Chapitre 6
Le passé finit toujours par ressurgir.
Cela pourrait sembler être un lieu commun épuisant de banalité tant il est évident que les actes ont des conséquences sur l'avenir. On pourrait ajouter que le feu brûle et que l'eau mouille tant qu'à y être et l'on ne serait pas plus avancé, ni plus pertinent.
Cependant, cette phrase avait le pouvoir de se muer en un cri de détresse, amère et fataliste lorsque le « passé » en question avait l'aspect d'un cadavre enfermé dans un placard.
Le cadavre en question, c'est moi.
Je n'ai jamais aimé les récits qui laissent à penser que le monde est séparé entre les victimes et leurs bourreaux. Pour cela, je ne me présenterais pas comme une martyre. Ce serait la plus parfaite hypocrisie envers tous ceux que j'ai assassinés au cours des années. Je pense néanmoins rester honnête en disant que Christian Flandre est responsable de mon supplice. Je suis aussi purement descriptive et dépassionnée lorsque j'explique à quel point cet homme m'inspire haine et effroi, à quel point, si la terreur n'avait pas arrêté mon élan, il aurait été la première victime d'une vendetta sanglante. Je le haïssais au point que j'aurais tiré une grande jouissance à le torturer et à lui arracher, un par un, chacun de ses organes internes.
Après tout, c'était à lui et à ses amis que je devais le fait d'avoir perdu ma vie d'avant et d'être devenu un monstre nocturne. C'était à lui que je devais ce corps grotesque et inhumain que je haïssais de toute mon âme.
...
Non, mon âme, je l'avais probablement perdue aussi.
Mais, pour l'heure, lui, il m'avait retrouvée.
- Tu en a mis du bazar ! Commença le blondinet, Puisque c'est ainsi, tu seras privée de dessert !
- ...
- Hé bien !? Tu ne réponds pas ? Serais-tu vexée ?
Évidemment, il savait que je ne pouvais pas répondre et s'amusait à m'envoyer ses répliques infantilisantes comme autant de pichenettes.
Ce salop triomphait et se réjouissait de ma faiblesse.
Ce n'était pas la première fois que mon corps se retrouvait dans cet état. En fait, il m'était déjà arrivé de mourir délibérément en me jetant du haut d'un toit pour échapper à un poursuivant. Pourtant, cette fois, c'était différent. Il ne me suffisait pas le vouloir pour ressusciter.
Christian s'approcha et me caressa la joue. Sa main me sembla froide et rappeuse. J'avais la sensation qu'un serpent rampait sur mon visage avec ses écailles desséchées.
- Dommage qu'on ne puisse pas passer plus de temps ensemble ! ronronna-t-il, Tu vas partir loin d'ici. Après tout, cette ville est le pire endroit où tu pouvais te trouver, n'est-ce pas ?
J'aurais voulu écarter cette main inamicale de mon visage et la repousser au loin. J'aurais voulu pouvoir m'enfuir, me traîner sur le sol jusqu'à trouver la protection d'un abri, quel qu'il soit, mais, la matière inerte de mes chairs restait posée là et aucunes de mes supplications internes ne la mettrait en mouvement.
J'étais prisonnière du clou que cet homme avait enfoncé en moi.
Sa main restait sur ma joue, passait et repassait sur moi sans que je ne puisse rien faire pour l'arrêter. Je n'avais même pas la possibilité de pleurer ou de hurler et personne ne viendrait à mon secours.
C'est donc à l'intérieur même de mon cœur, dans mon dernier refuge, que s'abattit une pluie de larmes faite d'une rage impuissante tandis que mon esprit, lui, se brisait sur un récif de désespoir.
L'autre continua de toucher mon visage sans se rendre compte que je m'étais enfui dans un vide au creux de moi-même, le plus sombre et le plus profond qui soit, là où ni les vers ni les mouches ne me retrouveraient. Les objets et la matière semblèrent devenir irréels autours de moi et je finis par me persuader que j'assistais à la scène mais, n'y avais aucune part, comme si je n'existais plus et me fondait dans un néant protecteur.
Une voix s'éleva soudain, plus en arrière, dans la direction de l'escalier.
- Mon dieu ! Ils sont tous morts.
Un groupe était descendu par l'escalier. Ils s'étaient probablement cachés, tous les quatre, à l'étage et ils y avaient attendu la fin de l'affrontement avant de se montrer. Les trois arrivants s'avancèrent vers le blondinet.
- On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs, répondit Christian en haussant les épaules, L'arrivée des deux prêtres à failli tout faire capoter.
- Vous auriez dû prévoir ça ! Répondit sèchement un petit homme chauve à lunettes, C'est votre travail !
- Elle aurait pu nous tuer ! Ajouta sa comparse de droite en faisant ballotter quelques tresses.
- Du calme mes amis ! Rétorqua Christian sans quitter son sourire, On l'a maintenant, tout va bien.
- Mais à quel prix ? relança le chauve, Comment je vais expliquer ça au conseil, moi ? Ce plan était votre idée ! Ce gâchis est de votre responsabilité !
Christian faisait aller son regard dans la pièce, sifflant entre ses dents devant l'étendue des dégâts. De ce côté-ci de la réserve, en plus de la morte vivante et du vieux prêtre, se trouvaient allongés au sol les cadavres de deux acolytes en armure. L'un d'eux avait la tête tournée du mauvais côté.
Emilio était un combattant plus âpre que son âge ne l'avait laissé paraître, apparemment.
Vers l'entrée, une mare de sang s'élargissait dans le prolongement de la première allée de matériel. C'était là qu'était tombé Justin, criblé de clous après son offensive imprudente.
- Vous leur direz, reprit Christian, Que nous avons récupéré leur petit trésor. Après tout, sept morts pour récupérer le seul et unique vampire artificiel au monde, ce n'est pas cher payé.
« vampire artificiel » songea en écho une voix de petite fille apeurée quelque part au milieu d'un cauchemar.
L'homme à lunettes leva une main qui signifiait la fin de la conversation, il n'était pas du même avis que son interlocuteur mais, il ne souhaitait pas débattre plus longtemps.
Il se contenta d'ordonner au jeune homme à la coupe en brosse qui avait gardé le silence jusqu'ici :
- Fais les prélèvements !
L'autre s'exécuta sans un mot et, contournant la femme, il se pencha vers le corps à ses pieds, comme un vautour vers sa pitance. Il attrapa le poignet et le tira à lui. Celui-ci pivota et se tordit dans une position inconfortable mais, ne put se dégager de la poigne du jeune homme malgré le peu de force qu'il y mettait. Un petit coffret de bois apparut de l'intérieur de sa veste et s'ouvrit en révélant un assortiment de verreries et de flacons vides. Il sélectionna une grande seringue. D'un geste soigneux, il la planta dans une veine du bras avant d'annoncer :
- Ce serait plus facile si son cœur battait.
Christian pouffa avant de rétorquer :
- Si son cœur battait, tu te serais fait tuer avant d'avoir pu la piquer.
Le jeune homme répondit par un tic nerveux au coin de sa lèvre.
Au fur et à mesure que le piston remontait, la seringue se remplissait doucement d'un liquide rouge sombre. L'opération s'accomplit dans un silence quasiment religieux. Lorsqu'elle fut pleine, il la transvasa dans un flacon d'une pression sur le piston et la planta à nouveau dans mon bras.
- Il n'y a plus de sang ici. La veine est vide.
- Ne t'embête pas, répondit l'homme à lunettes, pique-la dans la gorge, ce sera plus facile.
- Ça ne lui fera pas mal ?
La femme à tresses éclata de rire.
- Pauvre gosse ! s'exclama-t-elle, Qu'il est adorable celui-la !
- Oui, bon... coupa impatiemment le chauve, Dépêche-toi de faire tes prélèvements au lieu de palabrer !
Le jeune homme inclina la tête pâle vers l'arrière pour dégager la carotide. La longue aiguille s'appuya sur le cou, à droite de la trachée et, après une interminable seconde d'indécision, pénétra sous la peau.
« Je n'aime pas les piqûres » pensa une voix qui s'adressait à ma mère et était peut-être la mienne, dans un lointain souvenir. Je restais quelques instants accroché à cette salle d'attente aux sièges de cuir poussiéreux mais confortables, là, tout près d'une pile de revues people froissées, échappant autant que je le pouvais à ces quatre intrus qui jouaient avec mon cadavre.
Depuis combien de temps n'avais-je pas pensé au visage de ma mère ? Probablement à partir du moment où je m'étais rendu compte qu'elle ne pouvait plus me sauver de là où elle était, ni elle, ni mon père.
- Voilà ! Constata posément l'homme à l'aiguille, Les flacons sont prêts.
Il baissa à nouveau les yeux sur ma gorge et ajouta, surpris :
- C'est quoi ça ?!
- La fumée ? Fit la femme en s'accroupissant à ses côtés, C'est la marque du fait qu'elle est toujours en vie. Regarde.
Elle tendit l'index vers la plaie avant de reprendre.
- Le trou de l'aiguille se referme. En ce moment elle est parfaitement consciente et elle nous écoute.
« Ce n'est pas vrai ma petite ? » conclut-elle à mon intention en m'ébouriffant les cheveux.
- C'est bizarre ! Déglutit le jeune homme.
- Il fallait t'attendre à ce genre de choses en intégrant le groupe, répondit Christian.
- C'est vraiment un vampire ?
- Pas tout à fait, intervient le chauve, Elle s'est échappé avant que sa transformation soit complète mais, maintenant que l'on a pu la récupérer, on va pouvoir finir le travail.
- Bon ! Assez joué ! Coupa Christian, Il faut la ranger dans la malle et nettoyer un peu. Personne n'a fait attention à nous à cause de l'incendie. Ça pourrait ne pas durer.
« Ha ! Et n'utilisez pas vos noms devant elle... au cas où... » ajouta-t-il en passant dans l'autre pièce.
Il revint avec un grand panneau de bois et en barra l'entrée.
- Voilà qui est mieux ! Se félicita-t-il, Les curieux commencent à s'amasser dehors et une grande perche à capuche commençait à s'approcher de la vitrine.
La femme à tresses et l'homme à seringues apportaient déjà le cercueil que j'avais fait tomber au fond de la pièce. L'intérieur était matelassé mais, je me doutais bien qu'il ne s'agissait pas là d'une attention portée à mon confort. La mousse semblait disposée de façon à étouffer les sons. C'était parfait pour transporter un captif.
Si mon corps l'avait pu, il aurait frissonné de dégoût mais, il ne pouvait pas. À deux et en le tenant par les mains et les pieds, ils le déposèrent soigneusement dans la caisse. Après un dernier regard, la femme en referma le couvercle.
Et tout fut noir.
À cet instant, quelque chose se brisa en moi. La panique m'inonda comme les eaux noires d'un barrage qui, rempli à raz-bord, aurait rompu. Comme si je ne pouvais plus détourner le regard de cette infâme réalité.
Non ! Je veux sortir ! Je ne veux pas retourner là-bas ! Que l'on me tue ! Que je meure ! Tout mais, pas ça ! Pitié ! PITIÉ !
Mais, mes sanglots ne résonnaient nulle part ailleurs que dans ma propre tête. Celle-là même dont la perforation tuait toute échappatoire.
Le temps passa et de nombreuses émotions vinrent s'entrechoquer en moi. Chacune eut l'occasion de participer à cette danse macabre où elles venaient me tourmenter tour à tour, comme autant d'anges noirs qui se succédaient et tournoyaient autour de mon cadavre. Peur, tristesse, frustration, colère, apathie, déni... mais pas une seule fois leurs ailes sombres ne laissèrent poindre à un tant soit peu d'espoir pour moi.
Après ce qui aurait pu tout aussi bien être des heures que des semaines, la malle fut mise en mouvement. Quelques chocs puis un bruit de frottement lourd m'indiquèrent qu'ils m'avaient soulevée et me faisaient maintenant glisser sur une surface sur-élevée.
Un véhicule.
La vibration étouffée du moteur m'atteignait malgré la mousse insonorisée.
« Un beau corbillard pour l'enterrement de l'ancienne reine de la nuit ! » pensais-je avec ironie.
Ils m'emmenaient dieu sait où mais, ce dont je pouvais être sûre c'est qu'à moins d'un miracle, ce serait ma dernière demeure.
Un enfer absolu.
N'était-il pas étrange qu'une chose aussi impie que moi puisse à ce point espérer un miracle ?
Et Katalia ?
Cette pensée me frappa comme un coup de poing à l'estomac.
Quelle idiote !
Trop concentrée sur mon propre malheur, je n'avais pas repensé aux paroles du clerc. « Avec ta prostituée, vous vous retrouverez en enfer... ».
Lui et mon grand frère savaient pour Katalia et les chasseurs ne s'embarrassaient pas de scrupules lorsqu'il s'agissait de me traquer. Ils pouvaient bien l'avoir...
Je n'osais pas aller plus loin dans mes réflexions. Le tableau devenait de plus en plus sombre et il ne semblait pas y avoir la moindre éclaircie à l'horizon. Tout ce que j'avais construit et protégé, tout ce à quoi j'avais attaché de l'importance, était parti en fumée.
Ma maison ?
Brûlée.
Mes livres ?
En cendres.
Moi ?
En enfer.
Et mon amie ?
Tuée voire pire.
Des larmes auraient pu me soulager, me permettre de cracher ce poisson qui me dévorait les entrailles mais, mes yeux restaient désespérément secs et mes membres raides.
J'aurais voulu la revoir, une dernière fois, pour lui dire comme je tenais à elle, pour lui faire comprendre qu'elle était la seule personne qui comptait pour moi. Qu'elle était celle qui me rattachait encore à la vie, plus que ce que je la faisais vivre moi-même avec notre contrat.
...Et, aussi, lui dire que j'étais désolé de l'avoir entraînée dans mon monde de ténèbres.
Mais il ne me restait que mes regrets,
Ainsi qu'un avenir lugubre.
La caisse glissa dans un virage. Immédiatement, je sentis le véhicule décélérer puis tourner à nouveau et, enfin, s'arrêter.
Quelle que soit ma destination, je n'étais pas encore arrivée : À peine un quart d'heure me séparait de l'arrière salle de la maison en rénovation. Ils devaient recourir à des intermédiaires pour me déplacer d'une ville à l'autre.
Comme je m'y attendais, la malle fut extraite du transport et déplacée péniblement par deux personnes. J'entendais leurs râles via des ouvertures, près des fermoirs du cercueil. Ils me déposèrent finalement dans un véhicule plus bas et visiblement plus court, car ils durent incliner le bagage pour finir de le faire glisser.
Puis, plus rien.
Le silence dura quelques longues minutes.
Qu'attendaient-ils pour redémarrer la voiture ? Je n'étais pas pressée d'atteindre la fin du voyage mais, ce calme laissait une impression lugubre, comme si quelque chose s'était tapi dans l'ombre et attendait patiemment son heure.
Oui. Oui, c'était bien cela, il y avait bien une chose qui guettait. Je sentais clairement le poids de la menace... Aussi clairement que j'avais senti la chose près du fleuve dans ce qui me sembla être un événement aussi éloigné que s'il avait eu lieu dans une autre vie. Mais, à la différence de l'apparition du fleuve, celle-ci était ostensiblement malveillante.
Soudain, une sensation étrange monta en moi. Mon organisme tout entier chercha à se contracter. Ma cage thoracique cherchait à convulser de manière rythmique mais, la mort la retint. Elle empêcha également ma bouche de s'ouvrir en grand. J'eus l'impression nette que je devais me mettre à...
...Rire ?
Mon corps recevait cet ordre, venu de l'extérieur.
Les deux autres, ne faisaient plus un bruit. Ils m'avaient certainement livré à un monstre inconnu pour une de ces expériences dont ils avaient le secret.
Sans doute poussé par ma résistance involontaire, l'ordre se fit plus pressant, comme une voix qui montait et se faisait plus autoritaire. Cela n'eut pas plus de résultat sur mon corps.
Cependant, je sentais distinctement le pouvoir de cette chose sur moi et il dégageait une aura profondément sinistre. Si je n'étais pas déjà morte, ma mâchoire se serait déjà déboîtée sous l'injonction de la chose.
Finalement, la voix sembla renoncer, reculer un peu et enfin, elle cessa tout à fait.
Que s'était-il passé ? Que m'avaient-ils fait ?
Cela avait duré un instant à peine, deux minutes tout au plus, mais, j'en gardais un impression désagréable d'étouffement.
La seule réponse que j'eus fut la perception du démarrage du moteur. Quoiqu'ils m'aient fait, ils en avaient fini.
La caisse bougeait de droite à gauche dans chacun des virages. La voiture n'avait, de toute évidence, pas le même conducteur et celui-ci s'évertuait à rendre le trajet inconfortable en roulant à une vitesse légèrement trop rapide.
Peut-être essayait-il de me punir pour avoir résisté à la chose ?
Quoiqu'il en fût, je me cognais à chaque courbe de la route sur la mousse matelassée. Elle amortissait avec brio des chocs qui auraient été, sans elle, douloureux.
Un cadavre ne peut pas se protéger après tout.
S'ils me conduisaient dans une autre ville, il leur faudrait prendre l'autoroute et alors, je cesserais d'être secouée dans tous les sens.
... Et j'aurais plus de temps pour ruminer des pensées toujours plus sombres, à moins que l'épuisement moral ne me gagne et que je tombe dans une forme de catalepsie.
Pour me contredire, ce fut à peine une vingtaine de minutes plus tard que la voiture s'immobilisait à nouveau.
Nouveau changement d'intermédiaire ?
Le conducteur tira la malle en arrière sans toutefois la sortir totalement de l'automobile.
J'entendis des doigts s'agiter sur les fermoirs et les actionner. Le couvercle s'ouvrit et un visage se pencha au-dessus du mien.
Quelle sotte !
Comment avais-je pu ne pas y penser !?
Pas une seule fois je n'avais cessé de m'apitoyer mais, maintenant que la réponse hurlait devant mes pupilles mortes la question qui lui correspondait brillait en lettres rouges dans mon esprit.
« Comment Christian m'avait-il trouvé ? »
Au-dessus de moi, dans la pénombre que troublait à peine la lumière orangée d'un lampadaire hors de vue, je reconnus l'une des rares personnes qui savait où j'habitais, celle-la même qui était venue me déranger en présentant des intentions bien floues et trop bienveillantes pour être franches.
Un nom qui pète, hein ?
Pour l'heure, j'ai bien envie de te péter la gueule, Nitrate.
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