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— Moi j'dis : on y'est quand même sacr'ment ben dans c'foutu village ! Crénom.
Bébert l'alcoolique enfila sa cinquième bière qu'il reposa avec fracas, et rota. Sur la table crasse s'étalaient ses trophées, des chopines vides qu'il reluquait d'un œil. Son comparse, un bougre du nom de José, se grattait la paire en baillant. Il jeta un regard circulaire sur la salle et dit :
— Ah bah la vl'à enfin !
À cette heure, tout Trouperdu s'amassait dans l'auberge. Les hommes venaient y manger et ils repartaient rarement avant d'être saouls. Une tablée attaquait seulement le ragoût qu'on servait à peine, et l'odeur du mouton et des légumes n'améliorait pas celle plus rance de sueur et d'alcool. Dans l'air moite sous la lumière glauque, une seule pauvre serveuse s'échauffait entre les tables.
— Hé, s'rait possib' d'avoir la vinasse avant qu'le ragoût y soit froid ?! grogna un type.
— J'ai d'mandé du pain ! ajouta un autre.
— Y'en a pas qu'on t'a dit ! L'meunier Maturin y est malad'.
— Kek il a ?
— La chiasse y parait. Tout l'monde y sait. Où que t'étais pour en rien savoir ?
— T'vois pô c'que t'as dans ton assiette dis ? Qui tu crois qu'y l'a zigouillée c'te pauv' bête ?
— C'est rien qu'un mouton mon vieux.
— Ben alors ? Toi kek t'as fait à part cuver toute la journée ?
— T'occupes. Bon elle arrive cette vinasse ?!
Ici, on parlait toujours fort. Ce n'était pas tant par besoin de se faire entendre que par habitude, mais personne ne s'en plaignait jamais. De toute façon, tous étaient moitié sourds.
— Ah bah la v'là, grommela José en tripotant son engin.
La serveuse se faufila, torchon en main. Son visage luisait et ses joues fondaient. Tandis qu'elle se penchait et essuyait la surface collante d'alcool, José en profita pour lui malaxer une fesse. Elle ne s'en défendit pas, bien qu'on devinât sur ses traits l'étendue de son malaise.
— De bonnes choses à boire et des femmes ! s'exclama José. Ah ! saperlope, qui qu'aurait à y r'dire hein ? Une bière y s'rait pas de trop ma p'tite ! Même qu'on pourrait bien s'la partager !
José gloussa et gratifia la gamine d'un sourire canaille, pendant que la main de Bébert se faufilait sous la table. Les frottements du torchon devinrent anecdotiques et n'essuyaient plus grand-chose quand débarqua Olga, bras croisés sur son épais torse :
— C'est-ti pas qu'y vont faire peur à ma serveuse, hein ? Vous allez-ti-pas lui faire peur, hein ?
La gamine sursauta et s'immobilisa. Elle baissait les yeux, fixée sur son bout de tissu, plus sale que la table mais moins qu'un tas d'autres choses.
— Kek'elle fait après ? la petite. Hein Olga, kek'elle fait ?
— Elle rentre dormir, José. Ti-pas qu'elle va rentrer dormir, hein ma fille ?
— Voui Olga, voui... murmura-t-elle.
Olga tenait une sacrée carrure. Elle effrayait plus qu'elle n'était belle, mais elle n'était pas belle.
— Et où qu'elle dort ta fille ? gloussa José.
— Chez elle.
— Saperlope !
— Ti vas surveiller ton langage, toi ! Et ôte tes ben vilaines pattes de ma fille ti veux.
José se renversa sur son tabouret :
— Ben dit ! C'est qu'elle est d'une humeur la Olga ! On t'a connue moins mégère.
— Sophie : cuisine. Ti de suite, grogna Olga.
La gamine hocha la tête et disparut, un regard derrière elle qui laissa apercevoir sa figure rouge ; ses yeux croisèrent Edwin qui observait la scène, mais elle se détourna en accélérant le pas. Bébert gardait les bras le long du corps. Il regardait partout tant qu'Olga n'y était pas, peinant à maintenir sa tête. Rien n'habitait pourtant l'intérieur qui puisse lui causer un tel tracas. José soupira et attrapa le pichet, prêt à le porter en bouche.
D'un geste trop vif, Olga arrêta José et un peu de mousse gicla sur la table.
— Quoiiiii ?
José fixa la tenancière, avant d'en venir à la grosse main qui lui enserrait l'avant-bras :
— Tu m'fais mal, Olga. Ôte-moi tes sales pattes d'là tu veux ?
José serra les dents en plissant des yeux. Les doigts imprimaient une marque rouge et autour la peau devenait blême. Il se tortilla sans parvenir à se dégager :
— Lâche-moi, couina-t-il, tu m'fais mal...
— C'est-ti bien...c'est-ti bien...
— Olga... supplia Bébert.
— Boucle-là Bébert ti veux ? rugit Olga. Mêle-toi de ti oignons.
Les traits de José se crispaient et tout son visage s'enflait d'une rougeur douloureuse. Il gémissait mais l'auberge semblait ne porter que peu d'intérêt à cette scène coutumière. Plus loin, des types jouaient au Perudo en braillant ; l'un d'eux, un freluquet, était monté sur une table pour exhiber son cul, spectacle qui produisait un fort effet à ses compagnons visiblement ivres. L'un des joueurs se leva pour lui claquer la fesse et tous rirent.
— Olga, lâche-moi...
La voix de José n'était plus qu'un couinement ; son visage traduisait l'effort, son souffle saccadé la panique. Olga serra encore et José se tordit en hoquetant, se renversant de son siège et tombant à genoux, larme à l'œil. Une torche accrochée au poteau de charpente, à côté de leur table, jetait son feu sur sa face ; même la flamme semblait moins brulante que José et la bière moins humide.
La main d'Olga bondit et l'impact du choc résonna dans toute l'auberge. Deux types glissèrent un œil derrière l'épaule et ricanèrent.
— Que ji t'y reprennes pas de faire des saloperies à mes filles. Compris ? Y toi Bébert, 'ttention hein.
Bébert branla docilement du chef :
— Voui voui voui Olga... Pardon Olga.
— Hm. C'y bien.
Olga s'éloigna tandis que José sanglotait en se frottant la joue. Bébert qui ne tenait plus tremblait sur son tabouret, comme saisi d'une envie de pisser. Tous se désintéressaient d'eux. Au Rêve de Trouperdu, chacun savait qui était le vrai patron.
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