10
La nuit était d'encre ; c'était ce genre de nuit où l'on préférait se cloitrer chez soi pour ne jamais ressortir, allongé près du feu, les pieds nus étirés vers la flamme pour se réchauffer le cœur. Les nuages avaient coincé la lune et sa lumière se devinait seulement derrière des ombres grises ; la pluie gonflait le chemin de terre qui dégorgeait comme une rivière tirée du lit ; les herbes pliaient, écrasées sous l'eau que vomissait le ciel. À part ce bruit régulier, tout était d'un calme surnaturel.
Edna passa la main sur son front pour rejeter une mèche et s'essuyer les cils, et tira sur les bords de son manteau en frissonnant. Elle avait ôté la capuche qui dégouttait sur ses yeux, mais la pluie transperçait ses vêtements, coulait sur sa nuque et la glaçait. Elle se guidait à l'instinct, aveugle sur le chemin qui serpentait entre les formes des maisons. La terre humide, devenue boueuse, fumait d'une brume qui s'épaississait en rideau et ses sabots s'enfonçaient et rendaient son pas pesant. Parfois, un bâtiment surgissait comme un gros spectre noir sur sa route, triste et muet.
Trouperdu s'ouvrait dans un repli transpercé de quelques rondeurs et la plupart des hommes avaient bâti leur demeure à leur pied ; ç'avaient dû être les premiers car l'hiver, lorsque le vent s'égarait en sifflant, c'étaient les masures juchées sur les collines qui craquaient et tremblaient avec leurs habitants. Les maisons s'éloignaient peu les unes des autres et semblaient s'assembler autour de la place de l'auberge, carrefour balisé d'une antique borne d'où obliquait la route vers la ferme de Bernard et Cathy, à l'ouest du village. La route, envahie de chiendent et de pissenlits, coupait Trouperdu, traversant du sud au nord pour disparaître dans la Vieille Forêt où nul n'allait.
C'est en quittant cette place qu'Edna avait constaté le mutisme du village qu'aucune lumière ne blessait ; elle s'était faufilée par la porte extérieure du cellier et avait longé la vieille bâtisse pour rejoindre la route, sans que nul ne la voie, ni que rien ne trouble le silence d'autre que les éclats de voix à l'intérieur ; ceux d'hommes saouls, heureux et les pieds au sec. Au-dehors de l'auberge, tout était d'un calme inquiétant. Le vent s'était tu et les nuages stagnaient dans le ciel, tâches noires sur un fond noir. La brume se levait déjà mais semblait-il que la lumière qui jaillissait des fenêtres l'avait repoussée plus loin, car elle s'épaississait maintenant.
Edna ne craignait pas le noir autant qu'elle détestait la pluie ; la pluie lui rappelait une vieille soirée de printemps et une chaumière plongée dans la pénombre ; une gamine éprise de sommeil réveillée en pleine nuit ; des hommes à la porte, torches à la main. Des cris, la pluie lui rappelait les cris.
Edna sentit quelque chose craquer sous son pied et elle s'immobilisa. Elle devinait plus qu'elle ne voyait la forme d'un escargot et sa coquille brisée, condamné à la mort par son pas maladroit. Elle sentait du bout des doigts la peau huileuse et dégoulinante de la pluie qu'affectionnaient ces créatures. Était-il fou qu'il s'aventurait-il si près des hommes ? Maintenant il était mort. Les bêtes vouaient une confiance aveugle qu'ils payaient toujours. Edna avait eu un chiot. Toujours joyeux, Coquin – c'était son nom – aimait lui lécher le visage et la renifler en couinant. Il se blottissait entre ses seins et papouillait quand elle lui grattait le cou.
Elle secoua la tête, étira ses orteils et se retourna : l'auberge avait disparue, avalée par la nuit. Trouperdu baignait dans le noir et se murait dans le silence ; silence qu'un bruit venait de briser.
La pluie ne faiblissait pas. Edna accéléra en resserrant les épaules. Qu'ils étaient bien, les pieds au sec ! Les siens nageaient dans ses sabots. Quelle idée de sortir quand il pleut.
Elle sursauta en croyant deviner un mouvement.
— Allons, ma vieille, murmura-t-elle, tu vas pas avoir peur de quelques ombres...
En même temps, elle jeta un coup d'œil en arrière, accélérant le pas avant de secouer la tête :
— Ça va pas, Edna ? Reprends-toi ma vieille... Fichue pluie !
Pour autant, elle ne ralentit pas.
« Ce n'est rien, rien que la nuit » pensait-elle, « et la pluie. Que je déteste la pluie ! »
Un cri s'amena du lointain. Cette fois, Edna était fixée : c'était un cri. L'on entendait d'étranges bruits autour de Trouperdu, le soir. Rien d'inquiétant pour autant : il était de notoriété commune que la Vieille Forêt abritait nombre d'animaux que la nuit rendait curieux. Nul n'était idiot au point de s'y aventurer, comme Edna savait que la Vieille Forêt ne débordait jamais sur le village. Sa propre peur était la seule à craindre.
Soudain, son pied s'accrocha. Elle eut à peine le temps d'ouvrir la bouche et de porter ses bras pour la rattraper qu'elle s'étalait dans la boue. Elle se releva aussitôt en s'appuyant sur son genou mais s'interrompit.
Son corps secoué de tremblements l'immobilisait : elle ne pouvait plus bouger.
Elle commença à rire, mécaniquement, tandis qu'elle restait paralysée. Des gouttes d'eau glacée s'acharnaient sur sa peau nue et le contact de la terre mouillée mordait sa paume ; elle ne sentait déjà plus le bout de ses doigts ni de ses orteils.
Elle déglutit.
Germaine occupait une fonction essentielle au village : cheffe de la police locale. Évidemment, avec des biceps plus gros que ceux des plus gros bras du village, ça jasait. Les hommes n'aimaient pas être gouvernés par des femmes. Tous lui préféraient Constantine, parce qu'elle était discrète là où Germaine causait des esclandres. Constantine était une dame fluette, farouche et réservée, qui n'aimait pas la compagnie des hommes. On l'aimait pour sa discrétion, sa capacité à la boucler pour laisser parler les autres. Pourtant, elle savait aussi se montrer loquace. Edna adorait écouter Constantine. Constantine connaissait tout un tas d'histoires à laquelle nul ne portait d'intérêt. On la disait folle, lorsqu'elle parlait des esprits qui sortent à la nuit tombée et des créatures qui hantent le soir. Qui aurait envie d'entendre les fables d'une bonne femme ? Tous savaient que les loups-garous, les zouglous et les vampires, ça n'existait pas.
Edna cligna des yeux mais ses bras et ses jambes refusaient de suivre. Elle restait ainsi, un genou dans la boue, l'eau ruisselante le long de ses cheveux, de ses épaules et sur ses mains. Elle avait entendu parler de cas de paralysie soudaine, qui foudroyait leurs cibles. Tout allait bien et l'instant d'après : plus rien ne répondait. Intérieurement, elle se mis à trembler. Elle se rappelait les contes de Constantine ; certaines créatures magiques usaient de tels sortilèges pour capturer leur proie et d'autres poisons faisaient le même effet. Elle n'aurait pas avalé un poison ? Son souffle saccadé, sa respiration devenue incontrôlable, un tas d'images, de souvenirs et de pensées jamais formulées se succédaient à une vitesse effrayante.
« Non, pas ici... pas à Trouperdu » pensa-t-elle.
Mourir à Trouperdu.
Elle sentait un regard posé sur elle, qui la frappait plus fort que l'averse, deux vilains yeux jaunes qu'elle ne pouvait apercevoir mais la tenait sous emprise. Parmi le silence brisé de pluie, quelque chose s'amenait avec douceur, sans empressement. Si Edna était la proie, elle ne fuirait pas. Elle en était incapable et le chasseur le savait. Elle repensa à cette gamine qui pleurait en regardant à travers une fenêtre sans volets ; cette gamine qui ne comprenait pas, incapable de bouger, clouée par la peur. Il aurait pourtant suffi qu'elle trouve le courage de s'élever et de refuser. Et dehors, de l'eau comme des lames s'acharnait à trancher la terre. Tous ses cauchemars s'accompagnaient d'averses, comme si chaque fois qu'elle souffrait, le ciel pleurait pour elle. L'autre, lui, riait. Peut-être y avait-il aussi des cris. Sûrement y avait-il aussi des cris.
Edna entendit grogner ; une voix. Soudain, son corps, raidit par le froid, sembla se réchauffer et ses jambes répondirent à l'appel et la portèrent. Elle s'élança à travers le chemin, ignorant les chaumières que camouflaient le brouillard et fonça vers une colline où un bâtiment sombre mais éclairé trônait.
Elle entendait gémir et couiner. On ne se donnait même pas la peine d'être discret. Elle frappa à la porte, attendit quelques secondes avant de tambouriner, sans oser se retourner. Soudain, les bruits cessèrent et elle entendit grogner :
— Quoi ?
Elle s'acharna sur la porte tandis que ça remuait, dedans.
« Vite... »
Soudain, la porte s'entrebâilla et un visage rouge de sueur traversa l'encadrement :
— Edna ?! s'exclama la voix, surprise.
Elle poussait la porte qui ne voulait pas s'ouvrir. L'autre semblait embarrassé.
— Edna... hésita l'homme, j'suis pas seul.
— Je sais. Fais-moi entrer !
La curiosité remplaça la gêne sur le visage rustre. L'homme haussa les épaules et ôta la chaine qui bloquait la porte.
Juste avant d'entrer, Edna jeta un œil en arrière. De là-haut, elle voyait Trouperdu se détacher sur le ciel gris. Le vent avait chassé la brume et poussé les nuages et le village baignait sous la lune dégagée. Entre les masures, une lumière orange oscillait faiblement et se déplaçait. L'averse avait cessé et la pluie tombait, légère et fraiche. Un souffle d'air la suivit tandis que la porte se refermait sur elle, et il lui sembla même entendre siffloter le garde à la lanterne.
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