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Le bouillon était dégueulasse.
Bernard suçait sa cuiller avec force satisfaction tandis que Cathy pépiait en même temps qu'elle mangeait, envoyant d'hostiles postillons qui fleurissaient sur toute la table et dans les assiettes. Le feu continuait de chauffer la marmite qui gargotait, et l'odeur envahissait la masure et rendait l'air épais.
— Miam miam miam, dit Cathy.
Du bouillon, toute la journée ; chaque jour et toute l'année.
Edwin inspira.
Il touilla la mixture, évitant le regard scrutateur de Cathy dont l'une des paupières était reprise de sursauts. Mais il ne pouvait dévier les yeux de la moustache de Bernard, dégoulinante, imbibée par le liquide, et dont quelques morceaux filandreux pendouillaient. Bernard mastiquait quelque chose, un œil fermé, l'air concentré. Sûrement un bout de légume adipeux. Patou, lui, se dressait sur le train, les pattes avant posées sur la table. Un filet de bave tomba dans l'assiette et Patou en profita pour envoyer un coup de langue dans le bouillon de son maître, comme pour le nettoyer.
— Bon, ça suffit le clébard, hein !
Patou gémit avant de se rouler en boule sous la chaise.
Finalement, Bernard porta son bol à sa bouche et l'engloutit dans un bruit de succion.
— Ouah ! Quel plaisir ! s'exclama Bernard. J'pourrais en bouffer au petit déjeuner.
Cathy sourit :
— Y'en a pour demain matin.
Bernard envoya un coup de pied au chien qui gémit.
— Et pour après-demain matin aussi, j'espère ! gloussa-t-il.
— Pour sûr !
Et elle ajouta tendrement :
— Mon gros glouton.
Edwin faillit s'étrangler. Il trempait sa cuiller sans conviction, mais n'osait la porter à sa bouche. Pourtant, il mourrait de faim. Cathy remarqua le manège.
— Beh dis Edwin, tu manges pas ?
— J'ai pas très faim tata Cathy.
— Cathy, grogna Bernard.
— Avec ce que t'as travaillé aujourd'hui ? Il faut manger mon petit Edwin. Allez ! Fais plaisir à tata Cathy, tu veux ?
— Mange, ajouta Bernard.
C'était un ordre.
— Wouf.
— Toi, tu la boucles.
Edwin fixa Bernard et le défia des yeux. Bernard fronça les sourcils, leva la main et un spasme secoua Edwin, une vilaine douleur sur la joue se réveilla : cuisante.
— Mange.
Edwin lâcha sa cuiller, attrapa son bol et ferma les yeux.
Chaque gorgée lui semblait plus infecte que la précédente. Chaque gorgée lui ramenait l'enfoiré assis à la même table. Chaque gorgée lui brûlait la gorge et l'estomac, lui rappelait que c'était là le fruit de son labeur, labeur qu'il fournissait à seule fin de bouffer cette merde. Cette merde qu'il ingurgiterait sûrement jusqu'à en crever. Il détestait tonton Bernard mais il était comme ce chien, prostré aux pieds du maître qui le nourrissait. Ce maître qui lui apprenait à haïr.
— C'est bien, dit Bernard après qu'Edwin eut reposé son bol.
Edwin le fixa et le défia du regard mais Bernard détourna les yeux et dit à Cathy, avec un sourire mauvais :
— Docile. Comme un bon toutou. C'est pas vrai mon Patou ?
Bernard hocha la tête avec satisfaction, caressant Patou.
— Bernard...
Bernard s'affala sur son dossier et continua :
— C'est à cause de son paternel. Lui aussi, il la jouait gros dur. Alors un vrai petit rebelle de fils, comme le papa, c'était sûr. Fallait le dresser. On a fait du bon boulot, Cathy. Voilà : maintenant il obéit. Aussi bien que sa mère. Comme une bonne putain.
Edwin se redressa en envoyant cogner son tabouret au sol. Bernard l'imita : son visage affichait un vilain sourire, mais sa jambe faible tremblait sous son poids.
— Keskiya gamin ? On joue les rebelles ?
— Bernard...
— Tu veux que j't'en colle une ? Foutu môme. Assieds-toi. Obéis, comme tes parents ont appris à le faire ! OBÉIS !
— Wouf...
En un instant Edwin était sur Bernard mais avant qu'il ait pu le saisir, il dérapa sur une flaque grasse du bouillon où nageait un bout de courgette. Edwin bascula et la main de Bernard siffla en manquant sa cible, mais son pied valide s'écrasa sur la mâchoire d'Edwin. Edwin se tortilla, porta ses mains pour protéger sa figure et gémit.
— C'est ça ! Reste à terre, sale chien.
Pendant ce temps, Patou grondait. Il s'approcha d'Edwin et lécha le bouillon, autour de sa tête qui saignait. Patou aboya trois fois :
— Wouf ! Wouf ! Wouf !
— Keske t'as toi ? T'en veux une aussi ? gueula Bernard.
Edwin, les larmes aux yeux, fixa Cathy. Il lui semblât qu'elle pleurait mais n'en fut pas sûr. Déjà elle fuyait dans la chambre tandis que Bernard ricanait. Bernard boîta vers la marmite qui cuisait encore sur le feu, avant d'en tirer la louche qu'il porta à ses lèvres.
— Miam miam, dit-il.
« Faites qu'il s'étouffe avec son foutu bouillon » pensa Edwin.
Un instant, il songea à lui plonger la tête dans la marmite : qu'il se noie dans son bouillon chéri et s'étouffe de ses navets ! Mais Edwin n'en fit rien. L'odeur de la courgette courait à ses narines. Il eut un relent et hoqueta. Le légume adipeux suintait comme devait suinter la lune, coulant sur le rideau de nuit comme une flaque de graisse qui étoufferait la terre. Bernard emplissait la pièce de ses gargarismes, la bouche pleine mais jamais rassasié. Patou se faufila pour lécher le morceau de courgette, avant de l'écarter du bout de la patte.
Edwin pleura ; et ses larmes étaient salées comme le bouillon de Cathy.
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