🎩La chute de Solsia🎩
Dans les ruines d'un énième champ de bataille, les flammes dévorent peu à peu les restes de vie. Une bruine légère tombe du ciel sans une chance d'éteindre le feu. Un mouvement entre les gravats disperse les éclats d'une maison et une petite main aux doigts effilés s'écorche sur les rochers en les repoussant. D'un coup de sa minuscule corne, le jeune Pierreux émerge du monticule. Il s'agrippe de ses quatre doigts et se hisse avec difficulté sous la pluie moite. Autour de lui, il ne reste rien de ce qu'il connaissait. Des corps inertes jonchent le sol et partout où il pose son regard, il ne voit nulle vie. Il reprend longuement son souffle et soupire. Sa tête le cogne et son oeil jaune lui fait mal. Quand il ferme le bleu, il voit trouble. Ce n'est pas bon signe. Il se redresse et avance à travers ce qu'il reste de sa ville. Il se sent déséquilibré et nauséeux et s'appuie sur un muret encore debout et tâtonne le sommet de son crâne d'une main fébrile. L'une de ses deux antennes-oreilles est tordue. Il sent une légère fissure interne. Dans l'immédiat, il ne peut rien y faire, mais plus tard, il guérira. S'il existe un "plus tard" pour lui. En attendant, il est obligé de limiter ses mouvements et s'il ne veut pas tomber, il doit avancer sur ses quatre membres, comme le faisaient ses ancêtres les Rampants, il y a très longtemps de cela.
Sur le monde désolé que devient peu à peu Solsia, les guerres font rage depuis des années. Strild est un jeune mâle du peuple des Pierres et il se remet de ses blessures après avoir quitté sa ville anéantie. Son antenne abîmée vibre toujours un peu mais il parvient à nouveau à marcher debout. Il observe la Grande Ville à travers la vitre de son appartement. La modernité de son nouveau chez-lui l'étonne. Comment un peuple aussi évolué que le leur s'enfonce dans cette décadence de violence ? D'immenses structures d'acier, de pierre et de verre s'élèvent du sol et transpercent les cieux. Dans cette région du monde, le temps est calme. Un calme d'avant la tempête à n'en point douter. Strild frémit à cette pensée. Combien leur faudra-t-il encore de destruction pour que les Pierreux ouvrent enfin les yeux ? Un écho soudain le sort de ses sombres pensées. Le Professeur est arrivé à sa porte et l'attend. Le jeune apprenti a eu la chance de le rencontrer à son arrivée ici. Ils avaient un projet. Un grand projet, du moins, ils l'espéraient.
Des promeneurs avaient découvert ce qui semblaient être les ruines d'un temple antique. Il y avait peut-être là-bas des réponses aux interrogations que tous s'étaient posés au moins une fois dans leur existence. Ils savaient que les Rampants avaient vécu une apogée et un déclin. Les Pierreux savaient aussi que leurs ancêtres avaient quasiment tous disparus et qu'il s'en était fallu de peu pour leur permettre d'exister à leur tour. Ce temple en pierres était sans doute le plus vieux vestige de leur civilisation. Il était peut-être même le chaînon manquant entre les Rampants et les Pierreux. Les terres de feu où il se trouve n'avaient jamais été accueillantes, pas plus que ses indigènes. Ceux-ci ont la peau allant de l'orangé léger au rouge sang et, chose étonnante qui avaient fascinés de nombreux scientifiques, elle est parsemée d'écailles luisantes qui renvoient la chaleur de la sphère brûlante qui surplombe ces terres de manière permanente. Ces gens-là avaient su s'adapter dans ce désert ardent et ils continuent d'attirer d'innombrables curieux. Mais leur absence d'hospitalité oblige le Professeur et Strild de trouver par eux-mêmes le mystérieux temple. Il n'existe nulle route pour le rejoindre aujourd'hui, alors les deux savants s'outillent afin de traverser les broussailles mourantes.
Les heures s'étirent, inlassablement, dans la jungle rougeoyante. Bientôt épuisés, les deux Pierreux font une halte. La chaleur est étouffante et aucune nuit ne viendra les rafraîchir. L'idée d'abandonner l'expédition est tentante. Ils pourraient retourner en ville, dans les ombres des gratte-ciels. Boire un jus de lacâs et refaire le monde avec leurs mots. Mais ils n'en feraient rien. Ils sont venus dans cet enfer pour trouver un moyen de sauver leur peuple de son auto-destruction qui dure depuis bien trop longtemps. Et ils ne repartiront pas avant de l'avoir trouvé. Strild se masse les antennes pour se concentrer. Puisqu'ils n'arrivent à avoir aucun repère à travers ces arbres, qu'aucune étoile ne pourrait les guider, ils doivent trouver une autre solution pour atteindre le temple... Mais oui ! La solution était dans les étoiles depuis le début ! L'apprenti s'assoit en croisant ses pattes arrières et pose délicatement ses mains sur le sol devant lui. Ses huit doigts pointus s'enfoncent dans le sable tendre et il ferme son dernier oeil valide avant de respirer profondément. Le Professeur le regarde faire sans comprendre d'abord, puis l'imite alors que les antennes-oreilles du plus jeune commencent à vibrer légèrement dans l'air.
Le peuple des pierres a toujours eu la capacité de communiquer avec les étoiles grâce à un son que peuvent produire leurs antennes. La fréquence émise est inaudible pour eux-mêmes bien qu'ils soient quand même capable de ressentir ce genre d'appel. Dans les conditions actuelles, bien qu'ils ne puissent voir aucune étoile briller, ils savent que l'une d'elles pourrait venir à eux et les mener à travers la jungle. Leur lien étroit avec les flammes du ciel leur permet souvent d'obtenir leur aide et leur protection. Un sifflement strident déchire l'atmosphère et un souffle plus chaud encore que l'air ambiant embrase le désert. Strild ouvre timidement son oeil bleu et voit une flamme dansante lécher les troncs devant lui. Elle s'arrête un instant et s'approche des deux explorateurs en faisant rougir le sol sous ses pas. Ou plutôt, à chaque rebond qu'elle fait. Le Professeur sourit. Ils ont désormais un guide. Et pas des moindres, un adorable feu-follet qui crépite pour les saluer. La petite lumière vacille, comme si elle s'inclinait puis sautille joyeusement entre les fourrés qui deviennent bien vite de petits tas de cendre. Elle leur ouvre la voie. Le chemin du temple sera désormais tracé.
Les deux chercheurs suivent leur lumineux guide aisément. Bien vite, ils arrivent au vieux temple de pierre. Il est grandement délabré mais des morceaux de murs, recouverts jusqu'alors de verdure sont intacts. L'étoile n'a pas chômé et il ne tient plus qu'à eux de découvrir les merveilles que renferme ces écrits. Strild sort de sa poche un sachet et s'accroupit auprès de la lumière qui faiblit. Elle a passé bien assez de temps sur Solsia mais sans carburant, elle ne pourra pas retourner chez elle. Le jeune Pierreux vide le sachet dans sa main et de petites boules colorées glissent au creux de sa paume. Ces délices sucrés parfumés à la lacâs sont sans doute le dernier plaisir qu'il reste aux papilles de l'apprenti mais il devait s'en séparer. Pour le bien de l'étoile. Et par respect pour cet aimable guide. Il tendit son bras, offrant les sucreries au feu-follet, comme le veut la coutume. "Si de l'étoile tu es aidé, n'oublie jamais de l'en remercier par les mets les plus sucrés." L'un des plus grands principes du peuple des pierres. La lumière sautille, rejoignant la main du donneur et dévore les bonbons, léchant les doigts par sa chaleur. Puis, elle bondit et, virevoltant d'abord au dessus de leurs têtes, rejoint le ciel jaune, dénué de nuage.
Les inscriptions antiques s'avèrent une impasse. La vérité était frappante. Ils n'avaient pas survécu. Leurs ancêtres s'étaient battu encore et encore. Et les seuls survivants étaient simplement partis. À en croire le texte, ils avait fui les flammes et leurs tempêtes avec les "baleines". Strild se souvient avoir déjà entendu parler de ces histoires. Sans jamais avoir su à quoi une baleine pouvait ressembler. Mais grâce aux nombreuses gravures présentes dans les ruines, le Professeur et lui découvrent que ces créatures étaient immenses, plus encore que les pensionnats de campagne où peuvent vivre des villages entiers. Elles étaient munies d'ailes plates de part et d'autre du corps ainsi que d'une large queue tout aussi plate et semblaient pouvoir voler en ondulant leur corps entre les courants d'air. Une idée émerge doucement dans l'esprit du jeune Pierreux alors qu'ils quittent les ruines à moitié ensevelies pour retourner dans la Grande Ville.
Enfermé dans son étroite chambre, Strild dessine des plans. De nombreux plans. Il froisse ses feuilles, les jette et recommence. Inlassablement, il s'attèle à sa tâche. Son idée prend forme. Elle prend vie. Elle est comme une flamme vivace qui anime son bras et son coeur. Tandis que dehors, loin de la Cité, les guerres n'en finissent pas. De nouveaux combats explosent à travers le monde. Des rébellions, des révoltes, des batailles perdues d'avance. Les haines d'antan ressurgissent et de vieux ennemis profitent du désordre pour régler leur compte. Enfin, l'image qui se trouve devant lui est parfaite. Il arrache ses feuillets et se précipite pour les présenter au Professeur. La seule manière de survivre à ce désastre, c'est de partir. Il expose alors son projet. Des vaisseaux immenses, à l'image des créatures mythiques que sont les baleines. Tout le monde pourrait être sauvé tant que la planète agonise et brûle de toute part. Un nouveau départ les attend, et avec, espère Strild, une réconciliation des peuples. Ils avaient vécu sur Solsia depuis si longtemps qu'ils en avaient oublié de la respecter. Beaucoup ont même perdu leur lien avec les étoiles. Leur monde va mal. Il explose et implose simultanément et il n'en resterait bientôt plus rien.
Très vite, le plan est mis en marche. La population se rassemble, chacun met à profit ses connaissances et ses bras. Les premiers vaisseaux-baleines sont construits. Des années passent tandis que le ciel de l'horizon s'obscurcit lentement. Strild se persuade que ce n'est rien. Mais une voix au fond de lui laisse planer le doute. Est-ce un mauvais présage ? Oui, sans doute. Le coeur serré, il continue de mener son grand projet et le premier décollage a enfin lieu. Les Pierreux s'élèvent au dessus du sol et s'éloignent vers les étoiles. Ils deviennent les Baleiniers. Ils ont de grands rêves, de grandes idées. Mais ils sont jeunes et ils ont le temps d'apprendre. Ils observeront les mondes endormis. Ils observeront les mondes qui s'éveillent. Ils observeront les mondes qui tombent, comme le leur aujourd'hui. Un grondement lointain résonne, faisant trembler la Grande Ville si fort que des tours s'effondrent. C'est si soudain que nul ne cède à la panique. Chacun est en état de choc. Ils se rattrapent à ce qu'ils peuvent alors que Solsia se fend en deux. Une brèche s'ouvre, traverse la Cité et continue par delà les plaines. Le monde s'effondre autour de Strild et la panique le gagne. Il se souvient du dernier éboulement dont il a été victime des années auparavant. Et comme ce jour-là, des explosions retentissent et le feu gagne les rues.
Le jeune Pierreux est pétrifié et n'a qu'un désir : rejoindre le prochain vaisseau-baleine et partir avec... Le Professeur pose sa main sur son épaule. Il sait ce que son apprenti a vécu. Et alors que le vacarme assourdissant d'une nouvelle secousse brise une nouvelle fois la Grande Ville en même temps que de nombreuses vitres, le vieux sage énonce un voeu dans un murmure silencieux : "Reste. Il y a encore des choses à faire. Si tu regardes en arrière, ne vois pas que le vide, ne t'en va pas trop vite. Attends parce qu'il nous reste encore des choses à faire." Alors Strild ferme son oeil unique et inspire profondément. Tant d'âmes comptent sur lui pour quitter ces décombres. Il était seul quand il dût s'en extirper, mais il pouvait désormais être la main secourable. Et il le serait. Son oeil bleu brille d'une nouvelle lueur, un feu vif bat dans sa poitrine au rythme de ses pas. Les cris résonnent autour de lui, il y a tant de Pierreux à sauver. En silence, il s'avance à travers les ruines.
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