Chapitre 2
Le crépuscule tombait sur la ville lorsque je passais la petite porte à la peinture écaillée.
J'aurais dû venir la veille. Normalement, c'était le vendredi que je devais venir. Si ce stupide insecte n'était pas... Tsssss !
J'en étais réduite à espérer qu'elle ne soit pas à son travail et que je pourrais la voir ce soir.
Je me plantais devant sa porte, au fond du couloir du rez-de-chaussée. Aucun bruit ne provenait de l'intérieur. Je tendis la main jusqu'à toucher le bois et grattais bruyamment. C'était notre signal.
La porte s'ouvrit presque immédiatement.
- C'est toi, Pauline ?
La femme au fort accent d'Europe de l'est m'avait apostrophée avec soulagement avant de me prendre dans ses bras. Elle était dans la seconde moitié de la vingtaine et avait un corps relativement mince, maigre diraient certains. Ses cheveux châtains étaient suffisamment longs pour lui tomber au milieu du dos et son visage était émacié. Elle ne portait pas le maquillage surchargé qu'elle arborait à l'extérieur et avait opté pour un débardeur simple et un jean ample et délavé.
Elle n'allait donc pas travailler tout de suite.
- Tu es bien ? Me demanda-t-elle.
- Ça va ! Ça va ! Ne t'inquiète pas ! Je ne suis plus une petite fille !
Elle m'introduisit dans un petit appartement qui était à l'image du bâtiment tout entier : miteux. Il s'agissait d'un carré de quatre mètres sur quatre avec un coin salle de bain et un coin cuisine. La peinture était altérée sur chaque ligne de rencontre des murs lorsqu'elle n'était pas simplement remplacée par la noirceur des taches d'humidités. Le mobilier se composait d'une petite table basse, posée à proximité d'un canapé-lit au matelas jauni par le temps. Deux étagères bon marché complétaient le tout et permettaient à l'habitante des lieux de ranger ses quelques affaires ou de les empiler au-dessus.
Elle vivait à peine mieux que dans mon squat.
- Pourquoi tu es pas venu ? m'interrogea-t-elle avec empressement.
- J'ai eu un empêchement, lui répondis-je en m'asseyant à ma place habituelle à gauche sur le canapé.
- Tu veut enlever tes habits ?
- Oui !
C'est vrai qu'il fait chaud ici.
J'ôtais la veste longue à capuche que je portais. Je ne la portais que pour sortir en été. Elle me donnait un air de criminelle qui aurait attiré bien des regards en biais dans les beaux quartiers mais, pas dans celui-ci.
Il fallait bien que je me protège du soleil quand je sortais...
- C'est quoi ton nom ces temps-ci ? Lui demandais-je.
- Katalia !
- Encore ?
- J'aime bien celui-là !
La question aurait pu paraître étrange mais, la femme – Katalia – avait tendance à en changer comme de chemise. Ou plutôt elle en changeait comme on se coupe les cheveux. Ainsi, elle modifiait et arrangeait une partie de son identité comme elle le désirait et pouvait parfois devenir méconnaissable d'un mois sur l'autre.
Elle avait, par exemple, porté le nom de « Petra » en même temps qu'une teinture rousse avant de passer à celui de « Katniss » lorsqu'elle s'était faite un look émo.
J'avais encore en tête la jupe noire, courte et serré qu'elle avait alors.
Ces derniers temps, lorsqu'elle sortait travailler, elle portait des tresses et elle s'appelait « Katalia ». C'était comme ça.
Après avoir posé la veste sur l'une des étagères, elle se tourna vers moi :
- Tu veux du thé ?
- Pourquoi pas !
Ce n'est pas parce que je n'ai pas besoin de manger ou de boire que je n'ai pas le droit d'avoir un peu de thé. Et puis, les gens n'en ont pas besoin non plus. Il me semblait même avoir lu quelque part que le thé avait été un produit de luxe.
Elle farfouilla dans un placard, accroché au-dessus du coin cuisine et en extrait un petit carton et deux verres. Elle remplit ces deux derniers d'eau avant de les placer dans un micro-onde accroché au mur.
C'était son luxe à elle.
- Raconte-moi ! Me demanda-t-elle
Elle parlait avec des mots simples et un fort accent. Katalia maîtrisait à peine la langue française mais, elle arrivait à se faire comprendre et d'ailleurs elle ne faisait presque plus de fautes à l'oral.
Je lui racontais rapidement ma mésaventure avec la mouche. Elle me regarda d'une moue triste qui me vexa. J'avais déjà eu à lui demander de me protéger d'une telle créature, dans son appartement, une fois... Elle connaissait donc la terreur qu'elles m'infligeaient.
Je n'eus pas le cœur de préciser que j'étais resté bien plus longtemps que quelques heures avant que le problème ne soit réglé et je ne parlais pas non plus de l'intervention de cette « Nitrate ».
Assez de honte pour aujourd'hui !
- J'étais inquièté, me dit-elle avec soulagement,
- Bah ! Je sais bien ! Tu as besoin de moi alors si je venais à disparaître, tu aurais des ennuis.
- Mais tu m'aurais manquée ! Clama-t-elle
Elle s'approcha et me saisit par les épaules avant de me serrer contre elle.
- Hé ! Fis-je en me dégageant, Ça va, je plaisante !
- Moi pas, rétorqua-t-elle avec ferveur, Tu es mon amie !
Et elle posa un baiser sur ma joue.
Pourquoi avais-je ressenti le besoin de me montrer cassante ?
Et puis, même si mon amie était « peu fréquentable », selon les standards des gens, et qu'il était laborieux d'avoir une conversation, j'avais trouvé en elle une fille qui me comprenait. Katalia vivait en se débrouillant. Elle faisait ce qu'elle pouvait avec ce qu'elle avait.
Elle était en marge d'un monde où elle n'avait pas sa place.
Elle se leva pour ranger les sachets de thé dans le placard et, lorsqu'elle l'eut fait, se tourna vers moi, les yeux interrogateurs et un petit couteau en main.
- Tu viens ? Lui dis-je avec un signe de tête.
- Oui.
Katalia se rassit à mes côtés avec appréhension. Elle n'aimait pas ça et je la comprenais, car je n'aimais pas ça non plus.
Elle tira sur la bretelle de son débardeur et l'amena sur son épaule tandis que je me plaçais à cheval au-dessus de ses genoux, face à elle. Sa tête s'inclina sur le côté comme pour m'inviter. Le manche de son couteau pointait dans ma direction. Elle préférait toujours que j'utilise sa lame plutôt que mes dents... Tout comme elle préférait que je le fasse dans son cou plutôt qu'à son bras. Je ne savais pas trop pourquoi. Peut-être pour ne pas voir le sang couler ? Ou bien pour pouvoir crisper ses doigts sur mon épaule pendant l'opération ?
Le fait d'utiliser un couteau n'empêchait pas mes canines de se dresser dans ma bouche à chaque fois. Comme si le fait de se savoir si proche d'un flot écarlate les rendait impatientes, elles pointaient contre ma langue avec appétit.
J'avais les crocs, littéralement.
Elle grimaça lorsque je coupais sa chair au niveau du bas du cou, sur le muscle. Il fallait couper profondément.
Le fer s'enfonça dans la chair. C'était comme découper la viande dans son assiette mais, ça résistait un peu plus. À cause du collagène, je crois... Il me semblait l'avoir lu quelque part... Et il y avait bien longtemps que je n'avais pas découpé de viande dans une assiette aussi...
Le sang se mit à couler, assez vite pour me rassasier mais, suffisamment lentement pour être contrôlable lorsque ce serait terminé.
Je léchais les quelques gouttes qui s'échappaient sur son col tandis qu'elle eut un hoquet mêlant peur et dégoût. Ma bouche rencontra la chair ouverte et s'y plaqua.
Le goût métallique et infect pénétra doucement ma bouche, comme d'habitude.
Et comme d'habitude, Katalia se retenait comme elle pouvait de crier ou de bouger.
Un monstre et sa pitance enlacés...
Je m'arrêtais au bout d'une petite minute. Il ne fallait pas aller plus loin. Katalia était déjà pâle, même si cela tenait sans doute plus de son dégoût du sang qu'à un début d'anémie.
Je me tranchais sans attendre le bras d'un coup rapide du petit canif, faisant un sillon fin au milieu de ma peau blanche.
Le sang qui en coula était d'un rouge plus sombre que celui de Katalia. Je le versais sur sa plaie et sentis qu'une part de moi entrait en elle malgré le flot rouge clair qui sortait.
C'était là notre contrat.
Un peu de sang pour me nourrir contre un peu de sang pour la guérir.
...Ou plutôt, la maintenir en vie.
Katalia était malade. Une de ces maladies sales qui frappent les femmes qui ont la même vie qu'elle et dont j'avais senti l'odeur le jour de notre rencontre, dans cette rue sombre.
Une odeur de mort.
Les monstres comme moi, eux, ont un sang qui permet de régénérer de graves blessures ou d'empoisonnements. C'était d'ailleurs pour cela que...
- C'est O.K. ! dit la femme en bougeant.
Sans dire un mot, je serrais le poing et la chair repoussa. Les lèvres de sa plaie se refermèrent, comme pour réduire au silence cette blessure criarde sur une si délicate épaule.
Sur mon bras, la coupure avait fait de même, s'entourant d'une légère nuée noire qui se dissipa rapidement.
Voilà, Katalia était souillée par mon sang.
- Ne fais pas comme la dernière fois, la conseillais-je, Ne remets pas ta croix avant demain pour éviter les brûlures.
La jeune femme s'était récemment découvert un goût pour le catholicisme.
Elle s'était laissé embobiner par des prêtres qui passaient parfois dans le quartier et distribuaient un peu de nourriture ou des vêtements. Il lui avait fallu quelque temps pour économiser de quoi s'acheter une croix mais, la Bible, elle, ils lui avaient offert.
Le problème n'avait pas attendu pour apparaître. Il l'avait fait sous la forme de grosses plaques rouges au niveau de sa poitrine et de sa gorge qui s'étaient muées en quelques heures en cloques douloureuses. Son corps, à peine contaminé par mon sang, supportait mal le petit objet de cuivre plaqué d'argent.
Katalia avait rapidement fait le lien entre mes « visites » et ses brûlures, d'autant plus que je lui avais expliqué ce qu'il se passait quand on me mettait en contact avec un symbole religieux.
Elle avait donc pris l'habitude de ranger son bijou dans l'étagère afin de ne pas m'indisposer lors de mes visites.
- Tu veux prendre une douche ? Me demanda soudain Katalia alors que j'avais pris la direction de la porte.
- Tu vas me vexer ! Tu sous-entends que je pue le cadavre ?
Elle me regarda en répondant à ma blague par une moue amusée. La bretelle de son débardeur avait retrouvé le haut de son épaule et elle agitait les jambes d'avant en arrière, en se balançant sur le canapé comme une petite fille avant de lancer :
- Tu es pas propre !
Je n'étais pas propre.
J'acceptais sa proposition. Tout comme j'acceptais également qu'elle lave mes vêtements.
Je fis une grimace au miroir en passant. Enfin, je suppose que c'était une grimace, car le cadre de verre resta désespérément vide.
Alors que l'eau coulait, je constatais avec déception que j'avais toujours faim.
Ça avait été progressif. Au début, le sang qu'elle m'offrait me rassasiait pleinement mais, depuis plusieurs semaines, je sentais qu'il m'en fallait plus. J'espérais que c'était passager mais, le temps avait poursuivi sa marche et maintenant, il fallait que je me rende à l'évidence : Katalia ne suffisait plus.
Était-ce là les effets d'une sorte de croissance chez les monstres ? J'avais remarqué que je craignais de plus en plus le soleil et aussi... que mes pouvoirs augmentaient.
J'étais consciente de ne pas être totalement transformée et il était possible que cette faim ne soit que le signe de la poursuite de ma transition vers le monde de la nuit.
Peut-être que je devrais accepter le marché que m'avait proposé la femme aux chaussures jaunes, Nitrate.
Ça puait à plein nez l'embrouille mais, bientôt, je n'aurais plus le choix. Je ne pouvais pas me laisser dépérir et encore moins risquer de blesser Katalia en prélevant plus de sang.
Que me voulait cette fille ? Qu'est-ce que c'était que ce réseau ? Elle avait l'air ridicule et insouciante. Même son acolyte sans visage ne semblait pas fiable.
Mais, comment avaient-ils eu mon nom ?
Est-ce que je devrais me préparer à avoir des ennuis ?
J'avais fini de me doucher. Les idées noires avaient terni mon plaisir d'être dans l'eau claire et je restais avec mes angoisses glaçantes au milieu des vapeurs chaudes qui s'échappaient en volutes insaisissables.
Katalia me tira de mes songes brumeux :
- Tes habits ne sont pas secs.
- Ha ?
- Je peux prêter les miens.
- Tu es sûre ? Là où je vis, j'ai tendance à les déchirer.
- Pas grave ! Ce sont des habits donnés !
Je grimaçais. Je savais bien que ces vêtements lui venaient de ces raclures d'ecclésiastiques.
- Tu sais que je n'aime pas quand tu vas les voir, lui dis-je, Ces gens-là ont l'air généreux mais, tout ce qu'ils veulent c'est t'amadouer.
- Ils sont gentils ! Et puis, il faut bien croire en quelque chose. Et toi, tu crois en quoi ?
- Je crois en moi... et aussi en toi.
- ...
Elle ne répondit pas et baissa les yeux, rougissante. Cela semblait l'avoir touché.
Je vérifiais les étoffes qu'elle m'avait tendues, passant ma main dessus. Ils pouvaient bien les avoir bénies ou je ne sais quoi et je n'avais pas envie de me mettre à fondre comme dans de l'acide juste après les avoir enfilés.
Rien à signaler.
Je m'habillais.
- Ça te va bien, me dit Katalia quand j'eus fini.
- Merci !
La tenue était un peu étroite pour moi. Elle se composait d'un jean bleu sombre et un peu moulant et d'un t-shirt gris uniforme à manches courtes.
- Je ne l'ai jamais porté...
Elle avait dit cela sur un ton d'excuse qui ne me plut pas du tout. Je la toisais d'un regard sévère.
- Tu crois quoi ? Que j'aurais honte de porter tes vêtements ?
- Non ! Je... Ne te fâche pas.
- Hé bien je suis fière ! Je suis fière de porter les vêtements que tu m'as prêté ! Merde !
Elle savait que j'avais l'odorat fin et voulait sans doute me ménager.
Pour m'amuser, une fois, j'avais eu le malheur de lui faire une démonstration de mes talents en décrivant l'état de santé du client avec qui elle avait passé la matinée, rien qu'à l'aide du foulard qu'elle avait porté. Elle s'était mise à pleurer.
Elle n'avait pas choisi cette vie. D'autres avaient choisi à sa place et maintenant elle ne pouvait plus en sortir. Elle devait avoir autant de dégoût pour sa situation que moi pour la mienne.
La prostituée et la vampire.
En attendant, elle me souriait.
- Je vais y aller ! Lui dis-je en ajustant la veste que j'avais remise.
- Attend ! Pour toi !
Elle venait de sortir une poche de bonbons de l'une des étagères. Le plastique du sachet craquait de manière désagréable.
- Je croyais t'avoir dit que je ne suis plus une petite fille, me moquais-je tout en mettant la main dans le paquet.
C'étaient des sucettes bon-marché. Je saisis le bâtonnet de l'une d'elles et l'extrayais doucement de son emballage.
La portant à ma bouche, je tentais de mimer une pose cool pour faire rire Katalia.
- Merci ! Je ressemble presque une lolita grâce à toi !
Elle m'ébouriffa les cheveux pour toute réponse.
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