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« Ça pue la merde » pensa Edwin.

La ferme comptait deux pièces : foyer et chambre – celle de Bernard et Cathy. S'y attachaient une étable où logeaient des vaches, des chèvres, des porcs et Edwin. Ça refluait sévère, là-dedans, et ce n'était pas Bernard qui nettoierait. La merde s'accumulait en tas de crottins et séchait le long des boxes, sur les cloisons des réduits et débordait dans l'allée.

Autrefois, Edwin s'était employé à garder un semblant de propreté dans le logis qu'il partageait avec les bêtes. Mais un seul hiver avait suffi pour défaire une routine imposée durant des années : il était tombé malade, au point de ne plus pouvoir travailler ni quitter sa paillasse. Rondine l'avait suivi. Rondine, c'était une vieille truie, déjà plusieurs fois mère quand Edwin avait rejoint la ferme, une bête robuste attachée à Cathy et Bernard depuis toute sa vie qui les servait loyalement. Elle avait engendré une armée de pourceaux, et ses enfants comblaient le vide des assiettes. Pourtant, quand Edwin venait la nourrir elle se hissait sur la barrière et frottait le bout de son groin dans sa paume et paraissait heureuse.

Mais Rondine était morte, et seul Edwin l'avait entendu gémir. Elle était morte le groin dans sa merde ; sa dernière portée pendue voracement à ses mamelles, grognant tandis qu'elle réclamait à la vieille truie ses dernières ressources. La maladie avait laissé Edwin juste assez conscient pour assister à l'agonie de sa vieille amie et dans sa paillasse déjà humide, il avait passé la nuit à pleurer.

Quand Bernard était entré, il avait jeté un œil sur le box de la truie et avait gueulé :

— Cathy, la vieille cochonne est morte.

Puis il s'était amené vers Edwin :

— Tu pourras travailler demain ?

Rondine, mère de tous les cochons, morte en servitude. Bernard avait grogné en tirant la truie morte du box. Il avait employé le vieux cheval de trait pour le transport et avait balancé sa carcasse près de la Vieille Forêt, comme il se serait débarrassé d'un tas de fumier. C'était la dernière fois qu'Edwin avait vu Bernard s'atteler à la tâche, et il l'avait payé après sa guérison sur l'humeur de Bernard. Mais cette nuit-là, dans un élan de lucidité, Edwin avait pris sa décision : il ne finirait pas comme Rondine.

Edwin dépassa le box de feu-Rondine où s'entassait une pile de jeunes porcs et se traîna jusqu'à son lit, un tas de paille où pourrissait une couverture de laine. Il souleva le foin pour déterrer une bourse en peau et la caressa. Avec des gestes minutieux, il s'enquit à tirer des pièces, qu'il extrayait et regardait avec candeur.

Cette fortune, nul ne la soupçonnait. Il l'économisait de boulots annexes à ceux de la ferme, qu'Edwin effectuait pour le compte de paysans de Trouperdu qui le payaient peu mais assuraient leur discrétion ; sinon des courses de personnalités de passage – ménestrels égarés ou voyageurs désireux de fuir un lieu qu'aucune carte ne nomme – ; ou un sou que lui donnait parfois Cathy après une vente fructueuse. Une générosité qu'aurait répudié Bernard. Mais Cathy qui ne mentait jamais avait la mémoire légère et oubliait toujours.

— Edwin ! On mange !

Edwin sursauta, laissant s'échapper quelques pièces qui disparurent dans le tas de foin.

— Merde !

Il s'empressa de fouiller la paille tandis que la voix de Bernard se rapprochait.

— Edwin, on...qu'est-ce que tu fais ?!

— Wouf...wouf ?

Dans la lumière du soir qui pénétrait l'étable, Edwin devina la forme de Bernard, campé sur le seuil. C'était comme si son ombre empêchait d'entrer le soleil. Patou, accroupi aux pieds de son maître, haletait en laissant pendre sa langue. Bernard dévisagea Edwin, fronçant les sourcils. Un brin de lumière s'arrêta juste au-dessus de sa bouche, illuminant sa moustache.

Bernard approcha, Patou aux basques. Sa démarche pressée accentuait son boitement.

— Edwin ! qu'est-ce que tu caches ?!

— Wouf wouf ?!

Edwin alternait des regards désespérés entre sa paillasse et Bernard, qui boitait dangereusement vers son trésor. Il jeta sa couverture au-dessus du lit et son corps par-dessus.

— Ce...c'est...

— Wouf...Wouf...

Bernard tira Edwin pour l'écarter, arracha la couverture, puis scruta le tas de foin.

— Qu'est-ce que que que c'est que ça ?

— Wouf wouf wouf wouf ?

Edwin se releva pendant que Bernard, baissé, farfouillait la paille. Il n'avait qu'à le pousser...ou lui arracher la moustache.

— Edwin ?

— Wouf ?

Edwin tremblait. Il apercevait dépasser, au fond de la paillasse, une petite pièce cuivrée.

— Edwin ?!

— Wouf ?!

— Qu'est-ce que c'est que tout ce raffut, les garçons, hein ?

Bernard se redressa et se tourna pour rencontrer le regard de Cathy.

— Bernard, voyons ! tu vas pas fouiller dans les affaires d'un adolescent ?

— Mais c'est que...c'est que que...

— Wouf...wouf wouf...

— Allons, les garçons. Le bouillon va refroidir. À table, de suite !

— Oui...bien sûr Cathy.

Edwin, mortifié, jeta un regard à Bernard. Il devina seulement sa fureur lorsque celui-ci disparut en grognant, trainant sa jambe faible.

— Edwin, tu viens ?

Edwin sourit :

— Oui, tout de suite tata Cathy.

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