9
— Moi c'est...Sophie.
Edwin sursauta. Une table plus loin, on jouait au Perudo, jeu qui consistait à mélanger des dés sous gobelets et parier sur les chiffres cachés. Ce n'était pas tant intéressant que distrayant et l'un des hommes ne cessait de trifouiller l'intérieur de son oreille, comme si un cafard menaçait de s'en échapper. Non, ce n'étaient rien que de vilains poils noirs.
— Y sont bruyants, hein, couina Sophie en tripotant ses doigts.
Edwin dévisagea Sophie : ce n'était pas la première fois qu'il la voyait mais la première qu'elle lui adressait la parole. Elle affichait un air gai, bien que ses joues rondelettes rendissent évidente sa timidité. Si elle bossait là, ce devait être récent ; elle paraissait trop aimable pour qu'Olivier ne l'ait déjà approchée. Ses cheveux noirs ondulaient jusqu'à son postérieur mais son tablier était sale. Edwin remarqua une tâche blanche à la commissure de ses lèvres. « Qu'est-ce que ça peut bien être ? » pensa-t-il.
— Je te sers quoi ? insista-t-elle en s'approchant.
Edwin recula et fronça les sourcils : l'haleine de Sophie lui rappelait celle de Cathy ; sûr qu'elle avait avalé trop de bouillon et peut-être même un peu de boudin noir – Edwin détestait le boudin noir. Un plat à base de sang séché. Un truc de vampire – Edwin détestait aussi les vampires bien qu'il n'en ait encore jamais croisé. Ceux qui en causaient en disaient peu de bien.
— Elle est là Edna ? répondit-il, laconique. Puis : T'as mangé du boudin noir ? s'empressa-t-il d'ajouter.
— Nan, j'aime pas ça. T'aimes, toi ? Je pourrais t'en apporter...
Edwin se tendit sur sa chaise pour voir par-dessus l'épaule de Sophie. Cette dernière se tortilla et rougit ; elle détourna le visage d'Edwin dont les yeux brillaient comme deux pierres précieuses. Sophie qui n'avait jamais vu de saphir fut sûre que c'était à cela, qu'un saphir ressemblait, et qu'il était impossible qu'il en existât de plus beau et de plus cher. Si elle les possédait, elle serait riche, plus riche que tous les habitants de Trouperdu. Seulement, il faudrait les arracher...
Edwin se laissa retomber en soufflant.
Il s'était réfugié dans un angle, avec vue sur l'entrée de la cuisine, son préféré que les pochards délaissaient pour se rapprocher du service. Si Edna devait en sortir, il ne la manquerait pas. Edna était la seule que l'auberge n'avait pas abîmé. Qu'Olivier s'acharne, Edna ne serait jamais sienne. Si seulement Olga arrêtait d'empêcher qu'ils puissent se voir...
Il revint à Sophie qui se trémoussait, la détailla et leva les yeux au ciel puis dit :
— Où elle est, Edna ?
Sophie haussa les épaules, l'air contrarié. Elle ajouta :
— Je suis là moi.
Aussitôt elle s'empourpra et enfouit son visage entre ses mains. Edwin l'entendait glousser mais sans comprendre ce qu'elle trouvait drôle, il pivota sur sa chaise, mal à l'aise. Est-ce que ç'avait un rapport avec la tâche sur sa lèvre ? Qu'est-ce que ça pouvait être et comment était-ce arrivé ? Sûrement pas du boudin noir. Un spasme le parcourut rien que de penser à cette grosse saucisse boursouflée de sang ; il l'imaginait, agitée de soubresaut devant une bouche grande ouverte, prête à l'avaler. Le boudin noir avait vraiment le don de le rendre malade. Ceux qui en bouffaient aussi. D'après Bernard, Rondine avait fait un sacré boudin. Il haïssait Bernard.
— Ben dis, c'est-ti-pas qu'y va finir par commander, hein ?
Edwin sursauta, se cognant le coude.
— Aie !
— Y va-ti commander dis ?
Edwin releva la tête pour tomber nez à nez avec Olga et ses yeux remplis d'éclairs. Qu'il se soit fait mal ? Olga ne s'en souciait guère. Seul lui importait l'argent, à celle-là ; Trouperdu prendrait feu qu'elle fuirait la première, tant qu'elle sauvait la caisse ! Elle louchait sur une dent branlante qu'elle tripotait et menaçait de faire fuir.
Sans cesser elle siffla : « Fophie ! »
La gamine se raidit, puis disparut en jetant à Edwin un regard confus.
— Euh, oui, je...de la bière. Vous n'auriez pas aut' chose ? répondit-il en se massant le coude.
Olga passa du visage d'Edwin à son bras blessé en crispant la mâchoire ; son œil gauche fermait à moitié tandis qu'elle tirait sur sa dent.
— D'la bièfe c'y tout.
Edwin n'aimait déjà pas la bière, alors que dire de l'immonde mixture brassée par l'aubergiste ? Olivier y rajoutait certainement un ingrédient secret... À moins qu'Olga...
Cette dernière arracha la main de sa bouche et ses yeux luirent alors qu'elle brandissait sa dent sous la lumière. Elle jeta à peine un regard à Edwin et dit, triomphante :
— Y une bière pour l'gamin, une !
Déjà elle repartait en chaloupant du train. Edwin observa la manche de sa chemise que la sueur de l'auberge avait tâché. Il faudrait encore la laver et ce n'était sûrement pas Bernard qui s'y collerait. Si seulement il avait disposé de rechanges ; mais non, cette seule chemise rapiécée était l'héritage de l'oncle et son unique cadeau. Mais quel cadeau ! Le tissu reprisé plusieurs fois ne protégeait pas plus du froid qu'il n'évitait la chaleur accablante des étés les plus chauds. Edwin devait aller au ruisseau chaque fois pour la rendre un peu propre et elle ne l'était jamais vraiment. C'était comme si l'odeur de Bernard imprégnait le tissu et l'avait maudit.
Edwin soupira et posa les coudes sur la table : le parieur se curait le nez, signe d'intense réflexion. Edwin enviait ces hommes : un dé et à boire, et la soirée portait ses promesses. Le bonheur ne tenait à pas grand-chose pour ces gens-là. Pourquoi n'était-il pas idiot, lui aussi ?
— J'parie sur 5 deux.
— Hé, kékiveux ç'ui-là ?
— Ouais, mêle-toi d'tes oignons l'merdeux.
Edwin se rencogna sur sa chaise tandis que le jeu reprenait. Une fois, il avait voulu jouer. L'autre l'avait regardé de haut en bas avant d'éclater de rire : « regardez ce p'tit puceau » avait gémit le type, plié en deux « rien qu'y voudrait jouer ! » On ne le considérait pas parce qu'il n'aimait pas boire. Fallait-il vomir de la bière pour être un homme ? Mais les alcoolos ne s'intéressaient guère qu'aux alcoolos. Les autres étaient forcément bizarres. Puis qu'est-ce qu'ils en savaient, d'abord, s'il était puceau ?
Il donna un coup dans le pied de la table.
— Aie, cracha-t-il.
L'un des joueurs s'empara du pichet et bu en renversant la tête, la bière débordant sur sa barbe. S'ils n'étaient pas encore assez saouls, bientôt ils rouleraient sous la table.
— Hé, vieux. Ta mise.
— 6 deux.
— Dévoile.
— Beh attends dis.
— Attendre quoi ?
— J'ai le cul qui gratte.
Olga revint avec un pichet débordant de mousse. Elle le posa sur la table et croisa les bras sur sa poitrine. Edwin déglutit.
— Il y a pas plus petit ? gémit-il.
Olga continuait de le fixer. Edwin attrapa la bière mais elle le saisi par le bras :
— C'est comment qu'y va payer ?
— Aie... je vais payer.
— Alors paie.
— Je vais payer j'ai dit.
— Eh l'gamin, ici y'a-ti personne qui dit rien d'autre que moi. Dac ?
— Compris.
Elle le lâcha :
— Bon, y a-ti de quoi payer ?
— Oui.
Edwin tira une pièce qu'il glissa sur la table, sans la lâcher. Le contact du métal froid sur le bout de ses doigts le mordait au cœur. Tant d'argent dépensé pour une substance nauséabonde, fallait-il bien que ça en vaille la peine. Tout ça, c'était pour sa ferme, la ferme qu'ils auraient lorsqu'Edna et lui seraient enfin mariés, qu'ils élèveraient des chèvres loin d'ici ; loin de Trouperdu et de tous ces péquenauds.
Le monosourcil d'Olga devenait menaçant et Edwin abandonna la pièce sur la table. Olga s'en saisi pour l'examiner dans l'axe de la lumière :
— Y'a du pas net là-dessous. Y'a du pas net...
Elle la rangea dans la poche de son tablier, s'essuya les mains dessus et tourna les talons.
— Attendez ! s'exclama Edwin.
— Quoi encore ?!
Edwin se mordit la lèvre :
— Je pourrais en avoir une autre ? Et...Edna pourrait me l'apporter...
Il couina sur ses derniers mots et se mordit la langue. Si l'air de la taulière s'adoucit, elle grogna quand même :
— Pis quoi encore !
Et elle disparut.
L'air de l'auberge devenait suffocant. Un type tomba de sa chaise et roula ; ses compagnons le regardèrent s'étrangler en vomissant pendant qu'un autre se levait pour se renverser sur sa table. Il n'en bougea plus et l'un d'eux en profita pour lui piquer sa bière. Un mec commença à brailler une chanson qui parlait des cuisses d'une elfe ; il chantait comme un porc qu'on égorge mais un autre lui répondit qu'il casserait bien la croûte, là maintenant.
Soudain, le vent s'invita rugissant et arracha la lumière d'une chandelle, faisant taire toutes les rumeurs ; Sophie laissa échapper son plateau de ses mains en se couvrant la bouche et les regards convergèrent vers l'entrée, où un drôle de type venait d'apparaitre.
— Bonsoir bonsoir, dit-il en souriant.
Il portait un chapeau et une robe qui n'avaient ni l'air sales, ni de loques. Assurément, il n'était pas de Trouperdu.
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