8
Edna avait deux mamans.
Petiote, Edna n'y songeait point ; tous les enfants de Trouperdu aimaient leur mère, alors Edna s'enorgueillissait de la chance d'en avoir une de plus à aimer. Edna aimait les chiffres ; elle aimait compter les pattes des scolopendres et arracher les ailes des mouches pour aller jusqu'à zéro.
Edna avait zéro maman.
On les lui avait arrachées ; ses ailes. Ç'avait commencé avec grand-maman. Grand-maman était une vieille aimante mais mystérieuse, et à Trouperdu on n'aimait pas vraiment les mystères. Edna s'était amusée à constater la disparition des dents de grand-maman ; ça ne faisait pas rire la vieille qui ne mâchait plus la mie et pestait sans cesse. La jeune Edna pensait alors que, lorsqu'elle serait grande, elle pourrait allier sa passion pour les chiffres à celle qu'elle vouait à grand-maman. Grand-maman pourrait enfin avaler autre chose que du bouillon et elle serait moins triste.
Mais à Trouperdu, on ne s'occupait guère de réparer les dents ; on cherchait des paysans, des bûcherons et des serveuses. Trouperdu ne voulait pas des philosophes ou d'autres intellectuels. Encore moins de sorcières.
Grand-maman avait disparue dans la Vieille Forêt. Edna se souvenait des hommes qui l'avaient emmenée ; elle se rappelait leur air furieux et les torches qu'ils brandissaient en braillant. Ç'avait été la même chose pour maman. Et pour l'autre maman aussi. Edna les avait cru jaloux, elle savait désormais qu'ils étaient juste cons.
— Edna !
— Quoiiii ?
La taulière croisait les bras contre son tablier qui n'était plus très blanc, le visage rouge et luisant de sueur.
— Qu'est-ce ti fais ? cingla-t-elle.
Edna poussa du doigt une salaison et l'observa osciller au bout de son crochet ; l'odeur dégagée par la viande condamnerait certainement celui qui la mangerait. Elle fit la moue et regarda Olga :
— Rien Olga, je pensais faire la sieste.
— Foutue branleuse !
Edna haussa les épaules et pouffa ; Olga râlait sans cesse et si on peinait à deviner ses humeurs, c'était parce qu'elle semblait toujours furieuse : ce pouvait être l'auberge, les clients, les serveuses ou Trouperdu tout entier. D'ailleurs, Edna ne se souvenait pas d'un habitant qui ne soit pas saoul ou furieux ; à vivre à Trouperdu, il y avait de quoi.
— Qu'est-ce ti fais encore ici ? Ça pue la charogne !
— Je réfléchis, Olga.
— Ti réfléchis ?! Ça sert à rien !
Edna aimait se cacher dans le cellier que les autres évitaient ; la compagnie des morts la touchait plus que celle des vivants et l'odeur des animaux l'importunait moins que celle des hommes.
— J'aime bien, moi.
— Ma pauvre fille...
Le visage d'Olga s'adoucit, autant qu'il était possible de nuancer ce visage grossier et ravagé par les âges que même la petite vérole n'avait épargné ; son monosourcil s'allongea en un trait stable et Edna lui sourit. Olga s'approcha pour lui infliger un câlin maternel et Edna détourna la tête de la poitrine étouffante. Tous savaient que la matrone ne se lavait jamais.
Edna sentit une goutte sur son oreille ; elle leva les yeux vers Olga et posa la main sur sa joue.
— Olga... ? Tu pleures ?
Olga la repoussa avec la même violence qu'avait prise son étreinte ; elle se tourna et essuya son visage dans le tablier, mouchant et reniflant. Le bruit ne rappelait que trop celui d'une truie.
— Olga... ?
— Ti sais pas c'qu'il a encore fait l'aut' bourricot ?
Olga tournait le dos et sa voix d'habitude puissante chevrotait.
— Qu'est-ce qu'il a encore fait ton bourricot ?
L'autre bourricot, c'était Olivier, mari d'Olga et patron du Rêve. Les clients du bouge l'enviaient moins pour son talent à brasser la bière que les filles qui bossaient pour lui.
— Y s'est tiré ! Et avec une fille en plus !
Edna soupira. Sans échapper à la règle, elle avait subi avec insistance les avances du patron. Ce dernier était incapable de tenir en place devant n'importe quelle fille, mais Edna se savait favorite.
— C'est rien qu'un salaud Olga.
— Ce fils de troll !
— Oui, ce fils de troll...
Edna balançait sur son tabouret ; les doigts entrelacés et la tête penchée de côté, elle regardait sans vraiment voir une salaison s'entortiller au ralenti. Pourquoi Olga s'infligeait-elle de supporter ce porc, puisqu'elle avait l'argent de l'auberge ?
— Il est parti où Olga ?
Olga fronça le sourcil :
— Y est parti.
Il y eut des bruits étouffés qui redoublèrent et attirèrent l'attention d'Olga ; elle zieuta la porte qui les séparait de l'auberge et revint à Edna :
— Faut-ti y'aller Edna. Ti vas y'aller dis ?
— Hm...
— Edna ?
— Oui Olga ?
— Y'a-ti ç'ui qui t'aime ben.
Edna écrasa ses pieds par terre et s'immobilisa :
— Encore !
Le visage mi-joie mi-rêve d'Edna se figea d'une moue boudeuse :
— Il vient tous les jours maintenant...
Celui d'Olga se durcit et elle gronda :
— Un ti-beau gars comme ça ma fille ?! Faut le marier !
Elle attrapa le bras d'Edna qui opposa une piètre résistance, et la tira vers elle pour la relever ; Edna se laissa tomber le cul par terre :
— Aie, gémit-elle, tu me fais mal Olga.
Olga la lâcha :
— Allons bon ! Ti vas v'nir dis ?! Y est gentil comme tout et beau comme un sou neuf et y veut t'voir.
— En parlant de sous, il en a pas beaucoup.
— Mais il hérit'ra une ben belle ferme. Faut le marier, pour sûr qu'il faut et ti d'vrais pas l'laisser filer. Un ti-beau gars comme ça ma fille !
— Eh Olga, qu'est-ce tu dirais si j'allais chercher ton bourricot et que toi tu t'occupais du mien ?
Olga fronça le sourcil et sa large main s'attarda à gratter les cheveux sur sa tempe ; ils formaient d'épaisses mèches qui luisaient par endroit, et s'emmêlaient comme les ronces dans de mauvaises herbes. Depuis quand Olga ne les avait-elle pas lavés et brossés ?
— Je le verrai demain. Il sera là, j'en suis sûre.
— Demain ti promets ?
— Promis juré Olga ! Demain.
— Et ti ramènes mon bourricot ?
Ses dernières syllabes avaient vrillé.
—Promis Olga. Promis.
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