Chapitre 4

 Mon livre rangé et ma plaque de fonte à la main, je marchais dans le bâtiment. Le soleil était désormais assez haut dans le ciel et ne frappait plus l'intérieur directement. La lumière me gênait mais, je pouvais marcher et, même si c'était difficile, je pouvais porter mon arme. Cela me suffirait amplement.

J'allais chasser mes visiteurs du jour et après, je retournerais lire.

C'est ainsi que j'arrivais au niveau de la salle principale de l'aile droite et m'appuyais sur le montant de ma main libre. La pièce était un large espace qui donnait accès à l'un des trois escaliers menant aux étages. Le jeune homme se trouvait devant moi, de dos et en bas des marches. Il était occupé à fouiller dans une petite mallette qu'il avait amenée avec lui. L'autre était allé à l'étage.

J'avais décidé de ne pas lésiner sur l'intimidation. De toute façon, je changeais de planque ce soir alors autant m'amuser encore un peu. Je soulevais la masse de fonte de ma main droite, bien en haut et prête à la projeter contre le mur devant lui. Ça devrait le secouer un peu.

...

Quelque chose clochait.

Il portait une veste de couleur crème et un pantalon de costume. Ses vêtements étaient propres, neufs et étrangement élégants au vu du cadre dans lequel il évoluait. Une odeur de plastique de conditionnement flottait même dans l'air, ainsi qu'autre chose...

Non, cette sensation n'était pas une odeur !

Je...

Sous le coup de la surprise, mon bras armé se baissa et repassa derrière le montant de la porte.

L'autre dut percevoir mon mouvement car il se retourna et me regarda, les yeux ronds de surprise et un pistolet à eau dans les mains.

L'objet était un grand modèle d'une trentaine de centimètres. Il disposait d'un large réservoir orange fluo qui surplombait un canon blanc actionné par piston. Ce type de modèle pouvait déverser son fluide sur un large périmètre et jusqu'à plusieurs mètres. Un simple passant aurait pu croire à une mauvaise blague et aurait même rit à la vue du contraste cartoonesque entre la tenue austère et officielle de l'homme et l'aspect bon marché du jouet.

Mais, pour moi, c'était plus que sérieux car l'arme était chargée à l'eau bénite. Je le ressentais de là où je me trouvais.

Et son canon pointait vers moi.

C'était eux qui étaient venus chasser et non l'inverse. J'allais mourir cette fois.

- N'aie pas peur petite ! Me dit le jeune homme.

Je restais interdite, littéralement paralysé par la peur. Il lui suffisait d'un seul mouvement et mon abdomen serait fondu dans la seconde.

- Tu es seule ici ?

Sans réfléchir je hochais la tête positivement.

Je réalisais alors que son ton n'était pas menaçant. Il se releva et laissa pendre son arme sur le côté. Le canon n'était pas étanche et laissa s'échapper plusieurs gouttes en direction du sol.

- Ce n'est pas bien de mentir ! reprit-il, On sait pour le démon et on est venus te délivrer. Je m'appelle Justin.

- ...

Il pensait que j'étais humaine ? Certes, de là où il était, il ne pouvait pas voir la plaque de fonte de dix kilos que j'avais toujours en main mais... Croyait-il que j'étais une sorte d'otage ? Pourquoi ? Il est con ou quoi ? Il s'imaginait que, sous prétexte que j'étais une jeune fille mal fringuée, j'étais forcément blanche comme neige ?

...

Le soleil.

Les choses comme moi ne sont pas censées supporter la lumière du jour et moi, je déambulais dans un bâtiment avec pour seule protection ma veste à capuche.

Je ne portais même pas ma capuche d'ailleurs... Ma vampirisation incomplète m'avait sans doute sauvé la vie aujourd'hui.

Tsssss ! Elle me le devait bien après tout !

Autant jouer le jeu à fond. Je passais d'une expression de stupeur mêlée de terreur à ma plus belle imitation de jeune fille fragile.

...Et déposais discrètement la plaque de fonte derrière le montant de la porte, hors de vue de « Justin ».

- Je... bégayais-je du mieux que je pus, Je m'appelle Marlène.

- D'accord Marlène, me chuchota-t-il en souriant d'une manière rassurante, Avec mon ami, on s'occupe des démons. Tu veux bien me dire où il est ?

C'était presque désespérant de voir que ma manigance fonctionnait. Pire encore, s'il y avait vraiment eu un « démon » à chair complète dans la ruine, je doute que ces deux-là aient pu passer inaperçu, même en chuchotant comme ça.

L'autre, attiré par nos voix, s'était positionné au-dessus de nous, près de la rambarde de l'étage et observait la scène en silence. Il pensait peut-être que je ne l'avais pas remarqué.

- Tu n'as pas à avoir peur Marlène, continua le jeune face à moi, car Dieu préserve ses brebis.

- D'accord monsieur, fis-je d'une voix timide, Il est par là, au fond.

J'indiquais la direction dans mon dos en me tournant à demi.

Avec un peu de chance, ils iraient par là et je pourrais m'éclipser sans heurts.

...Ou les prendre par surprise.

- Dis-moi petite, commença l'homme au-dessus de ma tête d'une voix presque caverneuse, Tu peux te déplacer librement ? Il te laisse faire sans avoir peur que tu t'échappes ?

Je levais la tête en faisant comme si je venais de le découvrir. L'homme, que je voyais enfin, était un quinquagénaire gris à l'air dur et la mâchoire imberbe.

- Tu ne crois pas que... objecta Justin.

- C'est possible, rétorqua le vieux avec soupçons, Il n'est pas rare que le diable séduise de pauvres âmes. Tu l'as déjà vu toi-même à l'œuvre.

- Mais, Emilio ! C'est juste une enfant ! Il l'a sûrement kidnappée pour l'utiliser comme appât et attirer des proies et...

- Ce qui ferait d'elle sa complice, le coupa l'autre.

Je devais intervenir.

- Je... S'il vous plaît ! Suppliais-je le fameux Emilio, Sergeil est très fort ! Si je m'enfuis, il me retrouvera !

- On te protégera ! me dit Justin avec conviction, Maintenant que nous sommes là, on va t'aider.

Il me parlait comme un grand frère protecteur et pour peu, je me serais apitoyée. Malheureusement, il arrivait bien trop tard pour me sauver, des années trop tard en fait. Sa gentillesse mal placée me faisait mal au ventre.

- Passe devant ! me dit Emilio, On te suit.

- Mais... bredouillais-je, Sergeil...

J'avais choisi ce nom, car il leur inspirerait la vision d'un grand gaillard de deux mètres de haut, deux mètres de large et la stature d'un ours brun. C'était donc avec regret que je constatais que ces pseudos-justiciers allaient mettre en première ligne une frêle jeune fille comme moi.

Tu parles d'un sauvetage !

Le vieux était descendu et avait rejoint son collègue. Il portait un habit similaire à celui de Justin mais, sur lui, le tissu donnait l'impression d'un uniforme. Sa démarche militaire contrastait, en effet, avec la posture plus détendue du jeune homme. Il me toisa d'un regard sévère et insista :

- Allons-y.

Justin fit mine de désapprouver mais, un regard de son aîné le convainquit de se taire. Il fallait que je trouve une solution et vite.

Je lançais le mouvement d'un pas que je rendis ostensiblement hésitant.

Une fois arrivé dans la pièce du fond, il serait clair qu'il n'y avait pas d'autre habitant ici que moi. Dans l'ombre je pouvais peut-être réussir à prendre l'avantage et leur briser des meubles sur la couenne mais, eux, dans un espace si confiné, ne pourraient pas me rater non plus.

Je devais trouver le moyen de me débiner. Cependant, si je me mettais à courir, le vieux m'aspergerait immédiatement. À cette distance, je n'avais aucune chance d'éviter le jet fatidique.

Je me retournais vers mes deux bienfaiteurs et leur lançais un nouveau regard suppliant.

- S'il vous plaît monsieur Emilio ! Je... J'ai peur !

- Ne t'inquiète pas, fit le grand frère en me posant la main sur l'épaule, On va rester avec toi et lui régler son compte. Dieu est avec nous, alors aie la foi.

Il fit une pause puis promit :

- Si tu veux, on t'emmènera avec nous après. Tu pourras devenir une hospitalier aussi.

- Mgggr ! Grommela le quinquagénaire, Reste concentré... Les femmes ne peuvent pas devenir purificateur de toute façon.

Je n'attendais pas moins de misogynie de la part d'un ordre religieux séculaire... ou d'une tête de con comme Emilio !

Je reprenais la marche, toujours en tête, et nous atteignions rapidement le bâtiment central. Je tournais vers le long couloir qui le traversait de part en part. Celui-ci filait tout droit vers la porte d'accès à l'aile gauche, seulement interrompu dans sa course par le hall central. Je pouvais déjà en apercevoir l'extrémité, à une cinquantaine de mètres. Ma chambre se trouvait là.

Et si j'entrais brusquement dans une pièce pour les semer ?

Je rejetais rapidement cette idée. Je pourrais leur échapper un instant, certes, mais, dehors, il faisait jour et je ne pourrais pas me déplacer rapidement à l'extérieur.

Ou alors je n'irais pas loin.

Je devais me rendre à l'évidence, je ne pouvais pas fuir. Chaque pas dans ce couloir de la mort me rapprochait d'une fin inéluctable.

Je serais le poing.

Il fallut que je prenne sur moi pour ne pas laisser transparaître le trouble qui m'envahissait. Le combat qui se préparait promettait d'être sanglant et désespéré. J'allais être acculée dans mes derniers retranchements, forcée à la plus extrême des violences, comme un animal en furie.

À cette pensée, une chaleur brûlante monta dans ma poitrine. Je connaissais bien cette sensation.

Ce n'était plus la peur qui avait suivi ma surprise passée.

Ce n'était pas non plus l'appréhension d'un avenir incertain.

C'était une rage presque hystérique.

C'était un puissant désir de destruction.

Mon esprit dériva vers des visions écarlates de déchiquetages et de broyages.

« Non ! » criais-je intérieurement pour garder le cap.

J'allais avoir fort à faire dans cette partie perdue d'avance et la stratégie serait la clé. Je ne devais pas oublier que je devais me battre pour survivre et non pas l'inverse.

Katalia comptait sur moi. Si je disparaissais, elle ne tiendrait pas un an. Je devais donc vivre, pour elle si ce n'était pour moi.

Il fallait absolument que je garde le contrôle.

Nous pénétrions dans le hall. Il y en avait un pour chaque aile et chacun possédait un escalier d'accès aux étages. Celui-ci, en tant que hall central, était le plus grand des trois et contenait un large bureau en « L » qui avait dû servir à l'accueil des visiteurs.

La moitié de la distance était déjà parcourue et je grinçais des dents en tentant de refréner un rictus. Ce qui serrait peut-être mon dernier champ de bataille se rapprochait enjambée après enjambée.

Les deux autres, à quelques pas derrière moi, avançaient en silence. En dehors de ça, ils ne prenaient pas de précautions particulières comme scruter les recoins des pièces ou surveiller les angles morts. Il ne pensaient pas en avoir besoin. L'espace était lumineux et aucune créature de la nuit ne devrait pouvoir s'y tenir.

N'est-ce pas ?

Une idée me vint soudain :

- Il est là-bas, murmurais-je ne indiquant la direction de ma chambre.

Puis, je fis mine d'avoir trop peur pour avancer et m'écartais pour les inciter à poursuivre sans moi. Je me blottissais contre le mur et me mis à trembler.

Quand ils seraient passés devant moi, je pourrais les prendre en traître et leur écraser le bureau d'accueil sur le crâne. Le vieux serait le premier. Je n'avais aucune sympathie pour lui et j'aurais grand plaisir à lui faire gicler la cervelle.

Cependant, celui-ci me saisit par l'épaule et me poussa vers le couloir d'un mouvement brusque. J'insistais et tentais de me retenir en griffant le mur.

- On peut la laisser là, non ? fit Justin, Où bien on pourrait la faire sortir et revenir avec les autres. Tu crois qu'on peut le faire à deux seulement ?

- Elle reste avec nous, rétorqua l'autre d'un ton autoritaire. Et on va le faire à deux.

« Ce n'était pas toi qui parlais d'avoir la foi ? » ajouta-t-il avec une nuance d'ironie.

Il se méfiait de moi et me traînerait jusqu'en enfer. Et bien soit, qu'il vienne avec moi dans ce cas et, l'enfer, il allait le visiter.

Soudain, une odeur étrange se répandit dans l'air. Je ne la connaissais pas celle-là. Elle provenait de l'aile gauche, à peu près au centre et...

Frouch !

Le son des flammes galopantes avait atteint mes oreilles.

Je me tournais vers les deux hommes et compris qu'ils n'avaient pas conscience de ce qu'il se passait.

- Avance ! Insista le vieux.

- Regarde ! Coupa le jeune.

Il indiquait une fenêtre de l'aile gauche que l'on voyait de l'autre côté de la cour. De la fumée s'en échappait déjà.

Frach !

Une flamme vive venait de nous saluer bruyamment par cette même ouverture. Le feu progressait très rapidement.

- Il essaie de faire diversion, souffla Emilio, On avance, vite !

- Ça n'a pas de sens, répliqua Justin, Il fait jour et donc il ne peut même pas s'enfuir ! On dirait qu'il cherche à nous piéger dans les flammes !

- ...

L'argument semblait avoir fait mouche. Le vieux me regarda puis, revint à son subalterne. Il dit, presque à contre-cœur :

- On se replie.

Justin me prit par la main et m'entraîna. Il croyait quoi ? Que j'étais son animal de compagnie et qu'il pourrait me ramener chez-lui ?

Les deux hommes avançaient à pas rapide et je me retrouvais forcée de les suivre. Juste avant de repasser dans l'aile droite, je jetais un coup d'œil en arrière. Bientôt, il ne resterait plus rien de mes affaires. Mes livres seraient brûlés et même mon sac n'échapperait pas une seconde fois aux flammes.

Tsssss ! Quel gâchis !

Et d'où provenait un tel feu ? Ce pouvait être une tentative de diversion de la part de Nitrate. Ses intentions restaient floues mais, il restait peu probable qu'elle soit amie avec les hospitaliers. Peut-être avait-elle essayé de m'aider, mais, malheureusement, je ne pouvais pas fuir mes deux geôliers.

Nous revînmes rapidement dans la salle où je les avais rencontrés. Emilio récupéra la mallette qui était restée là et nous poursuivions vers la cour par une ancienne sortie de secours.

Le soleil était haut dans le ciel et je le sentis peser sur mes épaules dès que le toit protecteur fut derrière moi. Je trébuchais et manquais de tomber sur le bitume. Justin me rattrapa de justesse et me releva avec un grand sourire.

Les clercs n'étaient-ils pas censés faire vœu de célibat ?

Impossible de me défiler sous les rayons ardents. Je pris sur moi pour essayer de marcher normalement malgré le vertige qui me gagnait. Nous traversions la cour en direction du portail que les deux hommes avaient laissé entre ouvert. Je n'aurais pas supporté d'avoir à l'escalader.

Nous le passions en file indienne tandis que la pression de la main de Justin ne faiblissait pas sur la mienne. Le sang bouillait dans mes veines et la fièvre me gagnait. Je me sentais au plus mal.

« Là ! » fit Emilio comme pour répondre à ma prière.

Il indiquait le bâtiment en rénovation, de l'autre côté de la rue, et s'y dirigeait déjà. Nous n'avions mis que quelques minutes à sortir mais, la nuée montait déjà, épaisse et noire, au-dessus du quartier. Les pompiers ne tarderaient donc pas à se mêler à la fête.

Le chantier semblait désert lorsque nous traversions la baie vitrée sur laquelle la vitrine n'avait pas encore été posée. Nous allions directement dans la pièce attenante.

Il s'agissait d'une longue réserve dépourvue de fenêtres. Il y avait là des parties d'échafaudages démontés, de grands rouleaux de câblages et, vers le fond, plusieurs tas de poutres de bois liés entre elles par des bandes de plastique. Le tout était disposés en cinq allées qui montaient presque jusqu'à la hauteur de mes yeux et s'étendaient, face à moi, dans le sens de la largeur. À gauche, un passage d'un mètre de large avait été aménagé et permettait d'accéder au fond de la pièce sans avoir à escalader les piles de matériel. À côté de ce couloir improvisé, contre le mur, un petit escalier donnait vers l'étage du dessus. J'aperçus, pour finir, au fond de la pièce, une grande malle que sa disposition verticale sur le mur faisait ressembler à un cercueil.

En parfaite synergie avec cette vision funeste, une odeur étouffante de dissolvant industriel me brûla les narines de ses vapeurs empoisonnées.

Une rage noire m'envahit.

Tsssss !

Quelle stupidité ! Et moi, je m'étais laissée entraîner jusqu'ici, dans cette ridicule mascarade !

La quantité de matériel qui se trouvait ici était totalement exubérante pour un si petit chantier et jamais des ouvriers n'auraient laissé tout cela sans surveillance.

L'odeur à elle seule avait suffi à m'alarmer, car elle n'était là que pour me brouiller les sens.

Je venais de tomber dans le plus grossier des pièges.

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