Prologue

 Le vent balaya une canette devant moi alors que je rajustais la sucette dont le bâton pointait entre mes lèvres. Le goût sucré se mêlait aux odeurs de l'automne qui débutait par une soirée particulièrement venteuse.

Le quartier qui m'entourait était plongée dans le silence de la nuit, uniquement troublé par mon pas régulier et le souffle persistant des bourrasques. De temps en temps, le son lointain d'une voiture s'y ajoutait mais, rien de plus. J'arpentais une zone résidentielle du sud de la Ville et avais traîné mes guêtres d'une rue à l'autre, comme une revenante à la recherche de quelques âmes à tourmenter.

Ou plutôt, une vampire bloquée dans une éternelle errance.

Cependant, mon objectif à moi était clair.

Christian Flandre.

L'homme qui m'avait tout pris.

Il se trouvait là, quelque part.

Peut-être dans une de ces maisons, juste à côté ? Peut-être à l'autre bout de la ville ?

Finalement, ma quête pour trouver le repos était peut-être bien une errance sans fin.

Cela faisait deux semaines que je le cherchais sans relâche dans toute la ville, depuis cette nuit où j'avais rencontré ce trio de justicières.

... Mais, surtout, le kuchisake.

J'avais enfin compris le rôle qu'un monstre comme moi avait à jouer, dans ce monde qui n'était pas le sien.

Les anomalies n'apparaissent pas par hasard, n'est-ce pas ?

Ma fonction à moi était d'en terminer avec lui, tout comme celle du spectre aux ciseaux était d'en terminer avec elle. Plus j'y pensais, plus cela devenait clair dans mon esprit. Je devais le tuer. Son existence était la raison de la mienne et ma fonction se résumait à sa mort.

Simple et logique.

Il n'y aurait aucun salut pour moi sans cela.

Voilà pourquoi j'avais arpenté les rues chaque nuit qui s'étaient écoulées depuis... à l'exception notable de celle où Nitrate m'avait apporté ma pitance, au local des motards.

Je ne lui avais rien dit de mes projets. Une part de moi refusait qu'elle y mette son grain de sel.

... Encore.

Je le chercherais, seule.

On pourrait croire que mes actions étaient vaines au vu de l'étendue de la Ville et elle l'étaient sans-doute. Cependant, comme l'avait dit Nitrate, j'étais une anomalie « trou-noir », une aberration si monstrueuse que je ne pouvais que tordre le monde autour de moi...

... et corrompre tout ce que je touchais, même si c'était une innocente amulette.

Avec assez de temps, je finirais bien par rencontrer cet autre monstre. Et puis, une créature immortelle comme moi avait tout son temps... Et rien d'autre à faire, aussi.

Et pourtant...

Et pourtant, une pensée me hantait : j'ignorais totalement ce que je ferais, si je le rencontrais, au hasard des rues.

À proprement parler, si, je savais quoi faire : Le tuer.

Cependant, cet homme, il restait Christian Flandre. Il aurait certainement quelques tours de passes-passes, quelques plans et autres pièges pour moi.

« J'ai qu'à lui arracher la tête et puis c'est tout ! » murmurais-je aux ténèbres.

Pourquoi m'en faire ? C'était mon rôle en tant qu'anomalie, non ? N'existais-je pas pour ça ? Alors je ne peux qu'y parvenir, Non ? Ça reste humain ordinaire, alors que moi, je suis capable de démembrer n'importe qui d'une seule main !

Je n'avais pas à avoir peur. Il n'était rien face à moi, rien face à ma fureur, seulement un moucheron que j'écraserais sans peine, pour peu qu'il tombe entre mes mains.

Alors, pourquoi avais-je cette boule au ventre à chaque fois que je m'imaginais face à lui ?

Le désir de lui faire face m'habitait mais, dans le même temps, une voix continuait à susurrer ces quelques mots qui me glaçaient le sang. Ces mots parlaient de défaite. Ces mots me rappelaient ce qui m'attendait si j'étais battue. Ces mots disaient que face à lui, il n'y avait pas d'espoir, qu'il aurait toujours le dessus, et que, d'une façon ou d'une autre, je serais toujours son expérience.

Et, pire que tout, ces mots parlaient avec ma voix.

C'en est ridicule !

Comment pourrait-il survivre à un combat contre moi ?

Tout ça, ce n'est que du chichi, des pleurnichages d'une fillette qui a peur pour rien ! Je suis meilleure que ça, non ?

...

Meilleure ? Laissez-moi rire ! On parle bien de moi, là ? De celle qui a failli se faire tailler en pièces par un spectre armé de simples ciseaux ?

Quelle honte ! Quelle faiblesse ! Un vampire surpuissant ?! Quelle mascarade !

Il était temps de grandir. La douce période où j'avais Katalia était terminée. Définitivement.

... Parce que je l'avais laissée mourir.

Un brusque coup de vent me battit les jambes, celui-ci soufflait en rafales dans mon dos depuis que j'avais tourné le coin de la rue.

C'est à cet instant que je réalisais que je n'étais pas seule.

La rue dans laquelle je me trouvais était en arrière par rapport à l'avenue. Elle était constituée de maisons avec jardins dont l'apparence laissait penser qu'elles étaient inhabitées tant les herbes folles s'y égaillaient.

Néanmoins, une silhouette était sortie de nulle part, devant moi et avançait d'un pas lent, tenant un objet à la main.

À vrai dire, elle ne sortait pas de nulle part au sens propre du terme. Je ne l'avais pas vu se matérialiser dans un nuage de fumée, ni sortir d'un chapeau laissé à l'abandon mais, je n'avais pas eu le sentiment de sa présence jusqu'ici et ma prise de conscience, trop soudaine à mon goût, me semblais des plus suspectes.

Je me mis sur mes gardes.

L'apparition, elle, si elle avait perçu ma présence, ne le montra pas. Elle poursuivit son chemin, dos à moi, vers l'extrémité de la rue, vers une adresse dont le jardin avait l'air mieux entretenu que celui de ses voisins.

Elle portait un tissu fin qui la couvrait des pieds à la tête et masquait son corps à ma vue. Cependant, l'étoffe ne dissimulait pas une allure féminine, sans pour autant que je ne pus dire en quoi précisément. J'eus tôt fait d'estimer sa taille et son poids.

Elle n'avait pas l'air d'être taillée pour le combat.

Peut-être s'agissait-il d'une simple passante ?

Il pouvait, en effet, s'agir d'une habitante du quartier rentrant chez elle après une balade nocturne et qui serait habillée bizarrement. Après tout, il faut certainement être bizarre pour habiter une rue si dépeuplée.

Non... Ce n'était pas ça.

Définitivement, je ne me sentais pas à l'aise avec elle. Je sentais que quelque chose n'allait pas.

Comme si... Comme si elle n'était pas réelle, comme si elle était de l'autre côté.

C'était la même sensation de malaise qu'avec le kuchisake, quoique cette fois, je ne ressentis pas de pulsion meurtrière. D'instinct, j'avais reconnu un de mes semblables.

Un autre monstre.

Lorsqu'elle eut atteint le portail de l'habitation, elle s'arrêta et, lentement, elle souleva la main.

D'un coup, un trait de lumière s'y embrasa et frappa la façade. Surprise, je mis une bonne seconde pour me rendre compte qu'il s'agissait simplement du faisceau d'une lampe torche. C'était l'objet que j'avais distingué plus tôt, dans sa main. Il s'agissait d'un article à l'apparence bon marché à la couleur criarde, même dans la nuit.

La lampe était rose.

Face à elle, le crépi s'était paré de reflets violacés, tout autour de la porte d'entrée. Je ressentis immédiatement qu'il s'agissait d'un signal.

Non, pas un signal...

... Une demande d'accès, une porte d'entrée, plutôt.

Et celle-ci ne concernait pas que la maison...

La réponse ne se fit pas attendre. La porte s'ouvrit et la femme s'avança rapidement. Elle sautillait d'un pas enjoué vers l'embrasure lumineuse, courant comme si elle retrouvait une personne chère, comme si elle cherchait à sortir des ombres de la nuit pour goûter la quiétude et la chaleur du foyer.

C'est à cet instant que les choses se précipitèrent.
Une brusque bourrasque contraire m'avait giflé le visage. Elle avait choisi ce moment fatidique pour révéler à mes narines une effluve écœurante que je n'avais pu sentir jusqu'ici.
L'odeur était atroce.

Abjecte.

Infâme.

Pour tout dire, putride.


L'atmosphère autour de moi semblait s'être corrompue d'un seul coup, comme porteuse d'un avertissement funeste, d'un poison mortel.

Mais ce n'est pas ce qui me fit le plus grand choc : cette puanteur, je la connaissais parfaitement.

Je l'avais reconnue dès qu'elle m'avait atteint, et avec était venu l'effroi. Du plus profond de mon être, ressurgirent mille images insoutenables et leur lot de réminiscences douloureuses. La terreur me saisit à la gorge et me la serra au point que je ne pus pas même pousser un cri. Je restais, là, la bouche grande ouverte, sans pouvoir rien dire ni faire.

Un coassement aigu fut tout ce que je pus produire. J'en avais eu le souffle coupé, comme si inspirer, c'était laisser une partie de ce monstre entrer en moi.

Soudain, comme pour protester contre cette aberration, mon corps s'insurgea : Une contraction brutale me plia en deux. Mon estomac voulait se retourner et déverser son contenu sur le sol.

Mais, il n'avait rien à expulser.

Il cherchait sans doute à se délester, comme pour alléger le poids qui pesait sur moi mais, il ne parvint à rien.

Après quelques, secondes de lutte inutile, je parvins à me redresser, vaincue. Ce ne fut que pour entrevoir la porte se refermer derrière elle.
J'avais été battue, par la simple odeur de cette chose. Elle n'avait même pas eu à m'affronter, son fumet douceâtre avait suffi. Je doutais même qu'elle eût seulement conscience de ma présence.

Mon regard ne parvenait plus à se détacher de la bâtisse où était entré la créature, comme si je m'attendais à ce qu'elle en émerge à nouveau pour se jeter sur moi. J'étais paralysée de peur, incapable de me détourner.

C'est à ce moment-là que je sentis quelque chose glisser sur ma joue. Y portant la main, je la retrouvais humide.
C'était la goutte de trop pour moi.

Je tournais les talons et détallais. Je n'avais plus qu'un seul souhait : mettre autant de distance que possible entre elle et moi. Je me précipitais, éperdue d'horreur. Je franchis une rue, puis une autre, puis, encore une autre. Ma vision s'était brouillée et mon esprit s'était brisé. Je me mis à zigzager au hasard dans la ville, prise de panique.
Je m'enfuyais.

Rapidement, j'atteins l'avenue et ses passants.
Je m'y étais dirigé d'instinct, comme un animal blessé cherchant du secours, comme une enfant perdue, pensant que quelqu'un allait la consoler et chasser le monstre.

Mais, c'était impossible.
Je suis aussi un monstre.

Je continuais à courir sur le trottoir, les jambes instables et flageolantes. Passant près d'un groupe, la fatigue me saisit et je me mis à tituber, manquant de bousculer un jeune homme.
À moins que je ne l'aie vraiment bousculé ?
Lui, ou l'un de ses camarades m'invectiva. Je laissais leurs voix dans mon sillage alors que je m'éloignais, toujours plus loin.
Je continuais encore. Les lampadaires défilaient devant moi, à une fréquence toujours plus lente. Finalement, mes nerfs lâchèrent et je tombais à genoux, incapable de faire un pas de plus.
Combien de temps s'était écoulé depuis que j'avais fui ? Je l'ignorais, pas plus que je ne sus combien de temps je restais là, au milieu de la rue.

Toujours est-il qu'une voix finit par m'interpeller. Je me retournais machinalement et ne la reconnus pas immédiatement. Je ne l'avais pas entendu s'approcher de moi, malgré le vrombissement caractéristique que sa machine ne devait pas avoir manqué de pousser.

Son visage se porta à ma hauteur tandis qu'elle affichait l'expression d'une profonde inquiétude.
– Pauline ? Qu'est-ce qu'il t'est arrivée ?

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