ainsi, je te raconte mon histoire. Je l'avais tant cherchée, je ne pensais pas l'avoir trouvée alors que je l'avais vécue corps et âme. Et je te l'offre dans cette dernière lettre. Car oui, je le sens, le vent a tourné, je faiblis, je sens qu'il est temps pour mon dernier voyage. Comme ma douce terre me l'avait susurré : meurs ou vas-t-en. Et je suis resté.


     Je suis conteur. Je sais bien que je parle trop alors je sais ce que tu penses : Tu me préfères mort, je serais plus froid et moins bavard.

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